Kenzy est le Stringer Bell du rap français

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Kenzy est le Stringer Bell du rap français

La tête pensante derrière le Ministère A.M.E.R et le Secteur Ä revient avec nous sur l'arrivée du rap en France, l'entubage du streaming sur les nouvelles générations, et également les pièges de la nostalgie. Et en place une petite sur NTM pour la route.

Hier soir avait lieu le concert événement de la tournée du Secteur Ä à l’AccorHotels Arena - enfin Bercy quoi. Toute la joyeuse bande était réunie (Passi, Stomy, Doc Gynéco, Ärsenik, Neg’Marrons, Janik, Pit Baccardi, Singuila, etc) mais, même si sa place n’était pas sur scène, celui que Lino appelle en souriant, « le mastermind » était présent aussi en coulisse : Kenzy, membre fondateur souvent étiqueté comme boss du label de l’époque. Très discret dans les médias, celui qu’on a découvert en tant que porte-parole du Ministère A.M.E.R et qui par la suite a souvent été vu comme le premier business man du rap français d’une certaine époque, pour le meilleur et pour le pire, a accepté de revenir avec nous sur son parcours. Entre souvenirs de l’époque Ministère A.M.E.R, genèse et gestion du Secteur Ä en passant par sa vision de l’industrie et de ses mutations jusqu’à aujourd’hui, on a fait le bilan, calmement (blague contractuelle) avec le bonhomme made in Garges-Sarcelles.

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Noisey : Tu fais partie des pionniers. Quelle est ta vision de l’arrivée du rap en France ?
Kenzy : La première chose qui m’a capté c’est les danseurs. La musique est venue après, parce que les mecs dansaient sur de la funk, du jazz rock ou autre. Je ne savais pas forcément que c’était ça, qu’on appellerait plus tard le rap. J’ai fini par faire partie d’un groupe de danse, enfin, c’est un bien grand mot, on était surtout des potes. Il y avait entre autres Armen, devenu photographe par la suite. Pas mal se sont orientés vers des métiers du divertissement. On se retrouvait pendant les coupures scolaires. Pareil pour les Fresh Boys, en gros j’arrive à Sarcelles et c’était la bande du quartier. Pour moi à la base c’était tous des danseurs, même les Requins Vicieux au départ c’était très danse.

J’avais noté un 3 e nom : « BSP ».
Ouais, ça c’était un crew de taggeurs ! On avait aussi notre équipe, Garges, Sarcelles, Villiers-le-Bel. C’était notre truc : Barbare Sans Pitié, parce qu’on pensait que Barbares c’était pas assez. [Rires] C’était plutôt un délire de marquer son territoire, avant tout.

Du coup ta première vision du rap, c’était plus le propos avant la technique ?
C’est clair que toute la première génération de rappeurs… Ils étaient rarement « bons » au sens technique du terme, parce que cette musique venait de débarquer. Les premiers NTM, Assassin, Ministère AMER, c’était en-dessous de Solaar, Little MC, etc. Pour moi les mecs du 94, New Generation MC’s, étaient plus axés sur la recherche de musicalité. Les autres, t’avais parfois l’impression qu’ils avaient un message à faire rentrer au forceps dans la mesure. D’ailleurs la preuve : si tu prends les a capella de cette époque et que tu essaies de les faire rentrer sur d’autres instrus, franchement tu vas souffrir. [Rires]

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Pour moi, l’idée était d’utiliser la musique pour livrer un témoignage. Comme ces films US où un prof prend une boîte, recueille des objets qui représentent l’époque (kleenex, montre, portable, on s’en fout), on enterre la boîte et on la ressort 25 ans plus tard. C’est comme ça que je voyais le rap.

Pour autant, il y avait un côté peut-être plus cynique, plus joueur quand tu compares le style MÄ aux autres.
Après… Disons qu’on représentait chacun notre environnement. IAM, pour moi c’était l’étendard de Marseille, Assassin Paris et NTM aussi même s’ils revendiquaient le 93, ça restait proche. Finalement on considérait que personne nous correspondait à 100 %. C’est vrai qu’à Sarcelles on est très nature. Y’a pas de détour quand on veut dire les choses. Et on est les premiers clients de vannes sur nous-mêmes, pas se prendre au sérieux. Les mecs qui font du rap pour délivrer un message sérieux, ça nous a toujours fait marrer. L’idée même d’aller devant des mecs de notre âge et leur dire : « Écoutez-nous, comme on a un micro, on a la bonne parole et vous êtes que des merdes », c’est pas nous. C’est pour ça qu’on a toujours dit au public : « Laissez personne se faire un avis pour vous, pas même le Ministère ». Là, on a la chance d’avoir une exposition mais demain ça peut être vous et notre parole n’est pas plus importante que la vôtre. C’était un peu le côté « Do it yourself » si on veut. Ça contribuait aussi à casser l’image du mec qui sélectionne les rappeurs au quartier en lui disant : « Tais-toi, t’as rien à dire… » Nous c’était porte ouverte : tu veux rapper, rappe.

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Du coup ça se déclinait sur les thèmes choisis : chaque groupe de rap a son titre sur la police, vous avez « Traîtres », sur les flics noirs, on peut aussi ajouter les sons sur les meufs, ça restait bien décomplexé par rapport à l’époque.
Tu sais Yérim, le truc c’est qu’à aucun moment on s’est drapés dans un rôle. Stomy et les autres, tu les voyais sur scène ou en studio, pas d’artifice : tu pouvais nous voir avant, pendant et après l’interview, ça changeait rien. Mais c’est aussi parce que personne imaginait qu’on perdurerait. Vu qu’on venait d’une ville un peu oubliée, ça nous dérangeait pas d’être « les mecs qu’on attend pas ». Le côté cheveu sur la soupe du rap français, on l’a vendu aux gens et on en a joué finalement. Les gens apprécient pas notre présence ? Pas grave, nous on en rigole. On n’avait pas d’ennemis déclarés non plus, ça restait bon enfant.

Pourtant il y avait quelques petites crottes de nez envoyées à NTM ici et là.
Aujourd’hui y’a des gens dont le métier est d’expliquer à la France comment des asiatiques, des arabes, des noirs et des blancs vont pouvoir vivre ensemble… Franchement y’avait qu’à venir chez nous, dans nos classes et nos rues. C’était naturel. Donc c’est vrai que quand on voit NTM rapper : « Je suis blanc, il est noir, blablabla », on sourit : t’aurais quand même pu mieux utiliser tes quatre mesures. Le truc c’est que, encore aujourd’hui si tu te balades à Sarcelles, Garges, tu vas tomber sur du Konpa, du zouk, des musiques africaines, antillaises, sans distinction. Avec peut-être toujours ce côté dansant. Donc c’est vrai que quand le rap de L.A arrive, avec ces samples empruntés à Zapp et tout ça, nous on accroche. On se dit : « Ouais, c’est notre truc », mais ça n’avait rien à voir avec le gangsta rap parce qu’on ne captait pas toutes les paroles. Après, l’appellation « NWA à la française », c’est comme quand tu dis à quelqu’un « t’es le Eminem français », y’a toujours un côté involontairement péjoratif. [Sourire]

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Pour le coup Eminem français ça veut juste dire : « T’es un rappeur blanc et les journalistes n’ont aucune autre référence sous la main ».
[Rires] C’est vrai aussi. À l’époque on n’avait aucune prétention et surtout pas la volonté de se caler sur un créneau américano-américain. Parfois ça collait et ça ressemblait : Dre écoutait Zapp, nous aussi, donc forcément on était éloignés de New York par rapport à d’autres influences, c’est vrai.

On pourrait penser que tu t’étais assagi mais je me souviens d’une émission Paris Dernière en 2002 entre les deux tours où tu t’exprimais par rapport au vote et au final on avait l’impression d’avoir le Kenzy du Ministère « intact »…
Ouais, c’était à mon bureau. « Je dois voter pour un voleur qui pense que je pue pour contrer un autre raciste qui pense la même chose ? » Je m’en souviens. Heureusement, il y a des choses que je pensais à 19 ans que je pense toujours aujourd’hui, certaines que je ne peux pas détailler pour des raisons économiques [Rires]. Pour revenir au Ministère, j’avais co-écrit peut-être un ou deux morceaux, pas tant que ça. Et c’est parce qu’on avait des morceaux à rendre : pour « Sacrifice de poulets », c’était ça. Solo d’Assassin m’avait contacté pour la B.O de La Haine, avec le thème pour nous. Stomy n’était dispo que trois jours plus tard. Donc je commence le morceau de sorte à ce qu’il puisse le réarranger à sa sauce et qu’on livre en temps et en heure. Y’a rien de pire qu’être payé et ne pas pouvoir livrer ton travail, ça fait pas sérieux, et par rapport à Solo ça n’aurait pas été correct. L’autre morceau c’était « Un été à la cité ».

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Pour l’abstention, bah jusqu’à présent j’ai toujours pas voté. Je me tiens toujours loin de ça. Quand je vois des gens en télé faire des démonstrations de leur appartenance à tel ou tel bord alors qu’à la base ils sont même pas encartés et ils n’obtiendront rien en retour, ça a tendance à me faire rire. Après je n’irai pas non plus dire : « Ne votez pas ». Si ça les amuse, qu’ils y aillent. On m’avait posé la question entre Chirac et Le Pen, c’est le sida et le choléra. On demande à une certaine frange de la population de s’exprimer dans un certain sens juste entre les deux tours. Le reste du temps on en a rien à foutre d’eux. À ce moment faut être un peu fort et dire très bien, nous non plus on en a rien à foutre les mecs. J’ai 49 ans, jamais voté et ça va je me porte bien. [Rires]

J’ai cru comprendre que la « vraie » naissance du Secteur Ä s’est faite sur les routes, lors d’une tournée Ministère AMER.
D’un point de vue humain, toutes ces personnes se sont connues avant, que ce soit au bahut ou ailleurs. Ma volonté de créer ce qui a donné Secteur Ä date d’un peu avant cette fameuse tournée. Le truc c’est que le travail que je faisais sur Ministère, d’autres artistes commencent à me le demander, or je réalise que je ne suis pas assez structuré. Je me renseigne, et effectivement les métiers que je faisais c’était : manager, éditeur, producteur exé. Sauf qu’on ne peut pas mettre tout ça dans une seule et même structure, légalement. Donc je me retrouve à créer deux, puis trois structures. C’était aussi pour des questions de cloisonnement : niveau gestion j’avais envie de pouvoir faire des clips pour un artiste avec une structure sans que ça interfère avec d’autres, en éditer un sans que ça empiète sur la prod, etc.

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Il me semble qu’en plus, tu étais très soucieux de leur image.
Chaque artiste est un client différent d’un autre. Ils ont grandi dans mon quartier mais ce sont mes clients avant tout. Ma question c’est : « Comment les faire passer du quartier au fauteuil de Ruquier ?» On fait appel à moi pour ça, rester dans l’underground je sais pas faire. Tu fais une sorte d’audit des capacités de l’artiste : comment il peut se comporter, s’habiller, s’exprimer en public, etc. Il s’agit pas de lui inventer des qualités mais d’essayer de gommer les points négatifs, de construire ça avec lui. S’il a une interview avec toi, je vais étudier tout ce que t’as fait avant et essayer d’anticiper le type de questions, lui transmettre et lui dire : « Ok, tu vas sans doute passer par telle ou telle question, il faudrait que tu t’y prépares. » Je faisais une liste de 10-15-20 questions et le mec me disait comment il comptait y répondre. Mon métier c’était de dire : « Il vaudrait mieux répondre de telle façon », sans mettre des mots dans sa bouche non plus. C’est à moi qu’incombe la tâche de dire : « Fais gaffe, ça c’est mauvais pour toi, si tu fais ça, les gens vont le comprendre de telle façon, etc ». Une fois que c’est fait, c’est à l’artiste de choisir s’il suit ou pas tes conseils. Pareil pour la musique : je passais très peu de temps en studio, c’est un truc que les gens savent pas forcément. C’était pas mon rôle. Je devais juste prendre la musique à la sortie du studio, je voulais surtout pas « corrompre » la création. Si jamais toi en tant que manager tu te mets à réagir en studio au moment où le mec crée sa musique, tu fausses le jeu. Au contraire, finissez votre affaire, envoyez-moi votre création, je prends 1 à 2 semaines pour la digérer et après seulement on parle : peut-être que sur ce morceau vous devriez prendre une autre guitare, essaie ce musicien là, peut-être que ce sample est grillé, peut-être qu’il faudrait une vraie batterie ici, etc. À mon avis c’est ça le taf de manager : essayer d’anticiper dans l’espace et le temps ce qui peut arriver à l’artiste, en terme de carrière, d’entourage, etc.

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Du coup quand tu vois certaines interviews télé de rappeurs aujourd’hui…
[Rires] C’est catastrophique ouais. Avec tous les outils à disposition, tu peux t’entraîner à parler devant des caméras. C’est peut-être plus important que dépenser des sommes folles pour des chaussures [Sourire]. Savoir bien écrire et bien rapper, ça n’a rien à voir avec s’exprimer dans les médias. Parfois je vois des passages télé de rappeurs et c’est triste.

Surtout que dans ce cas là, les mecs en face leur font pas de cadeau.
Bah évidemment. C’est le même principe que quand tu vas chercher du taf, tu essaies de te donner une allure différente de celle que tu as tous les jours.

L’image du requin, business man du rap, qu’on t’a beaucoup reproché, tu la vois comment ?
Je vais t’expliquer un truc : j’ai entendu ça deux fois de vive voix dans ma vie, par des gens dont je citerai pas le nom, qui m’ont ensuite appelé pour que je revoie leur contrat avec eux. Faut pas confondre : mon rôle c’est pas de parler d’une caisse claire. Si tu veux parler des différences de prods entre Dre et DJ Premier, je vais te présenter un DJ, un beatmaker et un ingé son. Ma fonction c’était simplement d’obtenir la plus grosse part pour les artistes. L’astuce que j’avais trouvée à l’époque était simple. En tant que manager, tu es censé toucher 20 % de ce que touche ton artiste. Moi j’avais dit aux maisons de disque : « Ces 20 %, c’est vous qui allez me les payer ». C’était déjà une façon de garantir à mes artistes d’avoir un peu plus qu’ailleurs. Mes clients se sont jamais plaint de ça. Je veux que l’artiste dispose de tout ce qu’il a demandé. Et dans cette démarche, y’a pas d’ami ou quoi que ce soit. Si le rappeur veut un cheval bleu dans son clip, je vais demander un cheval bleu, même si j’en ai jamais vu de ma vie. Donc oui, après tu avais des bruits de couloirs : « Oh le Secteur Ä, ils ont des demandes de fou, d’où ils sortent », mais en major on n’a jamais eu de plainte.

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Venant du milieu spécifiquement rap, tu avais aussi l’image : « l’argent avant le hip-hop », ce genre de reproche là.
Ah ouais mais moi je suis un zoukeur, je sais pas ce que c’est l’esprit hip-hop. Je pense même pas avoir de leçon à recevoir sur quelle est l’attitude à adopter par rapport au hip-hop. Si tu penses qu’un artiste est talentueux, moi je trouve qu’il est anormal qu’il n’explose pas grâce à son talent. Cette vision de l’artiste qui doit crever de faim pour être pur, pas pour moi. Quelqu’un qui viendrait me dire : « Kenzy moi je me vois pas faire d’argent avec ma musique », écoute va là-bas, y’a des mecs qui signent des gens qui font de la samba, y’a du djembé, mais on va rien faire toi et moi [Rires].

Ce qui est amusant c’est que maintenant le discours qui était le tien à l’époque s’est généralisé.
Y’a toujours eu en France une gêne, c’est pas inhérent au rap français. Les mecs dans la musique se disent toujours : « Je suis là pour l’amour de l’art ». Mais moi à chaque fois que j’ai bossé avec des musiciens, j’ai vu tout l’inverse, c’était sanglant derrière. Des querelles entre deux grands artistes pour des royalties… Alors que derrière ils affichaient cette attitude « amour de la musique ». Dans Secteur Ä on a jamais eu ça parce que sans rentrer dans les détails pas mal de membres avaient déjà eu la possibilité de faire de l’argent avant de rentrer dans le rap. Stomy, Passi, Bruno, Neg’Marrons, Ärsenik ou moi, on voyait ça en tant que business, comme un autre qui ouvrirait sa pizzeria.

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Quand on t’écoute expliquer comment tu as « évalué » le potentiel d’Ärsenik, ça fait très étude de marché de terrain d’ailleurs.
Voilà. Les mecs de Paris ont ce truc un peu masturbatoire de penser que parce que t’es de Paris, tout le monde te voit partout dans le monde. Sauf que non. Ces mecs qui sont dans le hall du fin fond de la tour la plus cramée du quartier, qui ont ce côté très marques françaises dans la sape avec du Lacoste de la tête au pied, c’est eux les plus respectés à l’époque. Et plutôt que de leur vendre du rêve, je veux leur ramener des rappeurs qui leur ressemblent. Du coup j’explique à Calbo et Lino quels chiffres je vois pour eux : même eux n’y croyaient pas au début, mais j’étais sûr.

C’était pareil quand tu décides que tu veux Lunatic ?
Oui. Quand je tombe sur deux ou trois morceaux qu’ils ont posés sur des compil’ (parce que j’écoutais pas la radio), je vais voir des maisons de disque : « C’est eux qu’il faut signer ». Les mecs me regardent comme quand je leur parlais d’Ärsenik : « T’es fou, eux ? T’es sûr ? Oh, non ». Moi je n’en revenais pas : bien sûr que c’est eux qu’il leur fallait, Ali et Booba sont des découpeurs. Dans ces moments je me demande toujours si je suis bizarre, si j’entends la même chose que tout le monde. [Rires]

Eux ne voulaient pas signer ça. Du coup ça me conforte : je me dis que si j’ai Lunatic + Ärsenik, le Secteur Ä peut faire tout ce qu’il veut à côté. On se voit le dimanche 16 avril 97, sur les Champs, Ali, Booba, Géraldo, on parle, les mecs sont d’accord, et le lundi Booba tombe pour son histoire. J’étais resté en contact avec Géraldo qui me tenait au courant de la vie du groupe et c’est pour ça que j’ai pas fait de forcing à la fin : pour moi c’était bien qu’ils montent eux-même leur structure. J’étais déçu de pas avoir Lunatic sur mon catalogue mais j’étais super content qu’ils soient leurs propres patrons.

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Mais entre ça et le reste, t’as pas l’impression d’être la Cassandre du rap français ?
[Rires] Je me sens pas doté d’une mission pour éclairer qui que ce soit. Encore aujourd’hui quand on me demande des conseils, je leur dis que j’ai pas la science infuse. J’ai juste quelques réflexes : un artiste que je dois amener d’un point A à un point B, tant que j’y suis pas arrivé, ça m’énerve, je vois ça comme un échec. Le tout est de savoir par quel chemin tu passes : quelle stratégie, etc. Quand j’ai dit à Ärsenik qu’ils vendraient 200 000, c’est bien, mais il faut le faire après !

Tu n’as jamais regretté de ne rien avoir tenté en indé total ?
C’était pas mon rôle. Le souci du rap français c’est qu’il y a toujours eu des incompétents dans l’entourage, qui amènent de mauvaises décisions. C’est pour ça que je pense qu’encore aujourd’hui il n’y a rien de meilleur pour le rap que les grosses structures, pour éviter les ratages. J’ai eu la chance de bosser avec des personnes intelligentes : en gros nous de notre côté on recherche et on développe, et j’ai choisi des partenaires de confiance. Ça va casser un peu l’image du requin mais mon but n’était pas de ramasser un max en indé quitte à vendre moins ; mon but était que le rappeur vende un maximum et que sa musique soit diffusée au plus grand nombre. 35 000 ventes pour des gens aussi talentueux qu’Ärsenik, j’aurais vu ça comme un échec.

Du coup à l’heure actuelle, quand des indés font des gros succès, tu ne penses pas que c’est un bon modèle ?
Etre indé en 2018 n’est pas être indé en 1998. Aujourd’hui tu as presque plus de pressage de disque, donc de transports, etc. Donc aujourd’hui, je te dirais d’être indé, ouais. Si tu vas dans une major pour qu’on te signe un gros chèque, vas-y aussi, tu peux te dire : « Ma carrière vaut tant » et à côté monter ta structure, faire monter d’autres artistes, etc. Si je devais recréer une maison de disque, ce qui n’arrivera jamais. [Rires]

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Trop vieux pour ces conneries ?
Non, même pas. Je suis passé à autre chose. Mais si je voulais créer un label, jamais je passerais par une maison de disque, c’est sûr.

Tu as un avis sur l’évolution du marché du disque ? Avec la dévaluation du disque d’or, la nouvelle comptabilisation, etc…
[Sourire] On me dit que l’époque a changé. Ok, faisons des calculs. Quand j’étais jeune, un paquet de cigarettes c’était 8 francs et un album c’était 120 francs. Aujourd’hui un paquet c’est 8 euros et un single 99 cents. Comment vous pouvez croire que vous avez la côte alors que n’arrivez pas à convaincre 200 000 personnes de dépenser si peu pour acheter votre morceau ? « Mais mon clip a été vu 200 millions de fois ». C’est pire : pourquoi alors tu vends si peu, pourquoi sur toutes ces vues tu ne peux pas en concrétiser ne serait-ce que 2 millions pour acheter ce fameux single ? Ou même 200 000 ? ou même 20 000 ? Je ne comprends pas comment les mecs pensent leur business. C’est quoi leur modèle ? Gagner de l’argent ? Ils en gagnent pas du tout assez là-dessus. Des concerts ? Ils en font pas tant que ça. De l’endorsement par des marques ? Dans la majorité des cas on leur file des fringues mais ils ne sont pas payés pour les porter.

Il y a aussi l’économie des showcases, ça permet à pas mal de bien vivre.
Quoi, faire des chichas ?

Chichas et clubs, boites ouais. J’essaie de sauver les meubles hein.
Non mais les meubles ils ont coulé depuis longtemps là. Faire des boites ça existait déjà avant. Les mecs me disent que c’est plus compliqué aujourd’hui, mais c’est faux. Avant rien que pour faire les envois pour la presse, ça prenait une journée avec les enveloppes, les trucs à imprimer etc. Là avec un mail groupé ça te prend 2 secondes. Les nouveaux outils rendent tout plus simple.

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Du coup je t’imagine pas super convaincu par l’économie du streaming.
J’ai un seul problème avec le streaming. Je trouve que c’est une arme redoutable pour permettre à un artiste d’être connu. Mais il y a une partie sombre dans les contrats. C’est ce fameux truc qui stipule que si 1500 personnes streament ton son, ça fait un album vendu, à peu près. C’est comme si dans le vrai monde, à chaque fois que 15000 personnes s’arrêtent pour prendre en photo une Lamborghini en vitrine, tu considères que t’en as vendu une. Et des mecs ont dit : « Ok ». Les mecs ont déserté l’idée qu’il fallait combattre ces grosses sociétés qui vampirisent les artistes, qui font de l’argent sur leur dos. Ces sociétés là n’ont rien d’artistique, elle sont juste là pour donner de la valorisation à leur entreprise, ce qui est normal. Mais comment les maisons de disque laissent ça se dérouler avec leur bénédiction ?

À l’époque tu avais dans tous les contrats un article qui disait que la major devait tout faire pour protéger l’artiste et sa musique. Là, ils ont abdiqué. La réponse au téléchargement c’est pas ça. Tu t’appelles Universal, concrètement, la moitié des CDs vendus t’appartiennent. T’imagines le poids que tu as ? Tu alignes les 4 autres grandes majors, tu vas voir le SNEP et tu dis ok maintenant on va créer notre propre application de stream et de téléchargement. Ça te prend quoi ? Entre 200 000 et un million pour payer des développeurs et construire ton truc, c’est une bouchée de pain s’ils s’y mettent à plusieurs. Et à partir de maintenant, tous les artistes de leur catalogue sont uniquement dispo sur cette plateforme et plus du tout sur Deezer, Apple, Spotify, etc, rien à foutre. Fin de l’histoire. C’est là que tu contrôles le truc. Si ces gens ne font pas ça, pour moi c’est qu’ils font autre chose derrière, qu’ils ont des accords avec Deezer, Apple, Spotify qui dépassent totalement les artistes et qu’ils ne déclarent pas ouvertement.

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Tu ne penses pas qu’ils ont « juste » vraiment loupé le coche ? À une époque, les majors avaient un discours vraiment perdu face au web.
Quel coche ? Les mecs des plateformes de streaming ont ce qu’on appelle le « first move advantage », ça d’accord. Mais ils ne produisent rien !

Je sais pas, vu de l’extérieur pour moi ça donne : la maison de disque c’est un magasin qui se fait défoncer sa porte et voler chaque nuit, les plateformes de stream arrivent et disent : « On va poster un mec devant et faire payer les gens sur chaque marchandise qu’ils te prennent, mais par contre on va prendre un pourcentage énorme dessus ». À peu près.
Ok, mais tu peux payer des mecs qui vont juste copier au mieux l’algorithme des services de streaming, au début ce sera pas aussi performant mais rapidement ça va le devenir et basta. À une autre époque on avait les radios et télés qui étaient toutes puissantes : les programmateurs étaient des rois dans leur domaine. Quand Internet est arrivé, ça a diminué le pouvoir de ces gens. Et jusqu’à aujourd’hui, tu tombes sur des gens qui disent : « On arrive pas à faire comprendre à telle radio qu’il faut jouer tel morceau ».

Mais vous êtes propriétaire du contenu les mecs. C’est à vous d’y aller et de dicter vos conditions. La première fois que je suis allé voir Laurent Bouneau pour Ärsenik, j’avais ramené « Boxe avec les mots » : « C’est ce morceau là que tu vas jouer ». Point. J’ai pas eu l’impression de lui avoir fait une clé de bras ! Ça a duré à peine 5 minutes, il a dit Ok et c’est tout. Si j’arrivais à le faire, pourquoi c’est si rare ? Suffit d’être debout devant des mecs et dire : « Voici ce qu’on veut pour notre artiste et voici ce qu’on veut pas ». Pareil pour le streaming : les propriétaires de musique devraient n’en avoir rien à foutre de Itunes et des autres, y compris Youtube. Ce qui intéresse les gens sur Youtube c’est pas juste le chat qui tombe du balcon, c’est les clips, le dernier Rihanna, le Niska, etc. Pourquoi tu vas donner de la valeur à ces gens, à Vevo ou je ne sais quoi. Donne de la valeur à ta propre société.

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L’image de Doc Gynéco, ce côté mec perché entouré de rappeurs sérieux, ça s’est imposé ou c’est venu de toi ?
Ah non, je fais pas d’effort de remodelage sur des artistes. J’ai jamais forcé de featuring, le mec rencontre Ärsenik et veut un feat avec eux, ça les regarde. En fait au moment où il vient me demander de s’occuper de lui, je lui dis non. Ca m’intéressait pas à cette période, j’étais dans autre chose. Malgré tout, Thierry Planelle (Radio Nova, NDLR) m’appelle et me demande de passer voir Bruno, qu’il a besoin de support extérieur, bref. Je me retrouve rue de Lille, dans un hôtel particulier. Le voisin c’était Karl Lagerfield. L’hôtel particulier appartenait à la petite-fille d’un mec… très puissant à l’époque en Syrie, on va le dire comme ça. Et Gynéco était là, il avait 300m2 de home studio. Je lui demande où il en est, il me dit qu’il a des bouts de morceaux ici et là. Il était avec Alexis Ouzani qui lui a fait toutes ses prods. Parfois les artistes ont juste besoin d’un type extérieur qui les pousse un petit peu : « Si c’est ça l’album que t’as envie de faire, fonce », ce genre-là.

**Si Alexis a fait les prods, Ken Kessie (crédité à chaque morceau de **Première Consultation, NDLR) a fait quoi ?
Ken Kessie c’est l’ingé son américain. Producteur aux USA ça veut dire réalisateur artistique, tu rajoutes une caisse claire, tu peaufines. Mais Alexis était le compositeur. L’album sort et 6 mois après Bruno me repropose d’être son manager pour la troisième fois et là je dis oui. Y’a deux étapes chez Bruno : le côté perché et le côté lucide. Je l’ai toujours capté lucide, donc on avait des réunions, je lui disais voilà ce qu’il y a à faire dans le mois, je lui laissais sa feuille de route et il la suivait.

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Plus étonnant dans ton parcours, j’ai cru comprendre que Jean-François Bizot avait compté.
Ouais j’ai eu la chance de le rencontrer quand il bossait à Nova. C’était pas un mec qui faisait partie des gens que j’appelais mais je faisais une interview pour le magazine Actuel et plus tard il m’appelle pour savoir ce que je pense de l’article. Je lui dis que c’est pas mal mais que ça aurait pu être plus comme ci, comme ça. Il me demande ce que je fais en ce moment, je lui réponds que je suis en BTS et que je cherche un stage dans la pub (à l’époque je voulais un contact là-dedans). Le mec me dit : « Ok je pars en Pologne avec Séguéla, je reviens jeudi, appelle-moi », ce que je fais et là : « C’est bon, t’as ton stage à la RSCG » ( futur Havas, NDLR). Je me retrouve avec Christophe Lambert, un homonyme de l’acteur, ponte de la boîte et ça tuait, mais j’étais comme un gosse qui a son cadeau d’anniversaire un jour en retard. En réalité, je voulais bosser avec un autre mec, je visais l’agence d’Eric Tong Cuong. Ça ne s’est pas fait et je me suis barré. Lambert a fini numéro 2 d’Europa Corp.

Ah oui, il y est toujours je crois.
Je crois surtout qu’il est décédé.

Sans transition, en 2007 tu disais : « Dans deux ans max je me vois à Miami ».
J’y vais de temps en temps. Miami c’est uniquement le soleil, la perspective de plus avoir froid, c’est pas la vie à Miami. Ça aurait pu être la vie dans… bon, dans le Sud de la France, c’est mort, mais au Sud du Sahara par exemple. Là j’y suis presque, les valises sont posées, prêt à partir. [Rires]

Quand on t’a demandé si tu n’aurais pas aimé produire NTM, tu avais répondu : « J’aurais préféré avoir des règles douloureuses ». C’était à ce point là ?
[Il réfléchit] Bah, c’est vrai. Je pense que c’est un très très grand groupe mais je vois le personnage de Joey Starr et je sais que c’est un mec avec qui j’aurais pas pu bosser. Il a un ego, j’ai un ego, ça aurait été infernal. Donc qu’est-ce qui est plus douloureux que bosser avec quelqu’un que tu supportes pas ? Voilà. Mais ça reste un grand groupe avec des morceaux que je considère comme étant de grands morceaux de chanson française.

Tu écoutes toujours du rap français ?
J’ai la chance d’avoir des mecs comme Jacky, qui peut trier et m’envoyer les sons susceptibles de m’accrocher. Début mars, il m’a envoyé un morceau de Despo Rutti que je suis depuis longtemps et que je trouve très très fort. Son écriture, tout… Je pense qu’il aura jamais la carrière que ses auditeurs pensent qu’il mérite mais c’est un mec que j’aurais voulu avoir à l’époque. Je me suis intéressé au mec, je tombe sur des interviews de lui avec une kippa sur la tête, ça m’a intrigué, le personnage est fascinant. Et il rappe très très bien. J’aime les mecs qui se différencient dans leur façon de dire les choses. Faudrait faire un sujet sur l’importance particulière des Congolais dans le rap français. Ils ont une approche différente de l’écriture, comme tu disais tout à l’heure, très cynique, très froid, très observateur du monde. Ärsenik, Mystik, Despo ont ça.

Pour le reste… en terme de technique, prod etc, si tu es capable de reproduire ce que quelqu’un fait à 8h d’avion, tu es aussi capable de créer quelque chose. C’est sur ce terrain que j’attends les rappeurs.

Et niveau discours, ça peut encore te parler ?
Y’a aucun gamin de 25 ans aujourd’hui qui a un discours qui m’intéresse. Je les attends sur leur capacité à m’émouvoir, à me toucher artistiquement plus que leurs textes. Si je devais bosser avec eux, je leur dirais jamais : « Parlez comme moi ». Par contre, j’essaierais simplement de les orienter vers une façon de parler naturelle pour eux histoire de transmettre des émotions à leur public. Mais sinon ils ont l’âge de mes nièces, et je parle pas de sujets en profondeur avec mes nièces. Je me sens pas largué mais je sais reconnaître que ce n’est plus mon temps, plus mon époque. J’ai pas ce truc rancunier, nostalgique du passé. Si ça marche pour eux, je les félicite. Les gamins d’aujourd’hui doivent se concentrer sur ce que leurs contemporains font, et surtout acheter leur musique parce que 99 cents c’est pas cher. [Rires]

Donc pas de Kenzy avec un T-shirt « Le rap c’était mieux avant ».
Je pense que les mecs qui ont lancé ça sont des grands cyniques. Parce qu’au final c’est un truc qui peut se transmettre de générations en générations et plus personne saura de quel période de rap tu parles à la base.

Mais du coup toi qui avais dit que tu n’aimais pas les anniversaires et la nostalgie, est-ce que ce n’est pas un peu bizarre de valider la tournée Secteur Ä 2018 ?
Rien à voir, y’a des choses que tu dis le lundi et que tu renieras dans 3 semaines. Mais c’est surtout que j’étais absorbé par autre chose. Là on m’a appelé on m’a dit que les artistes veulent le faire, j’ai demandé ce qu’il leur fallait, il s’agissait juste d’un accord parce que la marque m’appartient, j’ai dit oui, j’ai précisé que je ferai pas d’interview, toi c’est l’exception.

Petite déception : on ne t’a pas vu sur scène déclamer tes interludes de l’époque, Les lascars parlent aux lascars, etc. [Rires]
Quoi, sur scène ? Non, jamais. Non, non non. Ces trucs là… Tu me ramènes à des… 92, ça fait plus de 25 ans ! En plus je me rappelle à l’époque, j’arrivais au micro, rien n’était planifié. [Rires]

Un dernier mot : ton rapport aux médias, depuis que tu as eu des mauvaises expériences, tu es resté très méfiant, non ? Précisons qu’à l’époque même le Canard Enchaîné avait pris la « Secte Abdulaï » [surnom d’une cité, NDLR] pour une vraie secte.
Mais ça Yérim, je te jure que ça m’a fait rire, ça nous a tous fait rire. Que des mecs dans une rédaction sérieuse croient vraiment ce truc de secte, c’était fou. Perso je considérais le Canard Enchaîné comme un journal fiable, je le lisais et je respectais leur taf. Jusqu’à ce que je tombe sur cet article qui parlait de mon quartier, de moi indirectement même si mon nom n’était pas cité. Et on explique que je donne de l’argent à des petits de cité pour partir en vacances, qu’il y a des histoires de gourou ou je ne sais quoi, je pense : « Mais ils sont dingues ». Et ça m’a fait remettre en question tout ce que j’avais lu avant. Plus généralement, je suis pas spécialement méfiant mais mon rôle est d’être derrière les caméras, pas devant. La différence avec l’approche américaine c’est que parfois les managers sont plus importants que les artistes. Moi c’est l’inverse, si les projecteurs doivent être branchés, il faut qu’ils se concentrent sur les artistes.

Yérim Sar est sur Noisey.