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It's A Fine Line ne sera jamais, jamais, jamais, jamais, jamais dans la playlist de Jean Roch

« Si on voulait rentrer dans les cases, on ferait des interviews à Ibiza avec des lunettes de soleil. On essaie de creuser notre propre sillon, on ne se sent affiliés à personne dans l’électro »

Il y a un mois, c’était la plage, les doigts de pieds en éventail en plein cagnard sans parasol. Et ce serait donc ça le comble de la liberté ? Non mon ami, car la liberté porte un nom : It’s A Fine Line. Soit Ivan Smagghe et Tim Paris, deux des plus fins limiers français en matière de recherche en musique électronique, deux expatriés qui partagent le même studio londonien pour leurs travaux respectifs (production, mix, remix) et qui ont décidé de mettre leurs RTT au service de cette union. Et c’est une des raisons pour lesquelles les choses traînent depuis leur premier maxi de 2008. Cette fameuse liberté. La liberté de deux carrières parallèles solo – Smagghe vient alors de quitter Black Strobe – qui se rejoignent autant par volonté que par nécessité. Une liberté qui permet aux deux producteurs de s’unir sans contrainte, sans contrat de mariage, sans date limite de validité, qui les autorise à partir dans l’inconnu, le but inavoué de chacun étant de surprendre l’autre.

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Huit ans plus tard, les voilà qui lâchent enfin leur premier album intitulé

It’s A Fine Line

. Vous n’alliez quand même pas croire qu’ils allaient pondre un titre en prime, quand même. À la place, nous voilà avec 11 titres qui poursuivent inlassablement les mêmes obsessions dark, tordues, répétitives, hypnotiques, qu’Andrew Weatherall, Trevor Jackson, John Carpenter, Optimo et Scratch Massive. D’une possibilité de sieste lunaire sur

«

Blinkar Reprise

»

à la folie d’un twist robotique sur

«

Greasier

»

, on y traverse des paysages radicalement différents, comme si la paire offrait plusieurs albums en un, un album pour chacune de ses fixettes musicales. Normal qu’il paraisse sur le label archi-indépendant parisien co-fondé par Smagghe, Kill The DJ (Aswefall, Battant, Remote, Krikor, Chloé, C.A.R., George Issakidis, Léonie Pernet…), une maison qui remet la ligne de basse sur la carte de la sexytude qu’elle n’aurait jamais dû quitter depuis l’âge d’or du krautrock, du dub et de Jean-Jacques Burnel. Smagghe retenu à Londres, c’est son coéquipier Tim Paris (tiens, penchez-vous donc sur son album

Dancers

de 2013) qui raconte le pourquoi de cet album où l’on pourra se risquer à danser sur à peu près chaque titre. Mais à nos risques et périls.

Noisey : Qu’est-ce que vous avez fait tout ce temps où on attendait cet album ?

Tim Paris :

Avec Ivan, on a commencé à bosser ensemble en 2008. On s’est décidés sur l’album autour de 2010, sachant qu’en travail effectif, on ne lui a consacré que deux ans où on a refusé tout autre boulot, comme le remix, pour s’y consacrer totalement. Ça a donc été un travail de longue haleine, réalisé à notre rythme, hors de toute pression industrielle. On a décidé de faire un beau disque et de prendre le temps d’y arriver. On est dans un truc de liberté totale mais il a fallu qu’on bloque du temps pour bosser ensemble.

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C’est pas un peu dangereux de se dire qu’on prend son temps sans avoir de délai imposé ?

C’est sûr, mais comme au départ, on a fait cet album pour nous et pour le plaisir de le faire, ça a été un projet refuge pour chacun. Avec Ivan, on a toujours partagé un studio à Londres. On fait chacun notre musique et notre vie mais on garde des jours chaque semaine pour nous retrouver. It’s A Fine Line a donc toujours été un projet de liberté et il n’était pas question de nous imposer des impératifs économiques. Quand la musique devient ton métier, il faut toujours tenter de te renouveler pour garder le plaisir et l’excitation de le faire. It’s A Fine Line, c’est donc un peu notre parenthèse enchantée.

Quand tu parles du « faire un beau disque », c’était quoi l’idée de départ ? En tout cas, pas un album pour danser, si ?

C’est quand même de la dance-music mais comme on l’imagine entre nous : pas forcément que pour danser. On s’imagine DJ dans un club où les gens ne danseraient pas. On vient de cette culture-là, de cette scène, donc c’est forcément de la dance-music mais sous une forme qui est la nôtre.

De toute façon, qui a envie d’un album dansant du début à la fin ? En plus, c’est hyper casse-gueule à réussir, non ?

Autant avec Ivan on adore la house et la techno, autant écouter un album de house ou de techno nous ennuie. La question ne s’est donc même pas posée de savoir si on allait faire un album dancefloor ou pas. On a fait la musique qu’on avait envie d’écouter et tant mieux si elle part en club, mais pas uniquement.

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Ça explique qu’il y ait autant de climats différents ?

Oui, et de tempos aussi. Vu qu’ils ont été réalisés à différentes époques, certains titres hyper rapides ont pu naître en réaction à des DJ’s qui jouaient mid-tempo. C’est un disque étiré dans le temps où on a essayé de ne pas répéter ce qu’on avait fait avant dans tous nos travaux. On a tenté de sortir de nos clichés. Chaque morceau a été fait, refait, retravaillé. Chacun a sa propre histoire. Ça donne un album très varié à l’image de tout ce qu’on aime comme musiques. On reste des boulimiques, on écoute de la pop 80’s danoise comme du krautrock.

D’ailleurs vous attaquez l’album par un titre plus cold-wave 80’s que techno, avec une chanteuse à la voix trouble, androgyne.

Olivia de Lanzac a vraiment une voix particulière, à la limite du clivant. Elle a chanté sur un album culte pour nous même s’il ne s’est vendu qu’à 500 exemplaires,

Speed

, un « lost classic » totalement magnifique du groupe londonien Quad Throw Salchow.

Vous avez aussi réussi un vrai exploit, celui de ralentir le débit d’Alex Kapranos de Franz Ferdinand, sur « Redelivered »…

Ça s’est fait d’une très belle manière avec Alex. On l’a rencontré car c’est le voisin d’Ivan à Londres. Il a fait des travaux pendant un an dans la maison d’à côté et a fini par venir à une soirée. Il a bien aimé le projet et ça s’est fait simplement. On a bossé sur le morceau pendant un an et il y a eu mille versions pour en arriver là. Il nous a donné ses idées, on l’a fait bosser et rebosser. C’est un grand professionnel, c’est donc très facile de travailler avec lui.

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Et d’un autre côté, un morceau comme

« Greasier »

synthétise la façon dont vous vous plaisez à tordre l’électronique.

C’est une reprise d’un de nos premiers morceaux qu’on a décidé d’améliorer. Ça donne ce mélange entre les Cramps, la house et la new-wave, et un morceau fondateur pour nous. C’est un titre par lequel on a réussi à faire rentrer sur le dancefloor un univers qui n’y est pas vraiment représenté. On amène par exemple l’influence du garage rock 50’s dans la musique électro car il n’y en avait pas à l’époque où on l’a réalisé.

Vous avez l’air très fidèles à tout ce que vous avez toujours aimé et en même temps, votre musique rend bien compte de la multiplicité de vos influences.

Je suis d’accord mais en même temps, c’est là où nous avons un avantage : nous restons fidèles à notre vision qui est d’être en changement perpétuel. Nous traversons des cycles et nous nous passionnons pour des morceaux différents toutes les deux semaines, voire pour des styles différents tous les six mois. Tout ça alimente un grand truc dans lequel on pioche et c’est comme ça depuis le début. Un titre d’It’s A Fine Line pourra sonner hip-hop, disco, ou n’importe quel autre truc. Et oui, nous sommes restés fidèles à ce principe là car c’est ce que nous voulions, malgré tout ce qu’on peut nous dire comme par exemple, que c’est un suicide commercial. On travaille quand même avec un ensemble de règles dont l’une d’elles est de ne pas avoir de règle. C’est con quand tu le dis mais c’est hyper clair dans le travail. On se restreint juste sur les choses dont on ne veut pas. À l’inverse, on ouvre tous les possibles en permanence pour tenter des trucs audacieux, bizarres, tordus… C’est pour ça que j’aime bosser avec Ivan car je serai toujours content de ce que j’aurais tenté même si le morceau ne fonctionne pas. C’est parfois difficile de tenter mais à deux, tu as plus de courage pour oser.

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Comment définirais-tu votre complémentarité de ton point de vue ?

Personne n’a de rôle fixe. On est complémentaires mais on s’échange aussi les rôles. Tous les morceaux naissent de nos discussions. On parle beaucoup, beaucoup, beaucoup.

L’humour que vous mettez dans les détails, comme dans certains titres de morceaux, ça vient de votre recul sur le milieu ?

Ça vient d’abord de l’absence d’égo dans le projet. On n’a pas de plan de carrière, on fait juste ça pour sortir un beau disque. À travers notre musique, on pose aussi des questions sur le rôle du DJ, de l’électro, sur le format des morceaux. On vient de là et on se positionne avec un disque qui ouvre certaines brèches. Du coup, on ne peut pas se prendre au sérieux.

« Vaguement froid » restera le titre de morceau le plus drôle de l’année !

Il est venu par hasard, on était au milieu du morceau et c’est sorti comme ça. «

On va faire un son vaguement froid

» et ça le résumait bien, tout comme le côté chaud-froid qu’on retrouve souvent dans l’album, avec des sons hyper chauds qui côtoient des textures new-wave 80’s.

Il y a d’ailleurs beaucoup de sons 80’s sur l’album, non ?

Ça vient de l’esthétique dans les synthés. Mais il y a aussi beaucoup des années 70 à travers le krautrock, des années 50 pour le côté rock crade des débuts. Il y a aussi du disco, de la house, de l’électro de Detroit…

Est-ce que tu te reconnais dans l’idée que votre projet cherche à ralentir le temps dans une période où tout va un peu trop vite, où on zappe beaucoup ?

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Je suis d’accord, d’ailleurs on ne s’est pas mis dans le système de pression musicale d’aujourd’hui, avec les singles, les albums etc. Nous, on fait ce qu’on veut en cassant les formats qui nous gonflent dans la house ou dans la techno.

C’est donc une vraie réaction au paysage musical ?

Complètement. Si on voulait rentrer dans les cases, on ferait des interviews à Ibiza avec des lunettes de soleil mais c’est pas ce dont on a envie. On essaie de creuser notre propre sillon, on ne se sent affiliés à personne dans l’électro.

Vous allez faire plein de dates en DJ suite à l’album mais j’avais pourtant l’impression que le morceau

« Weekend Boom Boom »

voulait dire que vous commenciez à en avoir ras la casquette de jouer en club.

Non, ça parle juste du week-end des DJ. C’est un texte sur la désillusion de sa vie. Ibiza, les lunettes de soleil, la plage… c’est devenu un tel cliché. Les voyages, les soirées, c’est super, mais il y a énormément de temps passé dans les aéroports, les hôtels, les taxis… C’est donc une appellation gentille. Un « week-end boom boom », on sait que c’est tout ça et on a vachement de recul aujourd’hui par rapport à cette vie. Ça fait 20 ans que je fais ça et Ivan, au moins 25, sachant qu’il voyage énormément. Tant que tu aimes le faire, il faut continuer, mais ça reste du « week-end bom boom ».

Quel regard jettes-tu sur l’évolution du clubbing depuis que tu baignes dedans ?

On a commencé il y a 20 ans et on était des parias rejetés par tous les clubs. On était donc obligés d’aller faire des soirées à l’extérieur car c’était la seule possibilité de jouer. On s’est tous battus pour que cette musique soit reconnue et aujourd’hui, tu ne peux pas vendre une voiture à la télé sans qu’il y ait un morceau d’électro derrière. C’est donc clairement la musique acceptée par tous mais il y a désormais tellement d’enjeux marketing qu’il faut mettre 150 noms de DJ’s sur ton flyer. Quand j’ai commencé, jamais je n’aurais imaginé autant de gens qui sortent à Paris pour cette musique. Je me suis battu pour ça pendant des années et j’en suis ravi. Mais j’espère que les pouvoirs politiques vont aider à ce que le clubbing continue, ne serait-ce que pour nourrir la musique. J’ai tendance à penser que ça se mord la queue et qu’on refait ce qui a déjà été fait. Entre un morceau de house d’il y a 15 ans et un morceau d’aujourd’hui, la prod est la même. Si c’est pour refaire avec Ableton ce qu’on faisait avec des samplers. Ça ne veut pas dire que tout est négatif dans la musique d’aujourd’hui, loin de là. Mais j’ai besoin des clubs, et d’ailleurs Paris n’est pas si mal loti quand tu compares à Londres où il n’y a plus que Fabric et Ministry of Sound, et plus aucun club de moyenne capacité. Tout a disparu.

Les grosses soirées et les festivals prennent effectivement la place des clubs auprès du public, ça se vit comment du point de vue du producteur ?

À Londres, tous les clubs ont fermé et c’est une catastrophe car j’ai l’impression que ça fait perdre à la musique électro sa capacité de renouvellement. Leur rôle a été hyper important dans le développement des musiques électroniques. Tu allais en club pour des rendez-vous, des DJ’s résidents qui allaient jouer toute la nuit et se permettre des choses qu’on ne peut faire en festival dans un set de 45 minutes. La musique électronique s’est nourrie de ce qui se passait en club. D’ailleurs, quand je vais mixer, c’est con mais j’aime bien ce moment où je descends des marches. Où je vais sous terre.

Pascal Bertin aurait bien fait cette interview à Ibiza. Il est sur Twitter.