Notre époque mérite-t-elle ce taré d’Ariel Pink ?

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Notre époque mérite-t-elle ce taré d’Ariel Pink ?

À l'heure où le monde ressemble de plus en plus à un gigantesque freak show, y'a-t-il encore une place pour les tarés de la musique ? On a tenté de répondre à cette question avec le lutin angeleno, qui sort son épatant nouvel album cette semaine.​
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

J'ai une théorie (tout à fait hasardeuse, je vous préviens) selon laquelle les mecs de l'indie rock qui apprécient le moins les interviews sont souvent -justement- les meilleurs clients en interview. Du haut de ma modeste expérience, j'ai pu me rendre compte que les Bradford Cox et Anton Newcombe de ce monde sortaient souvent des sentiers battus du cirque promo et se révélaient généralement bien plus passionnants que leurs camarades de jeu - bien trop appliqués et prévisibles. Il suffit juste de les cueillir à point, de ne pas jouer les abrutis et de montrer qu'on maitrise un minimum son sujet.

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Trolling de luxe

Pas vraiment féru de l'exercice, Ariel Pink est surtout connu pour être une authentique tête de con. En interview, dans la vie, c'est le genre de mec qui se place volontiers hors du monde, préfère vous troller que répondre aux questions, n'hésite pas à se montrer tour à tour misogyne, mégalomane, ou se déclarer socialiste tout en apportant son soutien aux fondamentalistes tarés de la Westboro Baptist Church.

Mais en dépit de - ou grâce à - ces provocs de sale gosse, qui traduisent aussi bien une jubilation enfantine à l'idée de faire chier le monde que le besoin à peine masqué de se protéger, Ariel Rosenberg est l'un des créateurs pop les plus passionnants de ces quinze dernières années.

Photo - Eliot Lee Hazel

On a souvent glosé sur le supposé effondrement des barrières esthétiques survenu aux milieu des années 2000, ainsi que sur notre époque rétromaniaque qui ne carburerait plus qu'à une nostalgiose régressive et inféconde. Deux traits définitifs de l'époque, qu'Ariel Pink n'a pas seulement incarnée, mais a grandement contribué à façonner, tout en la dynamitant constamment, d'abord à coups d'albums lo-fi mal foutus et géniaux, impossibles à situer temporellement, puis avec des disques plus à même de traduire son génie d'arrangeur et de mélodiste, qui lui ont accessoirement permis de toucher un public plus conséquent – en gros, à partir de Before Today (2010), premier album enregistré en studio et signé sur 4AD.

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Surtout, et c'est sans doute pour ça qu'il a toujours eu une longueur d'avance sur ses poursuivants (et ils sont nombreux, on y revient), Ariel Pink n'a, contrairement aux autres, jamais fait semblant de faire autre chose que de s'amuser avec sa propre régression, tapisser sa chambre d'ado attardé de couleurs criardes et de caca, peinturlurer le monde en rose et casser puis raboter ses propres jouets (en l'occurrence ici, tous les tropes pop des années 50 à aujourd'hui, des moins évidents aux plus inavouables) dans une joie créative furieuse. Un troll de luxe donc, dont les conneries régressives ont donné naissance aux morceaux pop les plus débordants, mal foutus, colorés et inquiétants depuis que R Stevie Moore (influence première et mentor d'Ariel Pink) a montré la voie à tous les tordus DIY de ce monde dans les années 70.

L'auto-sabordage comme arme première

Du coup, lorsque je me trouve en début d'été dans un hôtel parisien en face d'un petit quadra pas très impressionnant, cheveux courts et replet, dont on a dit un jour qu'il ressemblait à une sorte de Kurt Cobain bouffi, je suis d'abord sur mes gardes mais me trouve assez vite désarçonné. Déjà, le type que j'ai en face de moi se montre bien plus aimable que l'image que je m'en faisais, bien qu'il me dise d'emblée dans un demi-sourire qu'il va « sûrement redevenir insupportable un jour ». Mais ce qui me frappe surtout, c'est qu'Ariel Pink n'en a clairement pas grand-chose à foutre d'être là. Et je ne parle pas du cirque promo mais plutôt du désintérêt évident avec lequel il semble considérer son nouvel album, Dedicated To Bobby Jameson – dont le nom évoque une figure oubliée de l'underground américain des années 70 puis plus ou moins ressuscitée dans les années 2000.

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Pourtant, le plaisir que procure ce nouvel album est encore plus immédiat que ses disques habituels. Si pom pom, premier disque sans son vrai/faux groupe Haunted Graffiti paru en 2014, était du genre grand disque compliqué, celui-ci se laisse apprivoiser beaucoup plus facilement. Rarement les influences directes auront été aussi visibles sur un disque d'Ariel Pink, de l'hommage aux Cleaners From Venus sur « Feels Like Heaven » au pastiche garage 60's sur « Dreamdate Narcissist », en passant par la parodie bruitiste des Buggles sur « Time To Live » ou « I Wanna Be Young », relecture d'un de ses propres morceaux sortis il y a plus de dix ans, comme si il ne faisait plus semblant de cacher ou d'enfouir quoi que ce soit. Une manière de jouer avec le temps et de rappeler l'influence qu'il a eue sur ses émules californiens, de John Maus à Puro Instinct en passant par Geneva Jacuzzi, Outer Limits Recordings ou encore Weyes Blood – la liste est longue. Évidemment, le fait qu'on décortique ses disques ne l'intéresse pas plus que ça :

« Si tu aimes un morceau, tu m'aimes moi, le reste n'a aucune importance. Je m'en fous pas mal que des gens aiment l'un et pas l'autre, ou que certains critiques comparent tel ou tel album. Je ne suis certainement pas le genre de mec qui va lécher le cul de ses fans. À vrai dire, si tu es mon fan, tu es mon ennemi. Il y en a plein qui se sont barrés depuis le temps, à vrai dire - parce que je m'en suis débarrassé. »

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Le type a toujours été dans l'esquive, ses provocations servant à faire écran à un monde dont il n'a jamais voulu maitriser les codes. Aujourd'hui, le mot qui revient le plus dans sa bouche est « retraite » (« mon but principal est de me retirer, désormais j'écris seulement quand j'en ai besoin financièrement »), comme s'il ne devait plus faire semblant de s'investir dans quoi que ce soit ou de jouer à la rock star, chose qui semblait l'amuser il y a encore quelques années. Je me souviens notamment d'un concert au festival This Is Not A Love Song à Nîmes en 2014, où, pendant ses balances, il passait son temps à engueuler son ingénieur du son et ses musiciens, les forçant à jouer trop fort ou faux, jusqu'à donner au truc l'allure d'un auto-sabordage en bonne et due forme.

« Putain, t'aurais jamais dû voir ça, c'est notre petite cuisine ces choses-là, ça ne regarde que nous. Ce dont j'ai envie c'est que les gens me découvrent quand ils me voient en concert. Je préfèrerais jouer dans des festivals où absolument personne ne me connaît. Je n'aime pas que les gens aient d'office une opinion sur moi. J'aime bien ce mot par contre, auto-sabordage. Mais si tu m'avais vu il y a genre quinze ans, là vraiment je faisais exprès de tout saboter. En plus j'étais absolument imbuvable avec tout le monde, je pouvais passer des jours sans me laver, je m'en branlais complètement. Aujourd'hui, je suis bien plus conscient de ma propre personne, bien plus complexé en fait. »

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Une époque sans mystère

Sans vouloir faire de la psychologie de comptoir, il est facile de voir ce qui a pu mener à ce genre de comportement. Marqué au fer rouge par le divorce de ses parents lorsqu'il était encore tout jeune enfant, puis par l'accident domestique de sa sœur qui l'a rendue tétraplégique, Ariel Pink a enchainé les années de galère à crever la dalle et à tourner avec des musiciens encore moins concernés que lui. Lorsqu'il a enfin eu un semblant de reconnaissance, autant dire que les louanges n'ont pas vraiment eu sur lui l'effet escompté.

« Je me suis rendu compte que je n'étais depuis tout ce temps qu'un gros sac à merde en manque d'affection, et maintenant que j'en recevais, ça ne m'intéressait plus. Entre 2004 et 2010, je n'ai pas écrit une seule chanson, je ne savais plus comment faire. Il a fallu que je sois signé sur un label important pour que ça revienne. Désormais, mon boulot en tant qu'artiste (car c'est un boulot, rien d'autre), consiste à revenir en arrière, à explorer de nouveau la part de moi qui a aimé toutes ces choses, à renouer avec mes sentiments les plus purs. Mais je ne me suis jamais considéré comme un artiste. Tout ça a toujours été un masque, une manière pour moi d'être quelqu'un d'autre, d'échapper à la réalité. En vrai, j'aurais aimé être comme le magicien d'Oz, être toujours présent mais ne jamais complètement m'exposer. »

Ce n'est même pas la peine de parler du monde qui l'entoure avec Ariel Pink, le genre de mec à vivre éternellement dans sa bulle, sans doute par nécessité. Pour autant, il est intéressant de voir que les weirdos comme lui se font de plus en plus rares en musique, comme dépassés sur leur propre terrain par une réalité bien plus outrancière et monstrueuse qu'eux. Triste époque de voir qu'ils préfèrent désormais se terrer plutôt que de crier leur génie détraqué à la face du monde.

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Photo - Eliot Lee Hazel

Pour ce qui est de la pop music néanmoins, on peut dire qu'Ariel Pink a en tout cas contribué à la rendre plus ductile, filandreuse et bizarre. Il a tour à tour été intronisé parrain de la chillwave, roi lo-fi et tonton des hipsters, a collaboré avec des pop stars comme Azealia Banks, Miley Cyrus, Soko, leur a permis de s'émanciper, ainsi que de travailler souterrainement à rendre la chose un peu plus fantasque et excentrique qu'elle ne l'était avant lui.

Pour autant, a-t-il eu le crédit qu'il méritait ? Lui est persuadé que non (« d'ailleurs, je ne l'ai jamais vraiment recherché »), que tout le monde lui a tout piqué. Mais si le monde est devenu plus détraqué, c'est aussi peut-être tout simplement que les choses sont plus transparentes qu'avant.

« Peut-être que c'est juste Internet, j'en sais rien. Ce que je sais c'est que le Velvet Underground n'est plus excitant comme dans les années 90, par exemple. Il n'y a plus de mystère. Les choses qui étaient précieuses sont aux mains de tout le monde, maintenant. Le secret, c'est de ne divulguer le secret à personne, justement. Tout ce qui est bon, tout ce qui est précieux, garde-le pour toi. C'est comme la scientologie, mec. La scientologie a prospéré sur le secret autour de Xenu. C'est une des premières choses qu'Internet a choisi de démasquer, d'ailleurs. Il y a plein de cas comme ça dans l'histoire : à partir du moment où le secret est découvert, quel est l'intérêt ? Tu vas remettre le secret dans sa boite ? Maintenant que tout le monde connaît la vérité, est-ce qu'on est pour autant éclairés ? Qu'est-ce tu vas faire maintenant qu'il n'y a plus d'enjeux ? Si tout le monde sait qui est Xenu, qu'est-ce qu'il nous reste ? [Rires] »

Ariel Pink n'a jamais été meilleur que lorsqu'il était en complet décalage. D'abord incompris car arrivé trop tôt, il est aujourd'hui largué, de nouveau ratatiné dans sa coquille, comme à ses débuts ( « j'aurais dû y rester depuis toujours, en fait ! » ), parfaitement conscient d'être désormais là après la fête : « Toi t'as l'air de comprendre parce que t'écoutes ce que je fais depuis un moment. Mais les gamins qui me découvrent aujourd'hui, il se disent quoi ? 'C'est quoi cette merde de dad-rock ? Passez-moi de la trap !' C'est ce que je suis aujourd'hui, et je n'ai aucun problème avec ça. »

De là à dire que le type a laissé tomber ? Pas si simple quand on le regarde ou quand on écoute ses nouveaux morceaux, bizarrement plus resplendissants que jamais. Quoi, alors ? « À quoi j'aspire ? À rien, ça ne te regarde pas [Rires]. À regarder le plafond, tiens, voilà ce que j'aime faire. » Marc-Aurèle Baly est sur Noisey.