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Music

Oneohtrix Point Never nous a aidés à décoder son vertigineux nouvel album « Garden Of Delete »

Le disque le plus fascinant de 2015, disséqué titre par titre.

Même pour un artiste aussi radical et unique que Oneohtrix Point Never, Garden of Delete reste une expérience au-delà du commun. Enregistré peu après une tournée en ouverture de Nine Inch Nails et Soundgarden, le 8ème album d’OPN a été présenté par Daniel Lopatin comme comme sa tentative d’enregistrer un « album rock ». Plus précisément, l'album se veut une réinterprétation des fichiers MIDI qu’un groupe de metal fictif des années 90 Kaoss Edge aurait laissé au producteur sur une clé USB. Bourré de clins d'oeil furtifs aux groupes alternatifs et industriels qui ont bercé l’enfance de Daniel Lopatin, Garden Of Delete mêle batteries heavy-metal, voix outrageusement déformées et plans de guitares testostéronés que Slash n’aurait pas reniés. D’après le producteur cependant, Garden of Delete fait surtout et avant tout le tour de son expérience psychologique et même physique de l’adolescence – traitée à travers le filtre de son approche désinhibée, aventureuse et même visionnaire de la production.

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« Pour moi Garden of Delete développe l’idée qu’une situation ou un événement négatif peuvent avoir des conséquences positives » nous a expliqué Lopatin. « Toutes ces expériences traumatisantes que j’ai vécues à la puberté, les souvenirs horribles et les pensées honteuses de l’époque ont pu donner naissance à quelque-chose de positif, un disque par exemple. C’était donc un message à moi-même, un rappel : inutile de vouloir fuir ces choses qui te frustrent ou te dégoutent. » Histoire d'en savoir encore un peu plus sur ce qui s'annonce d'ores et déjà comme un de nos disques de l'année, nous avons demandé au producteur derrière Oneohtrix Point Never de nous raconter l'histoire derrière chaque titre de Garden Of Delete.

1. Intro

L’ « Intro » contient des sons d’enfants : des rires, des réactions quand tu regardes la télé en mode zombie. Je me suis amusé à transformer la voix, à passer dans les aigus et les graves, ce qui constitue une bonne allégorie de la puberté. Il y a aussi un craquement démoniaque, et il m’a donné l’impression d’une conversation abstraite entre des enfants et un démon apathique qui ne serait pas présent mais qui leur parlerait tout de même.

2. Ezra

Je ne me souviens plus trop comment, mais je suis tombé sur un sample où j’avais l’impression d’entendre le mot « Ezra », donc je suis parti de ça pour le titre. Ça m’a donné un point de départ pour développer l’univers de ce disque et le personnage d’Ezra, qui est un bloggueur de musique amateur ultra fan d’un groupe metal fictif du nom de Kaoss Edge. Cette chanson a fini par devenir son hymne, mais à l’époque ce n’était qu’un sample, sans tous les trucs autour.

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À mes yeux, l’album s’apparente à Replica au sens où un sample peut fournir le squelette d’un morceau en me donnant une base autour de laquelle broder des trucs. Pour moi « Ezra » est un peu comme un titre de Replica sous stéroïdes mais il y a une partie sur un petit synthé cheap qui m’aurait servi de texture à l’époque de Replica. J’ai appelé la partie du milieu « Contra » parce qu’elle faisait vraiment « jeu vidéo de base ». Je l’aime parce qu’on y entend une sorte de cri de guerre bizarre russe avec une basse super en avant, ce qui est vraiment ridicule. Puis ça finit sur cette outro mid-tempo à la Guns’n Roses où j’ai essayé de reproduire un plan à la Slash.

3. ECCOJAMC1

Les eccojams relèvent de l’exercice : je pique un fragment d’une musique que j’aime, je le ralentis et je mets de l’écho par-dessus juste pour pouvoir entendre ce que je veux, sans les éléments déplaisants. Là, c’est un sample de John Martin tiré de son album de 1973, Solid Air. John Martin était un super chanteur de folk complexe dont la musique est devenu plus mélancolique quand il s’est séparé de sa femme. Sur cet eccojam, on dirait qu’il dit « Je ne sais pas ce qui se passe à l’intérieur » ce qui en fait un slogan parfait pour la puberté.

4. Sticky Drama

« Sticky Drama » fonctionne à plusieurs niveaux. Je suis sûr que d’autres l’expliqueraient mieux que moi, mais « Stickydrama » était une sorte de site de ragots avec un forum, un simple site chelou et typique du net. Il y a un lien avec Jessi Slaughter, qui a été victime de l’une des premières vague de cybe­­r-bullying après avoir accusé un membre de Blood on the Dancefloor de l’avoir violée.

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En fait j’adore l’expression « Stickydrama » parce que ça évoque aussi les rêves mouillés. J’étais en train de lire un essai de Julia Kristeva, Les Pouvoirs de l’Horreur, dans lequel elle développe l’idée que nous restons curieux des aspects abjects que de nous-mêmes que nous tentons de réprimer. Par exemple, quand tu éternues, tu regardes à l’intérieur du mouchoir avant de le jeter. C’est un bel exemple du fait que nous n’ayons pas dépassé ce stade de l’évolution ! Bref, ce titre est complètement dingue : une bonne partie des paroles sont venues du fait d’écrire des trucs chelou parce qu’elles rendaient bien avec le rythme que je voulais pour la mélodie vocale avec un logiciel de synthétisation de voix baptisé Chipspeech. Il me suffisait d’épeler le mot et le truc te le joue chromatiquement sur le clavier. Mais j’écrivais les lignes de voix sans mots précis et il me fallait ensuite remettre du sens et caser des vocables plus ou moins longs, ce que j’ai fait de façon souvent absurde. J’y fais référence à l’obsession du succès et de la tendance à faire n’importe quoi pour voir sa photo quelque-part. Il y a deux personnages qui chantent – l’un des deux est une starlette et l’autre le diable sur son épaule – et ils s’entretiennent.

Ce disque est ma façon à moi de trouver des moyens d’être batteur sans utiliser la batterie ou des sons de batterie, même si j’utilise la pédale sous tous les gémissements de guitare. Je voulais enregistrer un disque qui ne ressemble à rien de ce que j’aurais pu écouter avant – un truc qui opposerait un vrai côté bubblegum à une version ultra abstraite du metal.

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5. SDFK

« SDFK » est intéressant parce qu’il se compose de deux samples. L’un provient de « Dream in White on White » de John Adams, l’autre est un très long sample du groupe industriel Grotus. Enfin, parler d’indus en ce qui les concerne est un peu limité. Leur morceau s’appelait « Brown » ce qui est assez provocateur et dégoûtant. De fait, il me semble qu’ils développent toujours des histoires pipi-caca. « SDFK » est juste une abréviation de « Sad fuck ». J’essayais de voir le nombre de sources extérieures je pourrais arriver à combiner dans un morceau. J’adore ce titre et il fonctionne comme une intro pour « Mutant Standard ».

6. Mutant Standard

En fait, le disque aurait dû s’intituler Mutant Standard. Il s’agissait largement de parler de puberté et de la façon dont ton corps endure ces mutations prévisibles mais non moins déstabilisantes. La mutation et l’entropie me passionnent, parce que c’est la façon dont notre univers fonctionne. On aime penser que les choses sont stables, mais au bout d’un certain temps, tout objet, idée ou corps change. Je crois que la mutation sur le plan biologique est le truc le plus punk qui soit – ça fout juste l’ordre établi en l’air.

La chanson « Mutant Standard » c’est ce qui arrive si tu bois vingt cannettes de soda. Tu vas foutre le feu à une maison puis la glycémie va brusquement chuter dans ton sang et tu vas te sentir hyper mal. La fin de « Mutant Standard » développe cette teinte amère, dissonante et métallique – un peu comme un lavement de bouche. La majeure partie de ce morceau, même la fin, est très belle, et tu dois te démerder avec. La seconde partie du disque, mis à part « I Bite Throught It » me semble assez déprimante.

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7. Child of Rage

«Child of Rage » combine deux titres de films. Le premier est le documentaire Child of Rage qui traite d’une fille du nom de Beth Thomas qui souffre d’un trouble réactionnel de l’attachement qui te pousse à l’agressivité et à entretenir des pensées et des comportements hostiles à l’égard de ton entourage. Ce documentaire la diabolise vraiment, notamment dans leur façon d’utiliser la musique, alors qu’il s’agissait de compatir à sa situation et à sa douleur. Le visionner en 2015 me met mal à l’aise mais à seize ans, je l’avais regardé comme un divertissement. Puis j’ai réalisé que ça craignait, alors j’ai fait des recherches sur elle et j’ai découvert qu’il s’agissait d’une fille parfaitement insérée qui habite à Phoenix et qui est devenue un porte-parole des malades. SI je n’avais jamais fait cette recherche, le docu aurait continuer de me hanter comme une alternative réaliste à Chucky ou je ne sais quoi, avec cet être humain réduit à une créature psychotique. Je ne voulais pas faire un morceau sur Beth Thomas ou le documentaire, mais sur mon rapport à ce film à différents moments de ma vie. Il est triste mais il déploie un certain sentiment d’espoir, ce qui est un hommage à Beth.

8. Animals

Au printemps 2015, j’ai cru que le disque était terminé. Et je l’ai fait écouter à un pote qui m’a dit « Ouais je l’aime bien mais tel titre me pose un problème, il est chiant ». J’ai balancé le morceau mais du coup, je n’avais plus assez de musique alors je me suis dit « Merde, il faut j’écrive un nouveau titre ! ». J’avais toujours voulu écrire une balade et « Child of Rage » en est presqu’une, mais tout en restant mid-tempo. Comme je voulais faire plus lent, je me suis dit « Ok, je vais bosser au piano et essayer de trouver une progression sympa puis d'y superposer une mélodie vocale qui ferait comme une sorte de mantra ».

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Je lisais alors l’universitaire et philosophe Nick Bostrom – ses écrits sur l’intelligence artificielle, et tandis que j’avançais dans mes lectures, je suis tombé sur une hypothèse à lui ou à un de ses confrères : celle de l’existence d’une intelligence supérieure qui nous ignorerait de la même façon qu’on ignore les animaux et les insectes. Nous éradiquer serait inutile puisque nous serions inoffensifs. Cette pensée m’a tellement effrayé ! Le fait d’imaginer un cyborg qui nous ignorerait… Le truc ne prendrait même pas la peine de nous buter. J’ai aimé cette idée et je l’ai utilisée comme une métaphore. Celle d’un couple qui s’assiérait sur un banc en face d’une cage au zoo pour rire, tout en se disant qu’ils pourraient facilement se retrouver eux-mêmes dans cette situation.

Toute cette chanson est vraiment nihiliste. Elle entremêle deux périodes : la première, c’est le monde contemporain, au zoo, et la deuxième dans une cour médiévale avec un roi et une reine en train de mourir. Le monarque se rend compte qu’il est complètement dévasté, mais qu’il doit aller de l’avant par rapport à ses devoirs de suzerain.

Le constat final que je fais avec ces paroles, c’est sur un truc que je nous ai surpris à faire, ma copine et moi : le matin, on commence parfois la journée en regardant nos téléphones, en se détournant l’un de l’autre. Si un appareil photo nous prenait en plongée, ce serait triste à voir.

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9. I Bite Through It

« I Bite Through It » est un titre sympa à commenter, comme « Freaky Eyes », parce qu’il parle d’amour. À force de regarder des tas des films d’horreur bien kitsch, j’ai voulu m’emparer de certains gimmicks pour parler du quotidien – du plaisir de mordre dans un bon aliment par exemple, que je mets en parallèle avec celui d’une forme démoniaque parasite s’expulsant d’un corps dans un film d’horreur. Il y a aussi le cliché des hurlements. C'est mon hommage à tout ça, en gros.

Et c’est avec la puberté que tous ces trucs collent le plus, parce que tu es témoin de toutes ces transformations horribles. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tant de jeunes garçons regardent des films d’horreur à mon avis : parce que c’est exactement comme ça qu’ils se sentent à cet âge-là. Des monstres, des extra-terrestres. Je pense aussi que l’un des aspects les plus attachants de l’humanité c’est cette propension à imaginer des formes de vie et des univers qui excèdent le nôtre. La science-fiction reste pour moi la forme d’art ultime, dans sa façon de spéculer sur des choses qui n’existent pas. La fiction me parle vraiment car sans elle, on n’imaginerait pas les choses autrement qu’elles le sont.

Cette chanson est aussi un coup de chance, dans la mesure où les samples les uns à la suite des autres m’ont évoqué « I Bite Through It ». Rien d’intentionnel. Ce titre joue la carte de la syncope, du contraste et de l’intensification par le rythme.

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10. Freaky Eyes

C’est aux yeux d’une personne qu’on voit si elle est possédée ; leur corps est OK, leur visage aussi, mais leurs yeux sont verts. « Freaky Eyes » utilise un sample de Roger Rodier au milieu et ce fragment me rappelle vraiment les BO de films d’horreur italiens. Après ce gros crescendo à l’orgue, j’ai glissé des breaks à base de bips puis le sample de Rodier, qui m’évoque ce cliché des films d’horreur : le jeune couple en train de coucher ensemble au milieu de la brume. Ce moment où tu sais que quelqu’un va mourir parce que c’est toujours ce qu’annonce une scène de sexe dans un film d’horreur.

Dans le studio où j’enregistre, j’ai toujours ma boîte mail ouverte avec les Google Hangouts ou je ne sais quoi. Une façon de rester connecté au monde extérieur sans quoi je me sens coincé sans lumière ni oxygène. Matt Mondanile de Ducktails m’a envoyé ce titre de Rodier alors que j’étais en train de bosser sur « Freaky Eyes. » Voilà comment il a laissé son empreinte sur Garden of Delete !

11. Lift

« Lift » est une balade mid-tempo que j’aime comparer à « Janie's Got a Gun » d’Aerosmith. Les voix ont été coupées et passées sous effets avec des presets EDM que j’ai trouvés sur un logiciel du nom de reFX Nexus, une sorte de banque de sons que tu peux ensuite utiliser. La majeure partie de leurs trucs étaient sans intérêt mais j’ai adoré cet effet de voix bien fake à la Skrillex.

Quand j’ai écrit les paroles, c’est devenu cette balade romantique et déprimée sur la co-dépendance. Elle me rappelle une série de message que j’avais envoyés à une personne qui me manquait. Si tu es à une fête et que tu attends que ton mec ou ta copine se ramène en textant au lieu de profiter du moment, pour moi c’est de la co-dépendance. Même si c’est un phénomène souvent critiqué, je trouve ça beau que deux personnes ne puissent pas vivre l’une sans l’autre.

12. No Good

« No Good » est le dernier titre du disque, et il est bâti sur un sample d’un morceau de Hans Reichel, un guitariste allemand qui a inventé le daxophone. J’ai utilisé le sample, écrit la mélodie vocale autour, et ajouté un riff stoner-metal. Ça sonne comme une chanson country, sur le thème « Je sais que j’ai foiré cette relation et l’un de nous va devoir déménager ». J’ai vécu ça à plusieurs reprises : de ne pas vouloir assister à l’agonie du truc, du coup, en général c’est moi qui me barre. La première moitié du morceau c’est « Hey, je sais que j’ai merdé, donc je vais faire mes affaires et me casser ». Dans la deuxième partie, la thématique s'élargit - ça devient super-athée. L'idée générale de ce titre, c'est qu'il faut accepter de ne croire en rien. Je suis un mec assez positif mais ma philosophie relève plus du nihilisme. Voir les choses de cette façon m’a toujours plu, je pense que c’est plus satisfaisant qu’un positivisme béat. C’est cette tournure d’esprit qui explique d’ailleurs que je n’aime pas Mozart, sauf son Requiem.

Toutes les pubs de lessive que j’ai vues enfant disaient « Vous voulez que votre linge soit le plus blanc possible, n’est-ce pas ? ». Or le monde qui t’entoure ne cesse de te prouver à quel point c’est le chaos. Quel contraste entre le monde réel et celui qu’on te vend ! Mais au fur et à mesure, ce chaos s’avère assez fun, attirant et pas forcément quelque-chose à fuir ou dont il faudrait se cacher. Voilà le message de ce disque.