Depuis plus de 20 ans, Russell Haswell est le type le plus furieux et intrépide d'Angleterre
(c) Jessica Hanley

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Depuis plus de 20 ans, Russell Haswell est le type le plus furieux et intrépide d'Angleterre

Et si personne ne semble être au courant, il jouera demain soir pour la clôture du non moins intrépide festival Sonic Protest. Il est toujours temps de se rattraper, donc.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

« Je n'ai aucune idée de ce qui m'a amené là-dedans, ni où je vais. Je suis parfaitement désintéressé, je me sens en tous point marginalisé dans le milieu de la musique. Peut-être que ça vient de moi, d'ailleurs : je n'ai pas envie d'être associé à certaines personnes. »

On prévient ceux qui n'aiment pas trop les courants inhospitaliers et les exégèses qui s’étiolent et ne se résolvent pas vraiment à la fin : le sujet Russell Haswell est plutôt du genre compliqué. Non seulement, sa musique est sans doute une des plus furieuses, désobéissantes et indéfinissables qu’on ait entendu ces vingt dernières années, mais la carrière de l’Anglais est en plus faite de tours de passe-passe, de chausse-trapes et de bifurcations qui l’ont fait s’aventurer aussi bien dans les domaines de la noise music démantibulée, du DJing déconstruit que des arts sonores et visuels.

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Bien difficile à circonscrire, on accolait à Russell Haswell le terme d'artiste multidisciplinaire dès le début des années 90, avant même que l'expression ne soit aujourd'hui l'apanage des communicants en panne d'inspiration et des performers qui n'ont pas grand-chose à dire si ce n’est d’autre que porter leur cache-misère en bandoulière. Lui semble être arrivé dans tout ça les deux pieds dedans et par accident, tout du moins sans plan de carrière ni de trajectoire établie, « contrairement à ce qui semble être le lot de beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens qui se lancent aujourd'hui en musique », ou tout du moins dans « l'arène de l'expression artistique », terme qu’il préfère à celui de musicien, nous dit-il lorsqu’on discute avec lui par Skype.

Ne serait-ce que le terme de pluridisciplinarité (ou « transdisciplinarité », ou « interdisciplinarité », ou « mes propres pets dégagent un fumet fort agréable »), ce serait déjà le réduire à quelque chose, lui qui semble prendre beaucoup de précautions sur les mots qu'il choisit, et s'amuse de ce terme un peu fourre-tout : « Aujourd'hui, tout le monde se prétend artiste multidisciplinaire. N'importe quel graphiste, ou n’importe quel étudiant en arts appliqués (et qui n’a jamais eu de pratique en la matière) va faire un DJ set et va se dire : ‘Oh tiens, je suis artiste multidisciplinaire, maintenant. Parce que pourquoi pas, après tout ?’ C'est tellement de la blague. »

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Comme pas mal de gens de sa génération (Haswell est né en 1970), l'Anglais bifurque rapidement vers la culture des festivals. Petite mousse à la main, tranquillement assis dans son lit, il nous explique que son uniformisation est peut-être un des maux de l'industrie musicale actuelle - même, si, encore une fois, il s’en tient à l’écart, à la fois par choix et par nécessité.

« Il y en a tellement, maintenant. Depuis dix ans environ, je pense, ils se sont multipliés en Europe, en Pologne, en Norvège, en Suisse, whatever. Et beaucoup tentent d’incorporer différentes choses, différents aspects, pour que plus de monde vienne. Les festivals de dance music tentent d’incorporer les arts visuels parfois, ou certains festivals tentent d’apporter une touche plus néo-classique, ou de la soi-disant musique contemporaine – alors que ça n’en est pas vraiment. Et les festivals essaient de faire travailler les artistes entre eux, de créer des collaborations et des duos. Ça donne souvent des résultats sans relief, où tout le monde fait la même chose, une sorte d’uniformité sans forme, en somme. Je pense que l’erreur dans tout ça, c’est que les curateurs des festivals en question pensent qu’ils ont assez d’expérience pour décider de tout ça. Alors que non : ils n’ont pas étudié la 'science du curating', ou les arts visuels, ou la manière dont ces derniers peuvent influencer la musique, ou l’art sonore. »

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Lui l’a été, curateur. Après des études d’art (« et sans la moindre thune ») à Coventry, dans ses Midlands natals, il a été ingénieur du son chez Mute, a travaillé pour des plasticiens, baignait plus dans le monde de l’art contemporain que celui de la musique. Ce n’est qu’en 2001, après un voyage aux Etats-Unis, qu’il a « assemblé » son premier vrai disque, comme il le dit lui-même.

Il ne se considère pas comme musicien, ce qui est encore plus compliqué pour comprendre le personnage (La raison ? « Ce n’est pas assez de se réclamer musicien »). Lui qui gagne bien moins que le salaire minimum se demande encore pourquoi il continue de faire la tournée des festivals, salles de concert, squats, galeries, mais en nous disant, en substance, que c’est dans le conflit que son expression s’épanouit paradoxalement le plus.

Avec son environnement, bien sûr, mais également avec sa propre musique. Le plus simple serait alors de prendre Russell Haswell par le bout des collaborations et des ponts qu'il a effectués durant sa carrière, de Autechre à Powell en passant par Regis pour les plus fameux, lesquels nous éclairent autant sur le modus operandi de l'homme que d'où il vient.

Des premiers, légendes de l’IDM britannique et de l’écurie Warp (entre autres) avec qui il est ami, il a retenu cette manière de se défaire de ses propres pas, eux qui se sont peu à peu débarrassé de tout leur matériel ces dernières années et ont choisi de le reconstruire eux-mêmes à la main. Quand on lui demande s’il abhorre toujours autant tout ce qui touche au MIDI, il pouffe presque de rire : « Je n’ai absolument pas envie de toucher à ces choses-là. Je me fiche complètement de reproduire un son qui n’est pas le mien. Alors d’accord, ils ont des banques de données incroyables, mais je m’en fous de choper un preset japonais. C’est pour ça que je me trimballe encore des synthétiseurs modulaires. C’est extrêmement lourd et encombrant à transporter, ça n’a rien du tout de pratique. Mais au moins je sais en les manipulant que les sons qu’ils sortent sont les miens. Alors, d’accord, ça m’arrive de manipuler ou de donner des sons préexistants, mais en général je le fais pour faire référence à quelque chose en particulier, ou alors sur un ton parodique. »

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De Powell, le jeune fou furieux symbole d’un renouveau de la scène électronique anglaise de ces dernières années (celle qui fait grincer les dents et convulser les popotins, surchauffer les circuits et déraper), il tire une certaine reconnaissance, lui qui l'a accueilli sur son label Diagonal.

De Regis enfin, il partage une certaine accointance géographique, un parcours, qui expliquent en partie d’où vient cette science du conflit dont on lui parle.

« D'où vient ce conflit dont tu parles ? Des Midlands ! [Rires] De Coventry, une ville qui s’est fait bombarder, remplie d’architecture brutaliste, parce que tout s’était fait raser. Ça vient aussi d’un chômage de masse au début des années 80, où toutes les usines de voitures fermaient. Coventry, à l’époque, c’était aussi une des villes les plus violentes d’Europe compte tenu de son nombre d’habitants. C’est de là que vient Napalm Death, et c’est là d’où je viens. J’étais là à l’époque et j’ai pu observer tout ça. »

Mais en même temps qu’il s’intéresse à des groupes de grindcore britanniques peu aimables (tout du moins dans leur musique), il découvre les clubs, les premières apparitions de Derrick May en Angleterre, ainsi que l'acid house, et « tous les disques de techno des débuts. J’écoutais Napalm Death, Carcass et la techno exactement de la même manière. »

S’il y a quelque chose d’éminemment moderne chez Russell Haswell dans sa manière d’envisager la musique comme un tout où picorer à loisir et incorporer ici et là « des bouts » à son art, il se différencie du commun des mortels dans le sens où il est l’un des rares à mettre encore l’accent « sur l’attaque », comme il l’appelle lui-même : « Je ne parle pas nécessairement de confrontation. Mais j’ai l’impression que tout le monde aime tout, aujourd’hui. Et ça me pose un peu problème. Il n’y a plus d’état critique, alors que c’est là où ça devient intéressant. Quand on se rend compte que les choses sont sur le point de basculer, et qu’il n’y a plus de retour en arrière possible. Je trouve nécessaire, et même indispensable, dans une expression artistique, d’attaquer les choses que tu trouves merdiques. »

Alors qu’il jouera à l'épatant festival défricheur (oui, il en reste) Sonic Protest ce samedi au Théâtre L’Échangeur à Bagnolet, pour une nuit noise qui s’annonce fulminante entre Satan, Mick Harris de Napalm Death et Terrine des Français de Headwar, on se dit que ce n’est pas seulement dans sa confrontation, mais dans son adaptation avec son environnement que Russell Haswell arrive aujourd’hui à résister aux affres du temps, des facilités des plus en plus tentantes et d’une industrie à la standardisation désormais totalement assumée. Et s’il ne se produira « qu’en DJ Set », gageons qu’il parviendra à se faire sien et à déborder du cadre étriqué de l'exercice du Djing. À vrai dire, on ne se fait pas trop de souci pour ça.

Russell Haswell se produira en clôture du festival Sonic Protest ce samedi au théâtre L'Échangeur de Bagnolet, en compagnie de Thomas Tilly, MAHER SHALAL HASH BAZ, Terrine, Mick Harris, Stan, ZB Aids aka Valerie Smith, et Paddy Steer. Les infos sont disponibles ici.
Son dernier maxi, Respondent, est sorti il y a un mois sur Diagonal Records.

Marc-Aurèle Baly est sur Noisey.