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Rencontre du 3ème type

Comment j’ai déjeuné avec un oligarque russe

Non, je n’ai pas mangé de caviar au Crillon avec un vieux banquier. Mais j’ai parlé de Marx et Nietzsche avec un nihiliste cool en buvant du Château Margaux 1986 - l’équivalent d’un mois de loyer.

Les oligarques russes sont un peu comme les agents secrets : on en entend beaucoup parler, mais on en voit rarement en vrai. Alors, quand on m’a proposé de rencontrer Vitaly Malkin, ancien sénateur, banquier milliardaire et proche du pouvoir russe, à l’occasion de la sortie de son livre sur les religions, j’ai sauté sur l’occasion. Très gentiment, il m’a invitée à déjeuner dans un superbe immeuble classé des années 30, au cœur du XVIe arrondissement, où il possède un pied-à-terre de 400 mètres carrés.

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Cinq mètres de hauteur sous plafond, des lustres en cristal et du marbre partout… « Je l’ai acheté parce que j’aimais bien les fenêtres », s’amuse le propriétaire des lieux. Il ajoute : « C’était une affaire : l’ancien occupant voulait vendre en une semaine ». Un divorce ? « Non, c’est le patron d’un gros groupe d’habillement. Il était pressé de quitter la France pour raisons fiscales… », sourit-il. Bref, la version « super riche » du terme « urgent ». Super-riche, Vitaly Malkin l’est vraiment : d’après Forbes, sa fortune est estimée à 1 milliard de dollars. « J’en ai perdu une partie avec la crise », corrige-t-il. Mais il lui reste de quoi vivre confortablement à Monaco, avec sa compagne et ses trois plus jeunes enfants, et se consacrer pleinement à ses passions : les gens, la littérature et le plaisir.

On retrouve les trois dans son livre, Illusions dangereuses (éditions Hermann) : une critique philosophico-historique visant à prouver que les religions ont toujours eu pour objet d’empêcher les gens de prendre du plaisir et de s’émanciper. Ponctué d’anecdotes personnelles, l’ouvrage est aussi doté d’une bibliographie longue comme un jour sans vin, de Platon à Umberto Eco en passant par George Orwell et Luther. « Il nous a fallu plusieurs années de recherches », reconnaît son assistante, jeune normalienne russe, que Malkin a embauchée pour l’aider dans ce travail titanesque de compilation de textes sacrés et de sociologie religieuse. Le livre sort en France, en Espagne, en Italie, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Israël - mais pas en Russie. Depuis la loi anti-blasphème votée en 2013, le sujet est épineux. « Vitaly est courageux mais pas téméraire », poursuit son assistante. « Il a encore de la famille là-bas, notamment ses trois grands enfants, et il n’est pas très intéressé par la possibilité de finir sa vie en taule ».

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Cela fait-il de lui un opposant à Vladimir Poutine ? « À Moscou, on ne plaisante pas avec la religion », répond son assistante. « Dans les années 90, on parlait de cul très librement à la télé russe, mais depuis les années 2010, l’orhodoxie est devenue un pilier de l’État : personne ne pratique vraiment mais ça fait partie des mœurs ». Ça tombe bien, Malkin adore aller à contre-courant. Et c’est même à ça que lui sert sa fortune : acheter la liberté de faire et dire ce qui lui plaît. D’ailleurs il n’est jamais là où on l’attend : la fête de lancement de son traité de philosophie aura lieu au Crazy Horse et les journalistes sont invités à un voyage de presse intitulé « Nietzsche tour » entre l’Allemagne et Monaco. Mais s’il a écrit ce livre, c’est surtout pour laisser une trace de sa pensée et déjouer la vacuité de l’existence face à la mort.

« Je n’ai jamais rencontré de Trotskyste. Il n’y en a pas beaucoup à Monaco »

Malkin est un nihiliste doté d’un cerveau qui turbine à toute vitesse. Physicien de formation, champion d’échecs quand il était petit, il adore la joute verbale et la pratique dans plusieurs langues - dont le français, couramment. La première chose frappante dans son bouquin c’est combien sa pensée rejoint celle de… Marx. « C'est alors que naît l'envie d'aller à l’Église pour y chercher consolation : lorsque tout va mal, que l'homme n'a nulle part où se réfugier, l’Église a plus de chances de lui instiller une idée insensée : le malheur dans ce monde signifierait la béatitude dans l'autre », écrit l’oligarque. Autrement dit, la religion est « à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre cette misère. Elle est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans âme : c’est l’opium du peuple”, disait Marx ». Le banquier serait-il d’accord avec Marx ? Il bondit de sa chaise, manquant de s’étouffer avec sa soupe - il est au régime, pas de caviar aujourd’hui. « Jamais de la vie ! », crie-t-il. « Marx est responsable de millions de morts, davantage qu’Hitler ! L’idéologie socialiste mène à des camps de concentration ».

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Note pour plus tard : ne jamais parler de Marx à un oligarque qui a grandi en Union soviétique. Je lui précise quand même que tous les marxistes n’ont pas été staliniens : certains étaient trotskystes par exemple, et Trotsky a été assassiné sur ordre de Staline. Profondément curieux, Malkin veut poursuivre la discussion : « Il y a une série intitulée Trotsky, sur Netflix, je vais le regarder. Je n’ai jamais rencontré de trotskyste », avoue-t-il. En Russie soviétique, il y en avait peu, lui dis-je. « À Monaco non plus, il n’y en a pas beaucoup », relève en souriant son assistante. Allez, pour fêter nos désaccords politiques, il va chercher une bonne bouteille et revient avec un Château Margaux 1986. Très bon. Sur internet, une caisse de ce grand cru se vend 8 500 € : on a donc bu un mois et demi de mon loyer.

« J’imagine qu’il y a un chapitre dont vous voulez me parler : celui sur l’onanisme »

En véritable épicurien, Malkin aime tous les plaisirs de la vie. C’est d’ailleurs pour ça qu’il déteste à la fois les religions et l’URSS, dont il a une image aussi exagérée que celle qu’ont les médias européens de la Russie d’aujourd’hui. « C’était une dictature qui écrasait les gens », tempête-il. C’est pourtant là qu’il a gagné ses premiers millions, en montant une entreprise de vente d’ordinateurs. Né il y a 65 ans d’un père ingénieur et d’une mère médecin, il a passé, entre l’Oural et la Sibérie, « une enfance ennuyeuse, dans des meubles laids », résume-t-il. Et pauvre, insiste-t-il. Il n’avait pas de chaussures ou ne mangeait pas à sa faim ? Si, seulement la nourriture n’était pas délicieuse et les journaux étaient pleins de propagande.

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« Pauvre, ça veut dire que le petit Vitaly n’avait pas de yacht », plaisante son assistante. Mais il avait des milliers de livres, parce que sa mère adorait les romans. Fils unique de parents communistes, il a gardé de son adolescence l’impression tenace d’être le vilain petit canard. « Mon père pensait que la littérature ne nourrissait pas son homme, alors il m’a fait faire des sciences pour que je gagne de l’argent », raconte Malkin. Pas idiot, puisque c’est au MIT qu’il a rencontré Boris Ivanichvili, qui deviendra son associé, puis premier ministre de Géorgie et 150e fortune mondiale, et avec qui il a monté, après la vente d’ordinateurs, la Rossiiski Krédit, devenue la 3e banque de Russie.

Mais revenons à son bouquin. « J’imagine qu’il y a un chapitre dont vous voulez me parler : celui sur l’onanisme », lance-t-il. Effectivement, le chapitre sur la masturbation, réprimée par les religions, est intéressant. Pas seulement parce que Malkin y précise utiliser régulièrement sa main gauche, mais parce qu’il remonte aux origines du mythe biblique d’Onan, puni par Dieu pour avoir éjaculé en dehors du vagin de sa femme. En réalité, il ne se masturbait pas, il se retirait, et sa femme n’était pas sa femme mais celle de son frère, mort sans enfants. Par commandement divin, Onan devait lui faire des enfants qui seraient considérés comme ceux de son frère mort. Je lui fais remarquer que beaucoup d’interdits religieux sont des impératifs sociaux déguisés : perpétuer la lignée est fondamental pour transmettre un héritage. C’est très bien expliqué par Engels, grand ami de Marx, dans De l’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Un capitaliste comme lui devrait remercier le ciel de ce commandement. Non. Malkin est riche, mais bourré de contradictions. Et philanthrope : « je suis pour l’égalité des chances, je trouve tout à fait normal de payer des impôts sur les successions ». À condition de ne pas planquer l’argent. « C’est de moins en moins facile vous savez… », sourit-il malicieusement.

« Si on me promet un carré VIP, peut-être que je me convertis »

Il se revendique aussi féministe : une partie de sa fortune finance une fondation qui lutte contre les mutilations génitales faites aux femmes éthiopiennes. On suppose donc que lorsque le groupe de féministes russe Pussy Riot a chanté sa prière punk dans une église, à l’époque où Malkin était au Sénat, il a dû intervenir en leur faveur quand elles ont été emprisonnées. Pas du tout. « En Russie, les sénateurs ont plus un rôle de représentants des différentes régions qu’une fonction politique », argumente-t-il. « Et je n’étais pas d’accord avec ce qu’elles ont fait. Je suis partisan de l’ordre public et je n'admets pas qu'on profane un lieu de culte ».

Si Malkin a écrit son livre, ce n’est pas pour taper sur les croyants. Mais parce qu’il pense que la France des Lumières est guettée par le danger religieux. On dirait du Zemmour dans le texte. Il reconnaît d'ailleurs être tout à fait d’accord avec Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon à propos de la laïcité. Mais il n’a aucune conscience du contexte politique européen dans lequel il écrit : son cerveau est resté bloqué en Russie. Critiquer les religions relève pour lui d’un acte de résistance, dont il s’acquitte brillamment. Les croyants eux, éveillent son intérêt et son goût pour la rhétorique, y compris le chauffeur Uber qui nous reconduit dans le centre de Paris et qui fait le ramadan. « Ce qui m’énerve le plus dans les religions, c’est l’arnaque du paradis », conclut-il. « En plus c’est le même pour tout le monde », ajoute-t-il en riant. « Si on me promet un carré VIP, peut-être que je me convertis. »

Illusions dangereuses : Quand les religions nous privent de bonheur, Vitaly Malkin, éditions Hermann, 448 pages.