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Music

Seul Contre Tous : « Deuce Avenue » d'Alan Vega

Dans cette rubrique, un contributeur ou un invité nous parle de sa passion indéfectible pour un disque, un seul.

Seul Contre Tous est une nouvelle rubrique dans laquelle un invité ou un membre du staff Noisey nous parlera de sa passion indéfectible pour un disque, un seul. Après Place De Ma Mob de Renaud, on continue la série avec le mésestimé mais tristement d'actualité Deuce Avenue, cinquième album solo d'Alan Vega (décédé ce 16 juillet), présenté par notre rédacteur en chef Lelo Jimmy Batista. À l'heure où tout est évènement, où tout est révolution, où tout est prophétie, où tout est « meilleur de tous les temps », où tout le monde et sa soeur « définissent l'époque » et où demain est déjà avant-hier et vice-versa, le concept de « futur » en musique est devenu un truc à peu près aussi dérisoire et barbifiant que le Pitchfork Festival, la timeline des Inrocks ou l'utilisation du mot « envoûtant ». Oui, le futur est là, pour vous, partout, prêt à être condensé en un article de 3 paragraphes et consommé sous la forme d'un clip (exclusif !), avant de passer au futur suivant - désolé, vous l'avez raté, il vient tout juste de partir, mais asseyez-vous donc, le prochain sera là dans un instant. Dans la grande course au contenu, tout est futur, tout est demain, et pas le temps d'attendre le prodigieux, le transcendant, l'impossible : un truc synth-pop de Grenoble fera très bien l'affaire, et tant pis si on se plante - qui aura le temps de s'en souvenir, après tout ?

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Dans ce tapage permanent surnagent parfois des disques qui collent pourtant avec l'idée qu'on s'était faite, un jour, de la musique du futur, celle qu'on a rêvée, imaginée, fantasmée, juqu'à l'excès, jusqu'au grotesque. On dira bien ce qu'on voudra, mais Yeezus de Kanye West en est un parfait exemple - et c'est encore plus clair, limpide aujourd'hui, trois ans après sa sortie, loin du bruit, des superlatifs et de l'hystérie médiatique. En 2013 Yeezus pouvait légitimement agacer ou laisser froid, en 2016, on le range d'instinct sur la même étagère que Sign O The Times de Prince ou Outside de David Bowie - pas forcément un chef d'oeuvre, mais un disque résolument en avance sur son temps, une cartographie visionnaire de la pop de l'an 3000, un truc qu'on imaginerait sans problèmes joué à la Cantina de Star Wars ou interprété par Andromeda, ce groupe d'electro-jazz mongolo qui déclenchait des émeutes dans l'épisode « Space Rockers » de Buck Rogers au 25e Siècle.

Des disques de ce calibre, Alan Vega s'est payé le luxe inouï d'en sortir plusieurs, du premier Suicide en 1977 à la fantastique BO de Sombre en 1999 - mais le plus beau, le plus fou, le plus branlant, le plus fascinant et le plus injustement méconnu et mésestimé reste assurément Deuce Avenue.

Sorti à l'origine uniquement en France, sur Musidisc en 1990, Deuce Avenue ne sera édité eux USA que cinq ans plus tard grâce aux efforts conjugés de Henry Rollins et Rick Rubin (qui créeront pour l'occasion le label Infinite Zero, éphémère club de parias où se croiseront entre autres James White, Iceberg Slim et Gang Of Four). Sombre, minimaliste et terriblement primitif (l'ensemble repose essentiellement sur de vieux Casio SK-1 et quelques boites à rythmes exsangues), Deuce Avenue est un disque radical mais, au final, plutôt accessible dans le contexte d'une époque qui s'excitait sur des choses relativement exigeantes, du Violator de Depeche Mode au Fear Of A Black Planet de Public Enemy (un groupe que Vega citait alors dans ses interviews comme étant « aussi important que les Rolling Stones »). Comme Alan Wilder, transformant « Enjoy The Silence », ballade intimiste jouée à l'harmonium, en monolithe techno-pop après avoir congédié Martin Gore dans sa chambre d'hôtel, comme le Bomb Squad empilant les samples jusqu'à la formation de textures impénétrables, Alan Vega a, sans le chercher, en bricolant pépèrement dans son coin, avec sa compagne Elizabeth Lamere, donné naissance à un des disques les plus passionnants de ces années de transition entre les grandes orgies crossover de la fin 80 et la douche froide que subira la « nation alternative » dans les années 90.

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Sale, insolent et mal nourri, Deuce Avenue ressemble à ces gamins qu'on trouve errant comme des demeurés dans les arrière-cours des pavillons insalubres de l'est de la France. À première vue, pas de quoi appeler la DDASS (malgré quelques excentricités synthétiques, « Body Bop Jive », le morceau d'ouverture, donne dans l'ordinaire : sueurs froides, paranoïa, Gene Vincent, on connaît la rengaine) et puis on s'aperçoit que la marmaille n'a toujours pas apris à lire à huit ans passés et passe ses après-midis dans la boue, à manger des insectes vivants, vêtu de frusques incohérentes (ici, des lambeaux de hip hop, techno et musique industrielle), et soudain, c'est l'angoisse. Funk digital arriéré (« Sneaker Gun Fire », « La La Bola »), voix liquides, fantômatiques (l'étouffant « Future Sex »), cauchemar festif-agressif (« Jab Gee ») : tout dans Deuce Avenue est malade, lugubre, étroit et décourageant. On pourrait pourtant y passer des mois entiers, à vivre au rythme torpide et claudiquant de « No Tomorrow »

et à se laisser porter des heures durant par la boucle de « Sweet Sweet Money », tube infernal ponctué par les rebonds hostiles d'une balle de tennis et qui, pour une raison parfaitement inexplicable, n'a jamais bénéficié d'un edit par Krikor ou Ivan Smagghe - vous branlez quoi, au juste, les gars ?

Mais surtout, Deuce Avenue incarne cette idée d'un futur total, inaltérable, plein de ruelles éclairées au néon, de punks bardés de cuir dansant avec une férocité statique, de murs, de sous-sols, de grillages, de pluie, de petits coups en douce et de crapules d'outre-espace - un futur sans issue et sans logique, comme celui de Blade Runner, de Liquid Sky ou de l'essentiel Zonard De L'Espace de Tramber et Jano, un futur où la musique ne ressemble déjà plus à rien et ne cherche pas encore à devenir quelque chose. Au milieu des années 90, alors que tout se compartimente en genres et sous-genres, Evanescence de Scorn et Pre-Millennium Tension de Tricky se feront l'écho de Deuce Avenue, disques noirs, urbains, faméliques et néfastes aux composantes non répertoriées (on les poussera, faute de mieux, dans le wagon trip-hop - les fans de Massive Attack s'en réveillent encore la nuit). Plus explicite encore sera la date qu'Alan Vega donnera à Londres, au Town & Country Club, juste après la sortie de Deuce Avenue, en première partie de Pop Will Eat Itself, alors au top du crossover indie/punk/techno/rap avec les albums This Is The Day… This Is The Hour… This Is This! et Cure For Sanity. Hué, caillassé, il finira par être sorti de scène de force par la sécurité, après que des spectateurs particulièrement remontés soient allés casser une porte vitrée dans les toilettes pour se servir des morceaux comme projectiles. Lui, voulait continuer malgré tout. Comme à l'époque de Suicide et du fameux concert du 16 juin 1978 à l'Ancienne Belgique de Bruxelles (où le duo New-Yorkais, qui se produisait en première partie d'Elvis Costello et des Clash, s'est fait littéralement sortir de scène par le public), Alan Vega s'est heurté à un mur d'incompréhension. À force de vouloir le trouver partout, on a fini par oublier le seul moyen infaillible de reconnaitre le futur : où qu'il soit, quelqu'il soit, le public commence généralement par le refuser. En bloc. Deuce Avenue est sorti en 1990 sur Musidisc. Il sera édité aux USA en 1995 sur Infinite Zero. Le disque est aujourd'hui épuisé d'un côté comme de l'autre et ne figure sur aucune plateforme de streaming. En attendant une hypothétique réédition, vous pouvez tenter votre chance sur Discogs ou l'écouter en pièces détachées sur YouTube. Alan Vega est décédé le 16 juillet 2016 à New York à l'âge de 78 ans.