« Ornette Coleman : Made In America » est le film free jazz par excellence

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« Ornette Coleman : Made In America » est le film free jazz par excellence

Retour sur le documentaire de Shirley Clarke consacré au génial musicien de jazz, qui sort aujourd'hui en DVD en France, aux éditions Out Loud.

Le film de Shirley Clarke, Ornette Coleman : Made In America, sorti en 1985, s'ouvre sur ces mots, longs, mais tellement vrais : « Ornette Coleman a enrichi les vies d'individus de toutes les races, les couleurs et les croyances en tant que compositeur, interprète et célèbre musicien de jazz ; attendu qu'Ornette Coleman est une figure respecté du jazz qui a voyagé à travers les États-Unis, l'Europe, le Japon et l'Afrique, et s'est ainsi octroyé un droit incontestable à une notoriété historique ; attendu qu'Ornette Coleman a démontré que l'esprit d'initiative et le système de libre entreprise représentent encore les valeurs de l'Amérique et que le succès est à la portée de tout ceux qui tirent avantage des opportunités de notre pays. » On est alors en 1983, et le maire de Fort Worth, Texas, annonce publiquement que le 29 septembre sera désormais la journée Ornette Coleman au sein de sa ville.

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Dans la foulée, le saxophoniste interprète Skies Of America aux côtés de l'Orchestre symphonique de Fort Worth, dirigé par John Giordano. Ça pourrait être dangereux (comme toute interprétation d'un répertoire aux côtés d'un orchestre symphonique, finalement), ça pourrait marquer la récupération institutionnelle d'une des figures les plus imprévisibles du jazz, option free, mais ça définit surtout le ton d'Ornette Coleman : Made In America, un documentaire qui, à l'image de son sujet, refuse les formalités accorde avant tout une grande place à la musique et déborde largement la question du jazz. On comprend alors qu'entre les années 1960 et le mitan des eigthies, Ornette Coleman, malgré les évolutions stylistiques et la reconnaissance critique, est resté le même homme, indéfectiblement fidèle à certains principes : savoir quitter la lumière des projecteurs, retourner à l'ombre et vers un relatif anonymat, jouer sans partition, bricoler de la musique en artisan amateur, être en harmonie avec son âge, tout cela était naturel pour lui – et la meilleure façon de respecter l'état d'esprit qui était le sien lors de la sortie de The Shape Of Jazz To Come en 1959.

À l'époque, Ornette Coleman, assisté notamment par Don Cherry, interprète son œuvre au Five Spot Café de la Bowery, et ils sont peu nombreux à comprendre la révolution en marche. Présent dans le public, Dizzy Gillespie, dans un numéro du Times, déclare alors : « Je ne sais pas ce qu'ils jouent, mais ce n'est pas du jazz », tandis que Jean- Robert Masson organise en 1960, suite au premier article sur Ornette Coleman dans Jazz Magazine, une table ronde autour d'une question, « Faut-il le mettre au poteau ou sur un piédestal, ce fameux Ornette Coleman? ». Il faut dire que le saxophoniste, consciemment ou non, vient de libérer la note bleue de ses codes et de sa récupération blanche, réinventant de fond en comble quelques dialectes anciens pour en faire une langue neuve, abrasive et vénéneuse, comme il l'explique lui-même dans le livret de This Is Our Music, sorti en 1960 : « L'improvisation collective n'est pas nouvelle. Dans le jazz des origines, cette manière de jouer collectivement était appelée Dixieland. Durant l'ère swing, l'attention s'est déplacée et l'improvisation a pris la forme de soli basés sur des riffs. Dans le jazz moderne, l'improvisation est une progression mélodique et harmonique. À présent nous rassemblons les trois pour créer et donner plus de liberté à l'instrumentiste et plus de plaisir à l'auditeur. »

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Toute sa vie, Ornette Coleman aura donc joint le geste à la parole, la pratique à l'attitude, préférant rester en accord avec sa vérité du moment plutôt que d'exploiter le filon juteux d'un jazz plus académique. Dans le film de Shirley Clarke, on le voit ainsi lors de la marche de Martin Luther King sur Washington en 1968, on le croise aux côtés de William Burroughs et des Masters Musicians of Joujouka, avec lesquels il enregistre alors plus de vingt heures de musique au Maroc, et on l'entend surtout expliquer son concept d' « harmolodie ». En ces termes, assez flous : « Comme le dit Bucky [Buckminster Fuller], on ne peut pas voir hors de soi-même, mais on a l'imagination. J'appelle l'expression de ces imaginations individuelles "l'harmolodique", et l'imagination de chaque être vivant est sa propre osmose, et il y a autant d'osmoses qu'il y a d'étoiles dans le ciel. » Si ça vous paraît cryptique ou totalement imbitable, c'est normal, la musique d'Ornette Coleman est parfois faite d'intentions plus complexes. L'Américain en est conscient, mais sa démarche, loin d'être réservée aux intellectuels, est avant tout exempte de toute prétention : il suffit même d'écouter les trouvailles mélodiques d' Ornette! ou, plus récemment, de Sound Grammar, enregistrement live daté de 2005, pour comprendre qu'elle est avant tout dédiée à la musique, au simple et pur plaisir d'en faire et d'en écouter. Ça lui a parfois valu quelques problèmes, collectifs (comme lorsqu'il se fait agresser deux fois dans son propre immeuble, à quelques semaines d'intervalle) et individuels (on apprend ici qu'il vivait mal le regard des femmes suite à son succès, songeant même sérieusement à se faire castrer, à seulement 30 ans), mais Ornette Coleman est toujours resté fidèle à ses principes. Toute sa vie, il a transformé les concerts en séances d'exorcisme collectif, libérant les énergies, galvanisant tous les potentiels, nourrissant tous les esprits ; Il a entretenu des échanges passionnants avec des figures intellectuelles (notamment avec Jacques Derrida, venu d'ailleurs le rejoindre sur la scène de la Villette en juillet 1997, sous les hués incompréhensibles du public) ; il a offert de multiples pistes à suivre à ses contemporains et aux générations futures ; il a paré le jazz, cet art libre transformé en divertissement futile destiné à la bourgeoisie blanche à la fin des années 1950, d'une forme de grandeur humaniste.

Dans le film, fait d'images d'archives (collectées par Shirley Clarke pendant vingt ans), de témoignages (Brion Gysin, George Russell, Denardo Coleman, etc.), de reconstitutions historiques et de performances lives, William Burroughs dit que l'on devient un Dieu en faisant son travail et en le faisant bien. Si l'auteur Beat dit vrai, alors Ornette Coleman ne peut être vu qu'un ainsi : un Dieu du jazz, dont on continue aujourd'hui d'étudier la musique et ses plus infimes détails. Ornette: Made In America sort aujourd'hui 2 mai en DVD aux éditions Out Loud. On vous en fait gagner des exemplaires ci-dessous.