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Music

Seul Contre Tous : « The Great Southern Trendkill » de Pantera.

Dans cette rubrique, un invité nous parle de sa passion indéfectible pour un disque, un seul. On s’intéresse cette fois-ci au disque le plus sous-estimé de Pantera, qui fête ses 20 ans cette année.

Seul Contre Tous est une nouvelle rubrique dans laquelle un invité ou un membre du staff Noisey nous parle de sa passion indéfectible pour un disque, un seul. Après Place De Ma Mob de Renaud et Deuce Avenue d'Alan Vega, on passe à The Great Southern Trendkill, l'album le plus sous-estimé de Pantera, qui fête ses 20 ans cette année, et dont nous parle notre contributeur Yal Sadat. Reign In Blood vient d'avoir trente ans, et à part quatre ou cinq chevelus maladivement pointus qu'on garde tous dans nos contacts sans jamais écouter leurs conneries, personne ne nie l'importance d'un tel anniversaire dans l'histoire du rock. Personne, et surtout pas les membres de Slayer eux-mêmes, qui ont fait éditer une modeste plaque commémorative pour marquer le coup. Les fans les plus sentimentaux peuvent d'ailleurs se la procurer moyennant 500 dollars. Une offre concurrentielle sur le marché des plaques commémoratives pour albums de trash metal vieillissants ? Laissons les experts trancher.  The Great Southern Trendkill fête, lui, ses vingt ans. Ce qui reste de Pantera - quelques ruines, des poignées d'amour - a opté plus simplement pour une réédition enrichie de lives et de mixages inédits. Une célébration ordinaire, sans tambour ni trompette. Pas étonnant : l'impact historique de ce disque-là est bien plus contesté. Pantera a révolutionné le metal, tout le monde s'accorde là-dessus ; mais c'est Vulgar Display of Power ou éventuellement Far Beyond Driven qui sont sanctifiés par les Lagarde et Michard du heavy. Ces deux-là ont leur ticket pour le panthéon, pas très loin de la plaque dorée de Reign In Blood. Mais le serpent à sonnettes de The Great Southern Trendkill peut, lui, bien aller se faire foutre et retourner dans sa petite tombe humide au cimetière pour animaux de Forth Worth, juste en face de la panthère nulle du tout premier album.

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Allez comprendre pourquoi il en est ainsi. Peut-être parce qu'on préfère garder un souvenir joyeux de Dimebag Darrell Abbott, de ses solos au groove festif, de sa barbiche pourpre, de ses bitures de Noël, et que l'album ne renvoie pas vraiment à tout ça. Autre hypothèse : Phil Anselmo étant devenu une sorte de paria bedonnant, de tonton embarrassant qui éructe sa foi en un nébuleux  white power (« je parlais du vin blanc, haha ») entre la poire et le dessert, la question de savoir quel est le meilleur Pantera n'intéresse plus vraiment les cercles métalleux. Ou alors, c'est que la majorité se souvient uniquement de The Great Southern Trendkill comme d'une sorte de cas clinique brisant tous les records de brutalité, de noirceur, de radicalité. Un exploit kamikaze assez marquant, mais pas franchement digne de notre amour infini. Cette explication est sans doute la plus probable. C'est aussi la plus réductrice.  La petite histoire est connue : été 1995, Vinnie Paul Abbott demande au producteur Terry Date de venir s'installer quelques mois à Dallas. Co-directeur artistique du disque, le batteur compte enregistrer à domicile pour se nourrir des vibrations locales, mais aussi pour être à même de bosser de jour comme de nuit sans se soucier des heures de bureau. Les frères Abbott et Rex Brown s'acquittent de l'instru de leur côté, tandis qu'Anselmo enregistre les voix dans sa Louisiane natale, aux Nothing Studios de Trent Reznor. Signe d'une guerre larvée, ou du moins d'une dissension entre le groupe et son leader, de plus en plus instable et tourneboulé par son penchant grandissant pour l'héroïne. Penchant qui lui vaudra une overdose et une near death experience deux mois après la sortie de l'album, au terme d'un concert au Coca-Cola Starplex de Dallas : le coeur de Phil cesse de battre pendant plus de quatre minutes. Tout ce storytelling autour des relations orageuses entre les membres du groupe (et de la déferlante de violence qui en résulte sur le disque) est véridique ; mais une fois qu'on a conclu que TGST est l'album maudit et désespéré de Pantera, on a tout et rien dit à la fois.

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D'abord, sa malédiction n'est pas seulement accidentelle. Elle est aussi l'aboutissement logique (et heureux) d'un long processus créatif. Et si accident il y a, alors il était écrit dans les tables du metal extrême depuis l'origine. Voire dans celles du rock au sens large. C'est que l'histoire de ce dernier s'incarne dans la trajectoire singulière de Pantera. Depuis l'arrivée d'Anselmo sur Power Metal en 1988, le groupe rumine une obsession : franchir un pallier supérieur à chaque disque (« a new level of confidence and power »).  L'idée est de « faire peur » au public (dixit Vinnie Paul). Peur à qui ? À ceux qui pensaient qu'il était impossible d'aller plus loin, de transgresser plus férocement. Que la puissance de feu maximale avait déjà été atteinte, qu'on ne pouvait pas faire plus saturé ni plus frénétique. Enterrer la tendance précédente en transcendant celle-ci, c'est le désir buté du rock depuis son éclosion. C'est aussi celui de Pantera, et il culmine dans TGST, dont le titre annonce l'ambition d' « exterminer la tendance » grâce au venin sulfurique et aux énergies noires du deep south.

Au fond, cette évolution graduelle est propre au quatuor texan. Le cinquième coup d'essai de Metallica (le Black Album) rétrogradait sensiblement, comme si le groupe, pris soudain par une angoisse de mort, avait voulu s'assurer la vie éternelle dans les concours de air guitar et les playlists de pubs irlandais du monde entier. Celui de Slayer (Seasons in the Abyss) confirmait le rythme de croisière adopté après Reign in Blood : Tom Araya et ses amis ne cherchent pas a dépasser la strate de violence atteinte avec ce dernier, et tentent plutôt des embardées plus lancinantes et mélodiques (cf. « Dead Skin Mask », typiquement). Le cinquième Pantera (sans compter la période Terry Glaze) marque, pour sa part, un pic inédit d'intensité, prouvant que ces gars-là n'en avaient pas fini avec leur très nietzschéenne quête d'hyper-puissance.

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La « tendance » que Phil déclare morte entre deux beuglements rauques, ce n'est donc pas seulement le heavy ripoliné, maquillé et envoyé faire le tapin sur MTV ; c'est aussi celle qu'incarnait son propre groupe au stade précédent. The Great Southern Trendkill atomise Far Beyond Driven (qui lui-même pulvérisait Vulgar Display of Power, qui broyait Cowboys From Hell, qui équarrissait Power Metal) pour l'empêcher de faire école. Pas question d'engendrer une tendance, alors autant muter perpétuellement en poussant toujours la barbarie trois crans plus loin. De ce point de vue, les prises de bec au sein du groupe étaient nécessaires, peut-être inconsciemment préméditées : il fallait bien faire imploser Pantera pour accoucher d'une sorte de disque mort-né, sans descendance possible.

Mais ces querelles internes (notamment liées à un désaccord sur la bonne manière de se défoncer) remontent à un clivage plus ancien, et aussi plus profond. Le génie des précédents albums reposait déjà sur une dissension à la fois culturelle, morale et musicale au sein de la formation. Le clan Abbott est un pur produit AOC du Texas : les frangins Vinnie et Dimebag ont toujours supporté les Dallas Stars, revendiqué leur héritage redneck, et n'ont jamais renoncé à la country malgré leur éducation glam metal (les side-projects sont parlants, notamment l'album Rebel Meets Rebel avec David Allan Coe).

Anselmo, lui, est un enfant de NOLA, une teigne issue de l'underground cajun. Son goût pour le sludge - le doom metal local - transpire pendant la gestation de TGST (il vient alors d'enregistrer le premier Down, dont les vrombissements pèsent aussi lourd que l'air humide aux alentours des bayous). Sa fascination pour les drogues, ses textes aux allusions sociétales plus proches du punk et du hardcore que du trash des années 80, tout cela trahit une sensibilité discrètement tournée vers les cultures alternatives, un brin moins nostalgique que celle de ses collègues. Sa découverte du death au début des années 90 lui a inspiré une évolution gutturale, testée en montant quelques fois sur scène avec ses amis de Morbid Angel. Il invite par ailleurs le saint patron du grind Seth Putnam d'Anal Cunt à vomir des lames d'Opinel un peu partout sur The Great Southern Trendkill.

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Ce hiatus identitaire s'exprime pleinement dans l'écriture et l'interprétation de ce cinquième disque, au point d'évoquer un bras de fer sanglant. Deux puissances rivalisent. Le coffre d'Anselmo tente de couvrir les riffs cavalants de Dimebag, qui se laissent parfois faire, pour ensuite venir se planter en traitre dans le dos du chanteur. La schizophrénie de la première piste   - monstre théorique à peu près injouable sur scène, tant les hurlements se chevauchent, voire se superposent  - est celle d'un groupe déchiré entre plusieurs impulsions : le désespoir haineux d' heroin addict (les gueulantes de Phil) vs. le groove rugueux de vieux shérif alcoolique et brutal (la double-pédale de Vinnie et surtout le long solo chaloupé de Dimebag, qui prend le contrôle du morceau en son milieu, comme si celui-ci était littéralement coupé en deux). D'autres chansons sont marquées par ce principe de lutte interne : pour mieux repousser l'offensive des guitares, la voix d'Anselmo se dédouble sur « The Underground In America ». Les cris entremêlés et les ruptures abruptes évoquent un album possédé, habité par plusieurs démons marécageux sortis d'un vieux thriller à ploucs dégénérés, style Le Crocodile de la mort ou Southern Comfort.

Mais, malgré ces empoignades sonores, malgré les incantations nihilistes en folie, malgré l'isolation de Phil dans le bunker louisianais de Reznor, TGST laisse entendre ce qui fonde l'harmonie de Pantera. Quelque chose unit Phil et les frères Abbott : une forme de haine adulte. La violence culminant ici n'est pas due à la fureur aveugle du grind, aux pulsions destructrices du hardcore, encore moins à la douleur adolescente du nu metal alors en expansion. Elle tient à une haine mûre, longuement ruminée, travaillée avec amour, polie avec doigté. Là encore, l'album s'inscrit dans la continuité des précédents opus. Anselmo écrit toujours à la hauteur d'un quidam américain de son âge, d'un mâle sudiste moyen qui, quoiqu'impulsif, observe et pense, peut-être un peu mal, le monde autour de lui. Vulgar Display of Power parlait de l'évolution de ce type-là dans la société et ses règles hypocrites. Far Beyond Driven exaltait une puissance nouvellement acquise, une ivresse d'être devenu une sorte de surhomme de la scène metal.

Avec The Great Southern Trendkill, c'est une douleur extrême mais toujours adulte qu'exsude Phil, même si ses cibles n'ont rien d'original : la dépression, la bassesse humaine et les médias musicaux (trois fléaux qui vont souvent ensemble, on sait de quoi on parle). Là où d'autres se planquent derrière la mystique sataniste et les références à l'holocauste, là où d'autres encore ressassent les traumas de leur adolescence en singeant les humeurs de celle-ci, Pantera déverse là une haine plus nuancée, modulée par les médocs, oscillant entre démonstrations de force vaguement ironiques (« 13 Steps »), saillies franchement belliqueuses (« Sandblasted Skin »), et désespoir abyssal (« 10's »). C'est peut-être, d'ailleurs, ce qui fait la plus grande force du disque : son pathos polymorphe, fluctuant, ivre, ses sautes d'humeur imprévisibles - le passage de la première à la seconde partie de « Suicide Note »restera comme la plus forte transition jamais imaginée au sein d'un tracklisting. L'envie de s'ouvrir les veines dans la nuit noire en écoutant un blues tourbé est chassée par celle de décimer un troupeau de veaux tout juste sauvé de l'abattoir par un jeune couple d'activistes véganes.

L'étendard sudiste n'est sans doute qu'une couverture, finalement : c'est surtout autour de ce dégoût très personnel que se rejoignent les membres de Pantera. Tous partagent la conscience de ne pas brandir les mêmes valeurs que le reste de la scène heavy, de ne pas détester les mêmes choses. De nourrir, en dépit du succès, un monstre de haine bien réel, alors que les autres s'inventent de vagues névroses pour continuer de gueuler fort. Et chaque membre sait bien, aussi, que cette recherche de radicalité est vouée à s'éteindre. Les rares phases de communion pacifique entre l'instru et le chant de Phil produisent d'ailleurs des instants crépusculaires  : « Floods », avec sa coda cristalline lentement évanouie, est peut-être ce que le groupe a enregistré de plus beau. Il y est question de déluge, d'enjeux obsolètes, d'oreilles sourdes et endormies. Peut-être celles des fans de heavy, qui n'écoutent déjà plus la dernière surenchère d'un groupe décidé à rester du côté de la violence underground. Sa quête d'absolu est effectivement terminée : Pantera a atteint une strate indépassable - le pépère Reinventing The Steel le prouvera. La haine adolescente va prendre le pouvoir. Le duel Abbott-Anselmo s'est soldé par un match nul. Dimebag tombera sous les balles en plein concert. Phil va mourir pendant quatre minutes. Aucun des deux ne s'est jamais vraiment relevé. On ne se relève pas de The Great Southern Trendkill.