Vingt ans après sa mort, le mystère Muslimgauze reste entier
pochette de l'album Hamas Arc (1993)

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Vingt ans après sa mort, le mystère Muslimgauze reste entier

Pendant quinze ans, un petit cul blanc inconnu de Manchester aura sorti plus d'une centaine d’albums autour du conflit israélo-palestinien, tous aussi géniaux, monomaniaques et politiquement tendancieux les uns que les autres.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

En musique, et peut-être encore un peu plus qu’ailleurs, les mythes et les secrets ne restent désormais plus gardés bien longtemps. Il suffit de deux ou trois clics pour débusquer tel sample à priori inviolable, un biographe fouille-merde ou des langues qui se délient pour déboulonner une idole tenace, et, d’une manière générale, cet affreux démystificateur qu’est Internet pour fossoyer des récits que l’on croyait indélébiles (ou à en créer de toute pièce - aux dernières nouvelles, le fils de Suge Knight serait en studio avec Tupac, qui y croit ?). Alors, lorsqu’on tombe sur un trésor aussi élusif et impénétrable que Muslimgauze, la chose a de quoi alimenter les fantasmes de tout bon digger (et des autres) qui se respecte.

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Fauché à l’âge pas vraiment canonique de 37 ans en janvier 1999 des suites d’une pneumonie fulgurante, non pas en pleine gloire (il n’eut pour ainsi dire aucun succès de son vivant), mais en pleine possession de ses moyens et de son talent, l’aura de Bryn Jones, homme seul derrière le projet, n’a eu depuis de cesse de s’étendre au-delà des seules sphères électroniques. Probablement car on ne sait pas grand-chose sur le Mancunien, mais aussi parce que sa personnalité et sa musique suffisent à elles seules à donner lieu à d’innombrables conjectures et interprétations - et donc à alimenter la fabrique à folklore.

Obsédé par les conflits du Moyen-Orient jusqu’à la monomanie, Bryn Jones a sorti sous le nom de Muslimgauze près de 200 albums entre 1983 et 1999 et 2000 morceaux en comptant un nombre non négligeable d’inédits (ce qui donne en moyenne un album par mois), répartis pour la plupart de manière posthume sur tout un tas de labels, principalement Staalplaat, Extreme Records et Soleilmoon Recordings. D’une productivité folle mais dont on compte les concerts sur les doigts de la main (il avait une peur panique de la scène), son travail ne cessa de tourner autour du conflit israélo-palestinien (et dans une moindre mesure, des persécutions en Tchétchénie, en Afghanistan, en Inde, au Pakistan, en Indonésie), en prenant fait et cause tout d’abord pour les peuples opprimés, mais également pour des organisations comme le PLO (avant les accords d’Oslo, soit lorsqu’elle était encore considérée comme une organisation terroriste), le Hamas, le Hezbollah ou encore le Jihad Islamique palestinien, dans une dichotomie idéologique qui le plaçait à rebours de la doxa de l’époque.

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S’aventurant du côté de l’ambient, de la musique industrielle, de l’electronica, du dub, utilisant des éléments de field recording, de percussions et d’instruments traditionnels (tels le bouzouki ou le oud) ainsi que de samples de chants orientaux et de musique arabe, la musique de Muslimgauze n’a eu pour ainsi dire quasiment aucun retentissement lors de sa conception, mais a posé en avance les jalons de ce qu’on appelle aujourd’hui la dark techno, le dub tribal ou encore le dark ambient, qui va, pour aller très vite, des labels Blackest Ever Black à Shackleton en passant par Vatican Shadow.

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Les titres d’albums et de morceaux (Vote Hezbollah, The Rape of Palestine, Mullah Said, United Nations of Islam, No Human Rights for Arabs in Israel, Return of Black September, Arab Jerusalem) étaient à l’avenant, ainsi que les visuels, offrant un cadre froid et désincarné (ici une photo de Yasser Arafat serrant la main d’Yitzhak Rabin, là une image de femmes voilées musulmanes s’entrainant au tir, plus loin des enfants munis d’Uzis) à une musique qui ne l’était pas moins, déployant des rythmiques hypnotiques et des drones sinueux sous un voile d’une infinie tristesse. Une musique sans paroles mais parfois agrémentée de samples de voix lointaines, que Bryn Jones ne voulait pas prosélyte, déclarant dans une de ses rares interviews au magazine Artefakt en 1997 : « S’il y avait des paroles, on tomberait dans le prêche. Ça reste de la musique, mais avec des faits politiques majeurs derrière. Donc c’est à vous de choisir, de faire des recherches si vous le souhaitez. Si vous ne voulez pas, ce n’est pas grave. Vous pouvez n’écouter que la musique, ou vous pouvez essayer d’en savoir plus. Ma musique n’est pas politique en soi, c’est le point de départ, la raison pour laquelle elle a été créée, qui l’est. »

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Le point de départ de la musique de Muslimgauze, Jones ne cessera de le répéter tel un mantra durant sa carrière, c’est l’intervention militaire israélienne au Liban de 1982. De là, il ne cessa de poser un regard sans équivoque sur la situation au Moyen-Orient. Loin d’être un expert en géopolitique, Bryn Jones était juste un petit blanc issu de la classe moyenne de Manchester, où il vécut toute sa vie chez ses parents, sans jamais vraiment garder un boulot stable, glanant ses connaissances principalement dans les journaux anglais locaux. Musicalement, il venait d’un creuset plutôt industriel, s’étant pris une claque devant Throbbing Gristle à la Factory à la fin des années 70. On ne sait pas grand-chose non plus de ses goûts ni de ses influences musicales, si ce n’est qu’il appréciait Can, Throbbing Gristle, Faust, « les trucs allemands », et qu’il n’écoutait chez lui que de la musique traditionnelle japonaise, indienne, et du Moyen-Orient. Son jusqu’au-boutisme et sa passion soudaine en la matière n’en furent que plus singulières, pour ne pas dire excentriques au regard de l’époque.

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Bryn Jones, ici âgé de 24 ans.

Mais quelques indices laissés au bord de la route permettent de mesurer le degré de calcul de sa radicalité politique, de démêler l’authenticité de la pose, bref de voir s’il jouait ou non au petit malin – à l’image de pas mal d’industrieux soucieux de choquer le bourgeois. Dans une interview pour Network News en 1990, Jones déclarait : « Ma motivation réside entièrement dans l’injustice subie par les Palestiniens, l’agression sioniste envers des innocents à qui on a pris leurs terres avec l’aide des armes et de l’argent américains. […] Vous devez prendre parti, on ne peut qu’être pro-PLO ou pro-sioniste. »

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Plus tard, en 1995, dans une interview pour Eskhatos, à une question posée sur l’armement nucléaire nouvellement acquis par le Pakistan et l’Iran, il dit : « Si Israël a la bombe atomique, alors pourquoi pas le Pakistan, l’Iran ou la Lybie ? C’est partout pareil : si tu n’as pas de pétrole, alors tu n’as aucune chance que l’Occident te vienne en aide. S’il y avait un réservoir à pétrole sous la Bosnie, l’Occident aurait intervenu, mais ce n’est pas le cas. […] C’est facile de critiquer des organisations comme le Hamas ou le Hezbollah lorsqu’on vit en Europe et qu’on est à même de voter et de vivre convenablement. Ces gens ont été privés de tout ce qu’il leur revenait de droit. […] Encore une fois, ce n’est pas à l’Occident de dicter ce que ces gens et ces terres souhaitent, ce qui est toujours ce qui se passe. Ils devraient juste se retirer. »

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Il semblerait que les certitudes doctrinaires de Jones venaient, au mieux, d’une certaine naïveté politique, au pire, d’une radicalité tendancieuse (voire même d’un antisémitisme larvé), notamment lorsqu’il déclarait dans la même interview « ne vouloir affaire avec Israël d’aucune matière. C’est un peuple qui me dégoûte. » Mais on peut également lier sa croyance aveugle à sa radicalité de principe, également à l’œuvre dans sa pratique musicale. Sur l’idée de sampling, il déclarait notamment : « Je vois les samples comme du vol pur et simple, ce qui est commun pour les gens qui n’ont pas d’idées. Ces personnes devraient être trainées en justice et qu’on les empêche de faire de la musique. »

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Les rares personnes qui l’ont connu s’accordent sur un point : Jones ne faisait pas semblant. À l’exception notable de Simon Crab du groupe Bourbonese Qualk, qui sortit ses premiers morceaux sous le nom de EG Oblique Graph sur son label Recloose Organisation. Selon Crab, dans une interview donnée pour le site The Quietus en 2016 : « Je pense que je le connaissais sans doute mieux que la plupart, bien que je pense que personne ne l’ait vraiment ‘bien’ connu. Il était extrêmement introverti, très difficile à aborder – il serait sûrement classé dans le spectre de l’autisme aujourd’hui, ce qui explique sans doute sa propension à l’obsession. Je ne pense pas que Bryn était vraiment si politisé que ça. Il réagissait juste aux évènements. Quand je l’ai connu il n’était pas encore 'branché' islam. Il était dans les mêmes dispositions que pas mal d’artistes industriels – une imagerie ambiguë d’oppressions, de gros titres de journaux, de collages, etc. Je pense qu’il était surtout motivé par le fait de choquer et d’énerver les gens, plus que par une certaine compassion. Il était conservateur et très à droite. Très anti-communiste – ou ce qu’il comprenait du communisme – admirateur de Thatcher, ce qui était une anomalie parmi les gens du Nord à l’époque. Mais bon, encore une fois je pense qu’il disait tout ça uniquement pour être dans la contradiction. »

Aujourd’hui, il ne reste pas grand-chose pour percer le mystère Muslimgauze, si ce n’est que quelques interviews éparses, des milliers d’heures d’enregistrements (qui ressortent plus moins à intervalles réguliers) et des questions en suspens, notre curiosité et notre imagination se chargeant d’essayer de les combler. On a toujours tendance en musique à privilégier la démesure à la pondération, la dissension au consensus, et le cas de Bryn Jones ne fait pas exception. La fascination qu’il exerce parle avant tout de notre besoin de créer du mythe et de l'imaginaire, les points d’interrogation étant toujours plus fertiles que les vérités établies. Parmi les nombreuses légendes à l’œuvre, citons celle d’Optimo Trax. En 2016, le label ressortait un vieux morceau inédit que Bryn Jones avait envoyé à JD Twitch, l’une des deux têtes pensantes du label peu avant sa mort, prétendument enregistré en 1985. Rétrospectivement, on a l’impression d’écouter un morceau de UK hardcore en avance d’au moins une demi décennie. Une anomalie d’autant plus remarquable que Bryn Jones ne baignait pas exactement dans les sphères électroniques à l’époque, et utilisait exclusivement des tape loops au lieu d’un sampler.

Car chaque disque de Muslimgauze est un mille-feuille aux ramifications infinies et en trompe-l’œil, toujours un peu les mêmes, toujours un peu différents. S’y dégagent des lignes de fuite et des atmosphères d’une idiosyncrasie et d’une beauté sidérantes, prenant la forme d'un long bourdonnement qui semble n’avoir été posé là que pour nous enivrer à jamais de ses vapeurs hallucinées. Néanmoins, il est ardu d’établir une cohérence ou des dénominateurs communs au sein d’une discographie pléthorique, tant les points d’entrées semble se rejoindre, les sensibilités esthétiques s’éclater, parfois au sein de la même année, voire du même disque. Beaucoup viennent encore et toujours s’y ressourcer, à l’image du label Akuphone, qui proposait récemment une série de cinq épisodes sur Lyl Radio pour tenter d’explorer les coins et recoins d’un catalogue ô combien foisonnant. Et peut-être, inconsciemment, de venir à bout de certains secrets.

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