Life

Ma vie de collégienne française au Qatar

Autour de moi, les fils et filles de diplomates se mêlent aux enfants de grands promoteurs immobiliers et de richissimes banquiers venus de tout le Proche-Orient.
Ma vie de collégienne française au Qatar
Toutes les photos sont de Clémence.

J’ai grandi au Qatar à une époque où personne ne savait le placer sur une carte. Ni même comment écrire correctement son nom. Avant qu’ils n’achètent des dizaines d'hôtels particuliers sur l’avenue des Champs Elysées et affublent de pourpre les couleurs du Paris-Saint-Germain, personne ne voyait vraiment l’intérêt de s’intéresser à ce pays microscopique. Personne à part les entreprises pétrolières. Fille de parents divorcés, ingénieurs en hydrocarbures, mon enfance a longtemps consisté en une succession de ballotages aériens entre l’Afrique, la France et le Moyen-Orient. A six ans, je découvrais pour la première fois la terreur de la guerre civile. Quand les hélicoptères de l’armée congolaise frôlaient nos barres d’immeuble pour nous inciter à partir. A huit ans, je célébrais mes premières boums dans un camp nigérian caché derrière des murs de béton, des barbelés, des gardes en mitraillettes et des chiens muselés. 

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Après les guérillas congolaises et la promiscuité étouffante des camps nigérians, mon arrivée au Qatar m’a presque donné l’impression d’être au paradis. Un minuscule îlot désertique entouré d’eau en plein cœur de la péninsule arabique. Ma nouvelle école aux murs d’un blanc rayonnant et immaculé lui donnaient des airs de palais impérial dans un no man’s land de poussière. Autour de mon lycée, quelques immeubles en construction, immenses tours de verre et de béton, parsemaient ce paysage lunaire. Des édifices construits à une vitesse folle par des travailleurs invisibles. Parfois, je m’amusais à observer la vitesse à laquelle cette ville grandissait étage par étage à chaque retour de vacances. Une curiosité pour une jeune adolescente de douze ans, plus fascinée par la prouesse technique que les vies humaines surexploitées. A l’époque, il faut dire que je n’étais pas particulièrement préoccupée par ces questions-là. Quand on change d’école comme de chemise, réussir à s’intégrer dans sa classe semble être un enjeu bien plus capital. 

J'ai passé trois ans au Qatar, de mes 11 à 14 ans.

Lycée Français de Doha

En septembre 2004, je fais ma rentrée en 4e. Autour de moi, les fils et filles de diplomates se mêlent aux enfants de grands promoteurs immobiliers et de richissimes banquiers venus de tout le Proche-Orient. Un joli patchwork, flopée de gosses de riches, dans lequel il n’est pas toujours facile de sortir du lot. Surtout quand on ressemble à une brindille aux airs de première de la classe, mal dans sa peau et au style vestimentaire approximatif. Autant dire que mes chances de popularité étaient relativement nulles. 

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Quand Emilie* est arrivée dans ma classe en milieu d’année, elle fit l’effet d’un raz-de-marée. Grande, blonde, fine et magnifique. Elle fut immédiatement cataloguée comme la star ultime du lycée français de Doha. Une mean girl à l’américaine aussi belle qu’insupportable. Pimbêche au regard suffisant qui réussit en quelques secondes à charmer la moitié de la cour de récréation. Pas bien futée, elle jouissait cependant d’un argument d’autorité puisqu'elle était la belle-fille de Sonny Anderson, célèbre joueur de foot brésilien passé par l’Olympique Lyonnais. Evidemment, à l’époque, je n’avais aucune idée de qui était cette personne. Et j’avais encore moins envie de le découvrir. 

« On finissait rapidement à tourner en rond dans ce village microscopique. La majorité de nos week-ends consistant alors en de longues sorties dans des centres commerciaux, d’immenses malls, où on pouvait passer des heures à enchaîner les restaurants, salles de cinéma, boutiques, parc d’attraction et séance de patinage. »

Tout ce que je savais c’est qu’elle vivait dans un quartier de stars à quelques kilomètres de chez moi. Une grande villa avec piscine, dans laquelle je n’ai réussi à être invité qu’une seule fois. Faut-il rappeler que je ne respirais pas vraiment le cool à l’époque. Quoi qu’il en soit, je me suis retrouvée à regarder toute sa bande de copines se mettre du vernis aux pieds pendant près d’une heure. Avant de choisir quel maillot de bain porter. Bizarrement, mon une-pièce Adidas bleu marine n’eut pas le succès escompté. Juste à côté de chez elle, vivait une autre star du ballon français. Le défenseur et vainqueur de la Coupe du Monde 1998, Frank Leboeuf. Un peu plus loin se trouvait la maison de Christophe Dugarry, dont le fils était quant à lui dans la classe de mon petit frère. 

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Même pour une enfant de douze ans, ce défilé de superstars ne laissait pas planer beaucoup de doutes sur les intentions du Qatar. Très vite, les pays du Golfe ont bien compris que la source de leur richesse, le gaz et le pétrole, ne seraient pas éternels. Comme leurs voisins aux Émirats arabes unis, il a fallu trouver une alternative aux hydrocarbures avant d’avoir tout consommé. Si Dubaï a énormément investi dans le développement du tourisme de luxe et Abu Dhabi dans son secteur culturel, le Qatar a tout misé sur le sport. Payer une retraite dorée à des footballeurs de renommée internationale pour rester sur le banc de touche et améliorer l’image de marque du pays n’était que la première étape d’une stratégie bien plus ambitieuse. 

En janvier, on se précipitait à la sortie des cours pour se poser aux premières loges du plus gros tournoi de tennis local, l’Open du Qatar. Des places gratuites, au premier rang, desquelles on pouvait observer les plus grandes stars de la scène internationale. Federer, Nadal, Djokovic ou encore Mauresmo, Grosjean et Monfils pour les plus chauvins, à quelques mètres de nous. Après chaque match, la bataille était rude pour savoir qui réussirait à récupérer les autographes et les serviettes pleines de transpiration qu’ils nous jetaient à la pelle. Lorsque l’entrée est devenue payante en 2006, la compétition a rapidement perdu de son charme. On n’allait pas s’en faire pour ça. La même année, se tenaient les Jeux Asiatiques du Qatar où j’ai découvert mes premiers matchs professionnels de basket ou de beach volley dans un gigantesque complexe construit en périphérie de Doha. 

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Si les ambitions du Qatar étaient claires, cet enchaînement d’événements et d’activités était plus que bienvenu pour les familles d’expatriés. En dehors de quelques boums, à danser sur tous les titres de Destiny’s Child, d’une ou deux sorties dans le désert à faire des acrobaties motorisées et les déjeuners occasionnels dans l’un des nombreux hôtels de luxe de la ville… On finissait rapidement à tourner en rond dans ce village microscopique. La majorité de nos week-ends consistant alors en de longues sorties dans des centres commerciaux, d’immenses malls, où on pouvait passer des heures à enchaîner les restaurants, salles de cinéma, boutiques, parc d’attraction et séance de patinage. Oui, faire du patin à glace dans un pays où il fait vingt-cinq degrés au printemps, c’était considéré comme tout à fait normal. 

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Le sport était le meilleur moyen de tromper l’ennui. Tous les soirs, je passais des heures à apprendre à nager à tous les gamins de mon quartier. Babysitter officielle de tous les expatriés français, je partais à l’assaut des longueurs avec une troupe d’une dizaine de momes de tout âge. Au plus grand plaisir des parents qui faisaient tranquillement la sieste sur les transats. Lors de ma troisième année, j’ai même été recrutée dans la prestigieuse équipe de natation de l’école américaine. Deux heures d’entraînement tous les soirs, le double le samedi. A l’exception du vendredi, jour de repos hebdomadaire au Qatar. 

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« J’ai passé de longues heures à lire mes premiers mangas romantiques avachie sur mon lit et à exploser mes records sur SSX 3, un jeu de snow sorti en 2001 sur Xbox »

La veille de mon premier entraînement, je me suis rendue pour la dernière fois à mon cours d’équitation dans l’un des centres équestres appartenant à l’émir. Plutôt classe de faire du galop sur les purs sangs de la famille royale. Eh bien, ça l’est vachement moins quand on se pète le coude après son sixième cours. Trois mois de plâtre… et toutes mes chances d’intégrer l’équipe de natation réduites à néant. Il faut dire que la communication avec mon professeur d’origine égyptienne était quelque peu rudimentaire puisqu’il ne maniait pas plus de dix mots en anglais et que j’en maîtrisais moins de la moitié (contrairement à la majorité de mes camarades de classe qui, eux, étaient parfaitement trilingues). 

Une fois tombée de cheval, le moniteur a tout de même estimé qu'il serait bon de me faire remonter. L'immense bosse difforme que formait mon coude ne semblant pas l'alarmer.

Corinne Faivre

Faute de nouvelles occupations, j’ai passé de longues heures à lire mes premiers mangas romantiques avachie sur mon lit et à exploser mes records sur SSX 3, un jeu de snow sorti en 2001 sur Xbox. Dans ce cocon protecteur, il m’a fallu beaucoup de temps avant de prendre conscience du monde privilégié dans lequel je vivais. Quand on passe une grande partie de son enfance entourée de princes et de fils de ministre, il n’est pas toujours facile de garder la mesure des choses. J’avais pourtant ma propre chambre, ma salle de bain (le luxe ultime pour une adolescente) et aucun problème financier. Les deux seuls drames de ma vie étant le divorce de mes parents et ma profonde incapacité à interagir avec les gens de mon âge.

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A la maison, ça me semblait presque normal d’avoir une nanny qui s’occupait de mes frères au quotidien. Elle s’appelait Lolita. Et vivait dans une petite annexe de la maison. A chaque fois qu’elle rentrait d’un séjour auprès de sa famille aux Philippines - où elle envoyait la quasi-totalité de son salaire - elle pensait toujours à nous rapporter de délicieuses mangues qu’on dévorait en deux secondes. Un jour, elle nous a confié que travailler pour des expatriés européens, était sûrement l’une des « meilleures » situations pour une femme immigrée au Qatar. Un meilleur salaire et des patrons qui les considéraient avec respect. Pour ceux qui travaillaient sur les chantiers aux conditions déplorables, c’était encore une autre histoire.

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Quand je suis arrivée dans ce pays, des milliers de travailleurs étrangers s’entassaient déjà dans des baraques en périphérie de la ville. A faire des aller-retours dans des navettes non climatisées qui les transportaient sur des chantiers aux conditions de sécurité déplorables. Pendant longtemps les ouvriers n’avaient même pas le droit de boire de l’eau pendant le ramadan. Même sous 50°c à l’ombre, en plein été. Refoulés des centres commerciaux et discriminés de la vie culturelle et sociale du pays, les travailleurs immigrés étaient considérés comme des outils de développement plus que comme des habitants à part-entière de la vie qatari.

A quatorze ans, je suis rentrée en France. Sans me retourner. Derrière moi, la ville a continué de changer. Les barres d’immeubles à côté de mon lycée ont pris la place des pans de sable et les routes ont poursuivi leur course vers de nouvelles zones touristiques. Aujourd’hui, tout le monde connaît le Qatar. Ils sont non seulement devenus propriétaires de l’une des plus grandes équipe de foot européennes mais accueillent cet hiver la plus importante compétition sportive dans le monde. Leurs rêves sont devenus réalité. Quant à moi, je n’ai plus jamais remis les pieds dans ce pays de poussière. Le pays de mon adolescence qui aura pour toujours mis un terme à ma carrière de sportive professionnelle. 

*Les noms ont été modifiés.

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