slacker, indie rock
capture d'écran du film Wayne's World (1992)

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Music

Où sont passés les branleurs de la musique ?

Comment est-ce qu'on a réussi, à passer de la figure du slacker des 90's, vaguement en révolte contre la société de consommation, à celle du fan de musique indie et de start-ups des années 2000, qui court après les cachets?

Pendant très longtemps, la musique (et l’Art en général) a abrité tout un tas d’inadaptés, incapables de fonctionner dans un monde traditionnel. Horaires, responsabilités, déclarations d’impôts, pass Navigo, réveil matin, coucher avant le lever du soleil (sans s’être fait casser la gueule à Belleville), très peu pour eux. Et quelque part l’ancien monde fonctionnait ainsi. Les musiciens aux comportements extrêmes divertissaient un public constitué en majorité d’adolescents et jeunes adultes happés par cette fougue et cette notion de danger, qui arrivés à l’âge adulte s’orientaient vers des passe temps plus compatibles avec le fait d’attendre la mort sans trop se poser de questions. En somme, les frasques des musiciens accompagnaient une phase, celle où le temps de quelques années de rébellion, on tend à penser qu’on est capable d’échapper à la norme.

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Kurt Cobain aux MTV Video Music Awards en 1992 portant un T-Shirt de Daniel Johnston.

On les a appelé successivement zazous, hipsters, hippies, beatniks. Dans les années 90, la figure reine de la musique « rock » (ne fuyez pas) c’était le slacker. Un mec comme il y en avait dans tous les lycées avec les cheveux gras, une chemise en flanel achetée au rayon bricolage d’une grande surface et une propension à regarder glisser sur lui la réalité comme si la société de consommation lui en touchait une sans lui faire bouger l’autre. Beck chantait « Loser », Evan Dando promenait sa carcasse de fumeur d’héro aux MTV Awards, Jay Mascis traumatisait les quelques courageux qui essayaient d’aller l’interviewer, Stephen Malkmus faisait des chansons sur Ikea, Calvin Johnson enregistrait ses albums dans une grange et Kurt Cobain devait bien rigoler le soir en se rappelant que c’est grâce à un de ses t-shirts que Daniel Johnston avait signé en major.

Certains sont devenus millionnaires, d’autres sont restés barmen, pas mal sont morts. Le cinéma s'est emparé de cette figure-là, avec Slacker, Reality Bites, Clerks, ou dans un autre genre Wayne's World. La télévision également, mais pour la dévitaliser crescendo : Beavis & Butthead, Bart Simpson, Drazic, Joey Tribbiani. Quoiqu'il en soit, la figure de la rock star était dans tous ses dérivés une grosse flemmarde qui affichait son refus de fonctionner à la face d’un monde qui rêvait aussi de ne pas payer son loyer et manger des cheetos devant la télé en gratouillant une Mustang décatie (c’est une guitare, pour les plus jeunes d’entre vous). Le genre roi de cette époque, le rock, offrait à la jeunesse des « role models » (ça c’est le point Start Up) en forme de branleurs-rois, qui leur ressemblaient, perdus entre les idéaux hippies de leurs parents et les préoccupations ultra matérialistes de leurs grands frères et soeurs (qui leur avaient souvent fait découvrir The Cure quand même).

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Et puis au début du XXIème siècle, le marché du disque s’est pété la gueule, forçant les artistes à faire plus de concerts, donc à « travailler ». On a peu à peu glissé de la notion de musique alternative (une prise de position sociale) à la musique indépendante (un statut économique). Le business de la musique a bien compris qu’il ne pouvait plus se contenter de chopper à la sortie du lycée ou dans le rade du coin un branleur génial et de lui faire sortir des disques. Il est devenu beaucoup plus facile de façonner les artistes dès le début. On a adapté le modèle de la pop mainstream et de la variété aux musiciens dits « indie » ou « alternatifs » en faisant de ces étiquettes des marques. Les discours ont été lissés, les laisses ont été attachées et peu à peu une nouvelle génération de musiciens avec un esprit formé aux règles de la communication et du marketing est née. Exit les dérapages, les interviews annulées à la dernière minute, les concerts qui finissent en autodafés de Fender, les fringues dégueulasses qui n’ont pas été offertes dans le cadre d’un contrat de partenariat - en partie aussi qu'il est devenu moins aisé de se faire changer les couches par une maison de disques vu qu'il y a commencé à avoir de moins en moins d'argent. Une nouvelle génération de musiciens a donc commencé à offrir à la fois le reflet monstrueux et le chemin à suivre à une jeunesse coincée entre un effrayant clientélisme et une envie d’embrasser les « jobs-passions », guidés par les rideaux de fumée des corporations et du règne de « l’expérience » : graphiste, DJ, chanteur, beatmaker et tous les métiers anglicisés en « er ».

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Mais il ne faudrait pas non plus oublier que se permettre de végéter sans rien foutre et avoir un regard ironique sur la société de consommation ou le monde du divertissement a longtemps été un des privilèges de la classe moyenne aisée. Celle qui a grandi dans des lotissements et des banlieues chics, traînant son ennui de pavillons en pavillons et finissant par prendre une guitare et beugler dans le garage de ses parents. Si Cobain est évidemment un contre-exemple flagrant, la plupart des gamins qui ont cultivé cette attitude mollasse est sortie d’un monde privilégié et (il faut bien le dire) ethno-centré. Durant cette même décennie, à l’autre bout des villes grandes et moyennes, on trouvait le gangsta rap et des gamins bien décidés à faire de l’argent coûte que coûte, à l’image de Biggie chantant qu’il devait dealer pour nourrir sa fille sur le morceau « Juicy ». On était bien loin, au hasard, des jérémiades de Rivers Cuomo et ses problèmes de zizi, ou des pères Noël skaters de Grandaddy.

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Affiche du film Slacker de Richard Linklater (1991)

Le slacker a disparu en même temps que la classe sociale moyenne dont il était issu, peu à peu délitée par l’évolution sociale et économique du monde contemporain. Et son attitude de gentil flemmard n’a clairement plus rien à faire dans une société qui regarde très mal les inadaptés et les gens qui n’ont pas l’air perpétuellement occupés. Il est resté dans l’imaginaire collectif comme une gentille image d’Epinal rock’n'roll dont n’ont pas hésité à s’emparer des marchands du temple 90’s, toujours prompts à surfer sur le business de la nostalgie. On pourrait citer au hasard un mec comme Mac deMarco, dont la nonchalance descend directement des musiciens cités dans le premier paragraphe. À l’image des alter egos de sa génération et de leur sens inné du marketing, il a pourtant compris qu’il aurait tout intérêt à substituer au refus de fonctionner des slackers, un côté mascotte/idiot du village capable de draguer autant les trentenaires fans de Pavement que les lycéens nourris au revival 90’s. Pour résumer plus simplement, il n’a gardé du slacker que l’uniforme (les chaussures trouées, la casquette de pompiste et cette horrible salopette jaune) tout en menant son business comme David Geffen au plus haut de sa carrière. On lui préférera certainement son ancien collaborateur Homeshake, dont l’éloge de la mollesse se retrouve surtout dans des disques chamallows qui sonnent comme un improbable mash-up de Dinosaur Jr et Sade sous Xanax.

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Il y a quelques années, un musicien de Papier Tigre m’avait raconté avoir joué avec un groupe de jeunots qui portaient des T-shirts Fugazi sur scène (pour rappel, le merch du groupe de Ian Mckaye est l’équivalent de la Dame Blanche pour le punk hardcore). Le groupe en question, désormais bien installé dans le paysage musical français, apparait comme DeMarco comme le symbole d’artistes versatiles capables de ne garder d’une avant-garde musicale que l’emballage pour vendre plus de streams (elle pas belle cette expression ?). On pourrait également citer la réaction de Jason Williamson, la voix de Sleaford Mods, face à Idles qui confiait récemment au NME : « Je pensais que c’était un groupe de la rue mais pas du tout […]. Je trouve offensant le fait qu’ils s’approprient la voix de la classe ouvrière » On peut comprendre en partie la rancoeur de notre ami lad. Idles, donc, un groupe qui aura assimilé sans peine plusieurs décennies de musiques punks et contestataires pour parvenir au parfait cocktail 2019 : tatouages, fringues branchées, attitude scénique un peu fofolle et propos politiques, ce qui reste en travers de la gorge de Williamson. Ça n’a pas empêché tout un chacun de tomber dans le panneau, moi le premier, me félicitant du haut de mes 36 ans de voir des gamins « jouer du Jesus Lizard en 2019 », avant de réaliser à quel point cette idée était probablement mon entrée officielle dans la case vieux con.

Parce que finalement, accepter le contrat offert par des artistes comme Idles, Mac DeMarco ou le groupe avec les badges Fugazi c’est renier l’héritage de tous ces emmerdeurs foireux qui ont lutté contre le ronronnement de l’industrie du divertissement toujours prompte à essayer de faire du business sur le dos de l’underground et aussi accepter le fait qu’on vit dans le règne du package simplifié, pas très honnête et qui ne tire pas vraiment la création vers le haut. Quand on voit l’emballement pour des projets récents comme Fat White Family ou le Villejuif Underground, on peut se dire qu’il reste un peu d’espoir au pays des projets non formatés. À l’avenir apprenez simplement à vous méfier de la provenance des chemises à carreaux et des chaussures trouées des branleurs contemporains. Ou retournez simplement à vos classiques.

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