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Tribune

J’étudie dans une Grande École – et c’est un long et angoissant combat

Stress, travail et pression sociale sont les mamelles de l'université de l'élite française.

À en croire mes profs, intégrer une Grande École devait faire de moi un branleur insouciant, lancé sur les rails dorés d'une vie paisible. Mais pour être honnête, depuis que j'ai intégré mon école il y a deux ans, ce n'est pas exactement le cas. Pour l'instant, j'ai surtout l'impression d'être dans le Carré Famille d'un TGV qui fonce je-ne-sais-où.

À l'annonce de mon nom dans la liste des admis de cette école – que je ne souhaite pas nommer, mais qui forme principalement des profs et des chercheurs –, j'avais ressenti une vague de soulagement. La joie est montée ensuite et m'a plongé dans un état d'hébétement. Mais d'abord, pas de sauts, pas de cris ; juste un gros soupir, qui marquait la fin de trois années passées en classe préparatoire à ne vivre qu'à travers des fiches de lecture et des programmes de révision irréalistes. Surtout, un soupir qui marquait mon entrée dans une nouvelle vie, que j'imaginais forcément meilleure : celle d'élève dans une Grande École.

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Force est de reconnaître que c'est mal parti. Lors des premiers jours de rentrée, l'infirmière-psychologue de l'école a été présentée à plusieurs reprises ; un rendez-vous individuel était même organisé pour tous les nouveaux élèves. Sur le moment, j'ai trouvé ça pénible, mais je l'ai écoutée me raconter qu'il ne « fallait pas hésiter à venir la voir pour ne pas PERDRE PIED ». Pendant tout le rendez-vous, je m'étais senti alternativement amer et goguenard. Je pensais : « c'est en prépa qu'on aurait eu besoin de toi, ma vieille ». La vie à l'école me paraissait si prometteuse, si facile que je me demandais : « quel genre de trou du cul incapable et dénué de volonté pourrait déprimer une fois arrivé jusqu'ici ? » Mais aujourd'hui, je mentirais si j'affirmais que je n'ai pas pensé à retourner la voir depuis.

Par la suite, le moment est venu – enfin – de décider de ce que j'allais faire (du moins, à court terme). Habitué au cadre rigide mais rassurant de la prépa, j'ai voulu choisir rapidement mon tuteur et mes cours pour savoir comment mon année allait s'organiser. Mais personne, parmi ceux à qui je demandais comment ça marchait, ne me répondait autrement qu'à moitié. « T'as le temps », « tu verras », etc. Quand j'en ai eu marre de chercher, j'ai fini par choisir une section, en repérer les élèves, et faire exactement comme eux.

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Il s'avère en réalité que l'absence d'accompagnement des élèves est constitutive, et même revendiquée par l'école, au nom de la liberté de choix laissée à chacun. Le suivi se limite à quelques vérifications ponctuelles de ce que font les élèves, sans commentaires ni conseils. Cette liberté pourrait passer pour une aubaine, et je suis conscient de la chance que j'ai eue de me la voir offrir. Mais malheureusement, j'ai vécu – et vis encore – cette liberté comme une angoisse permanente : il s'agit d'un fardeau pour ceux qui n'ont pas les moyens ou l'ambition pour en faire quelque chose.

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Dans ma filière, l'année où j'ai intégré, seules 5 prépas étaient représentées, dont 3 parisiennes. Nous n'étions que deux à venir de mon lycée d'origine. À l'inverse, plus de la moitié de la promo était issue de la même prépa. À leur arrivée, ces élèves bénéficiaient donc de nombreux repères : ils avaient passé deux ou trois ans dans la même classe, retrouvaient d'anciens élèves du même lycée – les statistiques de chaque prépa changent peu d'une année à l'autre – et ils connaissent souvent les lieux, puisque leur lycée se trouve à cinq minutes. Grâce à ces capitaux, ils peuvent tirer le meilleur de la liberté qui leur est laissée, et ils en font souvent de grandes choses. Mais sans tout ça, cette liberté peut devenir tétanisante.

Aussi, j'ai assez vite compris que les élèves n'avaient pas le monopole lorsqu'il s'agissait de nier mon existence : mon tuteur, par exemple, ne me donne plus le moindre signe de vie.

Là en théorie, vous vous dites : « Hé putain de bébé pourri gâté, pourquoi tu t'es pas tout simplement bougé pour t'intégrer ? ! »

Alors, OK : j'ai essayé. Si je me permets de considérer que mon entrée à l'école correspond au début d'une relative solitude, c'est parce que j'ai au moins fait cet effort. Au week-end d'intégration, j'ai rapidement arrêté de compter le nombre de bides et de regards interrogateurs (qu'est-ce qu'il veut, celui-là ?). Les gens n'étaient pas bavards. Ceux qui l'étaient se lançaient le plus souvent des private jokes auxquelles je ne comprenais rien, et je n'avais aucune idée de pourquoi ils riaient, ni de ce que je pouvais bien leur dire. Heureusement, il n'y a pas eu de bizutage à proprement parler ; mais ce week-end m'a laissé une sensation d'étrangeté – et pas seulement à cause de la présence de gens un peu chelou, parmi lesquels un sosie de Jésus au langage cryptique et un champion de cartes Magic muet.

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Malgré ça, j'ai réussi à faire la connaissance de quelques personnes, dont un type avec qui je suis devenu ami. Il était un peu moins paumé que moi, à peu près aussi déçu, et on avait le mérite respectif de rire aux blagues de l'autre. Il m'a apporté un soutien précieux.Mais en dehors de lui, presque tous les autres se sont mis à m'ignorer totalement. Les gens avec qui j'avais cours faisaient mine de ne pas me reconnaître ; et la plupart de ceux à qui je parlais en soirée ou dans le cadre d'une association de quelque sorte baissaient le regard en me croisant dans la rue ou dans les couloirs. Très étrange. Ça venait peut-être de ma tronche ? Quoi qu'il en soit, ça ne m'était jamais arrivé avant.

Aussi, j'ai assez vite compris que les élèves n'avaient pas le monopole lorsqu'il s'agissait de nier mon existence : mon tuteur, par exemple, ne me donne plus le moindre signe de vie, ne répondant plus à aucun de mes mails. J'essaie de lui trouver des excuses – il est très occupé, et répondre aux questions paniquées de ses étudiants n'est certainement pas le moyen le plus plaisant d'occuper son temps libre – mais cela ne m'aide pas à me sentir moins paumé.

La réputation des élèves en dehors de l'école m'a néanmoins appris que je n'étais pas le seul à les trouver hautains. À la fac, où j'avais des cours en parallèle, mes prédécesseurs n'avaient pas laissé derrière eux que des bons souvenirs, si bien que les étudiants de l'université nous accueillaient parfois avec défiance. Un matin où j'étais arrivé en retard en TD parce que je n'avais pas reçu le planning des salles – les mailing lists sont des outils bien mystérieux –, j'ai maladroitement tenté de me justifier en précisant de quelle école je venais. À mes yeux, ça expliquait que je n'ai pas eu l'info. Mais les autres élèves ont dû penser que je me la racontais, à en croire les regards mi-choqués, mi-énervés qu'ils m'ont lancés.J'ai fini par mentir sur ma formation d'origine, histoire d'éviter de perdre trop vite mon capital sympathie.

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Au fil du temps, je me suis senti de plus en plus angoissé et isolé, mais je ne savais pas vraiment quoi faire pour arranger les choses. Je ne savais pas non plus à qui en parler : émettre des réserves, c'était passer pour un éternel insatisfait, un râleur qui ne mesure pas sa chance.

Même mon père semblait s'imaginer que je me donnais un genre, en tentant de prendre mes distances par rapport au prestige de l'institution. Heureusement, j'ai fini par tomber sur une étude recensant les emplois occupés par les anciens élèves de l'école. En exergue de l'étude, les chercheurs avaient rapporté les réponses de certains répondants ; une part non-négligeable, très critique, expliquaient pourquoi ils avaient également très mal vécu leur passage à l'école. Ils mettaient en avant « la solitude, l'angoisse, l'amertume, la suffisance d'autres élèves », et les débouchés parfois franchement décevants par rapport à ce qu'on avait pu leur faire miroiter, ou tout simplement par rapport à leurs goûts personnels.

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L'inadéquation entre les discours élitistes, les attentes placées en eux et leurs envies réelles explique peut-être, en partie, le mal-être ressenti par ces anciens élèves. À vrai dire, rien ne permet de le prouver : il n'existe pas vraiment de chiffres sur le mal-être des étudiants en Grandes Écoles, tout d'abord parce qu'on se contente généralement d'observer leur insertion professionnelle comme indicateur de bien-être ; mais aussi parce que leur statut reste privilégié et qu'on préfère partir du principe que « tout va bien pour eux ». Avec un taux d'emploi supérieur à 80%, les jeunes diplômés des Grandes Écoles ne sont certainement pas la catégorie sociale la plus à plaindre.

Une étude s'est néanmoins penchée sur le bien-être psychique d'élèves d'une Grande École de commerce, montrant que 60 % des sujets interrogés présentaient des niveaux de stress et de détresse psychologiques élevés. Elle l'explique notamment par des difficultés à établir un projet professionnel.

Dans mon cas, le stress est effectivement lié au flou persistant autour de mon avenir, qui me donne une impression de gâchis, d'opportunités que je ne saisis pas. La prétendue « vie étudiante » autour de laquelle est censée s'articuler la mienne ne fait que renforcer ce sentiment : puisque je ne m'épanouis ni sur le plan scolaire, ni à travers les – nombreuses – activités extrascolaires, j'en suis venu à me dire que j'avais sans doute un problème.

Mais écrire ces lignes a eu un effet cathartique, et j'ai décidé depuis quelques semaines de me poser moins de questions et de tracer ma voie, le plus possible. On verra bien où tout ceci me mène, et ce TGV pour CSP+ à bord duquel je suis embarqué pour encore quelques années me réserve peut-être, qui sait, une destination de rêve. Mais pour le moment, je suis dos à la marche, et j'ai pas de place pour mes jambes.