La « variété-chic », ce problème français

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Music

La « variété-chic », ce problème français

Nous sommes allés voir Juliette Armanet sur scène pour tenter de comprendre un des phénomènes musicaux les plus nébuleux de ces dernières années.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

En général, j'attrape le train des « tendances musicales » un peu après tout le monde. Par exemple, celui de la variété chic. Je savais depuis un petit moment que Cléa Vincent, Fischbach et Juliette Armanet existaient, et depuis plus longtemps encore que les digues esthétiques musicales s'étaient effondrées depuis qu'Internet avait pris les commandes et que par conséquent tous les goûts étaient désormais recevables.

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Mais comme je continue toujours de me balader avec des œillères et des avis tranchés, je ne me rendais pas forcément compte que des choses comme Véronique Sanson et Starmania étaient à ce point devenues ok pour tout le monde. Pour moi, c'était surtout le souvenir de longs et pénibles trajets avec Radio Nostalgie et sa playlist de dix morceaux qui tourne en boucle dans la voiture familiale, soit pour moi un souvenir un peu douloureux doublé d'un sommet d'ennui. Et accessoirement peut-être le moment où j'ai commencé à développer inconsciemment mes propres goûts musicaux, par élimination.

C'est précisément pour ça que le cas de Juliette Armanet m'a intéressé. D'abord, pas forcément intéressé par ce que pouvait nous offrir une énième relecture du répertoire musical franco-français, je n'ai pas trop fait attention au truc. Le concept de la nouvelle scène française, pour peu qu'on l'appelle encore ainsi, m'a toujours laissé froid, et cette fois-ci la musique de la nouvelle recrue Inrocks Lab l'était encore plus. Je trouve même cette espèce de revival terroir dans la pop française ces dernières années, disons, un peu inquiétant - pour plein de raisons d'ailleurs, notamment un truc identitaire larvé qui serait un peu trop casse-gueule et hors-sujet ici.

Mais à force d'en souper sans en avoir demandé (c'est le propre des phénomènes médiatiques, hein), Armanet a fini par m'avoir à l'usure, ou tout du moins me suis-je forcé à creuser malgré moi un peu le sujet. À la faveur d'avis plutôt positifs, même (et surtout) de personnes ne venant pas du sérail (c'est-à-dire pas clients de ce genre de choses d'habitude), d'une reprise infernale d'un groupe qui n'a pas toujours été infernal (The Weeknd), de morceaux prégnants vaguement entendus ici et là, et d'un succès qui dépassait son seul cercle d'origine (pour aller vite : les lecteurs des Inrocks), j'avais envie de circonscrire un peu le phénomène. Ne serait-ce que pour passer vite à autre chose - et puis, c'est un peu mon boulot après tout.

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Sauf que, et c'est là que ça devient un peu plus compliqué, la musique de Juliette Armanet n'est pas aussi antipathique que ce que j'aurais pu penser. À l'inverse des Cléa Vincent ou Fischbach susmentionnées, nulle envie de « se passer le bras au hachoir en écoutant Banana Split » (comme l'a élégamment suggéré Gonzaï dans un papier) ou de sortir machinalement le bazooka pour exploser l'ambulance. J'avoue que j'avais totalement raté « L'Amour en Solitaire », sa disposition piano-voix & batterie feutrée plutôt sympathique à la William Sheller (vous noterez que je fais vraiment un effort), ses paroles-accroches et allitérations bien brassées – Armanet est journaliste de base, on appréciera son sens de la formule et de la synthèse. Mais après moult lectures d'interviews, visionnages de son passage chez Ruquier, et bien sûr écoute approfondie de son premier disque Petite Amie, sorti cette année chez Barclay, quelque chose ne prenait pas vraiment. Il y avait encore un truc dans ce succès étrange, un peu crossover mais pas trop, qui m'échappait. Une sorte d'impossibilité de se saisir complètement des émotions déployées, l'impression d'être constamment mis à distance par des pas de côtés invisibles mais présents tout au long du disque. J'ai donc décidé, par excès de zèle ou par simple curiosité, d'aller la voir en concert, parce que c'est toujours un bon test et que ça m'intéressait, disons sociologiquement, de voir quel public un revival variété chic pouvait bien toucher à Paris.

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À vrai dire, je craignais de trouver une salle remplie d'étudiantes ironiques en khâgne et de leurs mères pour qui Michel Berger est par contre quelqu'un de très sérieux. Mais La Cigale était hier soir pleine de mecs en costard en sortie d'afterwork, pas tant de « vieux » que ça, des quadras pas du tout lookés en groupe et quelques quasi-sosies de la chanteuse. On était tout de même loin de la faune populaire que Armanet revendiquait d'amener avec sa musique dans ses interviews – sauf si par populaire, on entend les gens qui ne sortent pas en concert de l'année. Du genre à bouger avant même l'extinction des lumières, allumer des briquets pendant les morceaux lents et à se regarder dans les yeux en souriant, si vous voyez le genre.

Ça fait toujours bizarre de se sentir totalement étranger à quelque chose qui se passe alors que tout le monde autour de vous s'amuse visiblement comme des petits fous. C'est un peu ce qui s'est passé pour moi, dès le premier morceau du concert à vrai dire, « Manque d'amour ». Je pensais que le fait de se trouver en concert allait débloquer quelque chose, mais non : impossible de prendre part à l'engouement ni de ressentir quoi que ce soit - ne serait-ce que du rejet, ça aurait déjà été quelque chose. J'ai très vite eu le sentiment étrange d'assister à un énorme pastiche désincarné, et d'être le seul au courant dans la salle – autour de moi, tout le monde applaudissait constamment et ça rendait la situation encore plus inconfortable. Il y a même un moment où tout le public a fait « chut » et je suis presque sûr que ce n'était pas un truc préparé.

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La sensation tenace d'être dans une autre dimension, un espace-temps où Chirac serait Ministre de la culture et Charles Pasqua un homme honnête. Bref, une vision idéalisée et un peu fantasmée de ce qui fait notre histoire commune. Pourtant, il y a tout de même quelques petites choses qui m'ont tenu en éveil durant le concert. Et puis c'était assez fascinant de regarder pendant plus d'une heure un gros bonbon orange-coucher-de-soleil (je parle de la scène) devant lequel des musiciens aguerris jouent comme dans une grosse bamboche organisée par Claude François – à ce titre, un morceau disco-neuneu comme « Un Samedi Soir Dans L'Histoire » est particulièrement compliqué en live.

Mais les musiciens ont grandement contribué à faire de l'ensemble quelque chose de plaisant à l'oreille. Aux claviers, on aura reconnu Corentin Kerdraon, qui officie sous le nom de Nit, et à la batterie, le musicien Stéphane Bellity, plus connu lui sous le nom de Ricky Hollywood. Le premier a notamment sorti un mini-album cet été, Dessous de Plage , sympathique relecture de bord de mer de Jean-Jacques Perrey, funky juste ce qu'il faut, solaire et cosmique aux entournures.

Le deuxième a sorti récemment un premier véritable album, Le Modeste Album , après des sorties antérieures plus confidentielles sur Gonzai Records et feu Clapping Music notamment. À l'instar de Juliette Armanet, Ricky Hollywood marche sur un fil ténu entre ironie, clins d'œil à l'auditeur (histoire de lui montrer qu'il n'est dupe de rien – et surtout pas de ses propres chansons), et véritables moments de grâce. Ses premiers enregistrements, regroupés sous le nom Mes Meilleurs Succès D'estime 2002-2010, parlent notamment de ruptures amoureuses et de galères diverses, à cheval entre dérision désabusée et tendresse non-feinte, électronique lo-fi compliquée et varièt' à papa. Je me rappelle d'une fois où je l'avais vu dans une cave de Belleville, et où il chantait sa chanson « L'Amour peut-être » (qui se retrouve aujourd'hui sur son album en featuring avec Bertrand Burgalat). Le refrain donne un truc du genre : « Si tu fais l'amour ce soir, alors fais le bien, pense à ton père, pense à ta mère, qui se sont donnés du mal pour toi »). Le morceau, très drôle, donne pourtant l'impression de tourner en rond, comme paralysé par son propre ricanement. En les observant jouer ainsi, je me dis que les musiques d'Armanet et Hollywood partagent, bien que dans des styles différents, un certain goût pour les paravents et les tours de passe-passe émotionnels, qui les empêchent parfois d'éclore véritablement. Un trait somme toute contemporain dans la pop française (de niche comme de masse), laquelle a parfois du mal à se dépatouiller avec les signes encombrants qu'elle manipule.

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Dans Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, publié d'abord en 1984 puis agrémenté d'une réédition augmentée en 2007, le critique littéraire et théoricien politique américain Fredric Jameson écrit, en parlant de pastiche et de parodie dans la littérature du XVIIIe siècle : « Le pastiche est, comme la parodie qui la précède, l'imitation d'un style unique, idiosyncratique, un masque linguistique, un discours en langue morte. Mais c'est un espace de mimétisme neutre, sans aucun des motifs de la parodie qui l'a précédée, amputée de l'impulsion satirique, vidée de rire et de conviction qui en dehors de la langue anormale que vous avez empruntée, une normalité linguistique existe toujours. Le pastiche est ainsi une parodie creuse, une statue sans yeux. »

Certes, Fredric Jameson a écrit son livre avant Internet et tout ce que ça implique en termes de mimétisme culturel, et pour ce que j'en sais il ne parlait même pas de musique dans ce passage en particulier. Mais il est facile de voir un parallèle avec ce qu'il se passe aujourd'hui en pop music, comme il est compliqué de nier qu'on vit dans une ère totale du pastiche creux en la matière.

Et si Juliette Armanet et Ricky Hollywood échappent de peu à ce vide-là, grâce notamment à un mélange curieux de malice et de dénuement, on ne peut pas en dire autant de la majorité de la pop française d'aujourd'hui au sens large. De l'autre côté du spectre (mais avec les mêmes problèmes, mais cette fois-ci multipliés par dix), un type comme Jacques, par exemple, son mélange de chanson française et de minimale remplie à ras bord de gimmicks-poudre aux yeux (les « sons concrets » de sa musique comme autant de petits cache-misère) et sa persona tout aussi cache-misère (sa tonsure, son look d'agent d'assurance) bouffent absolument tout. Si bien qu'on ne distingue plus ce qui pourrait avoir de l'intérêt - quelques fulgurances par ci par là. On n'est même plus seulement dans l'imitation dévitalisée ici, juste dans un préfabriqué vide et fier qui tient tout seul sur ses deux jambes.

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Encore plus loin, Salut C'est Cool, des mecs des Beaux-Arts qui en ont trompé plus d'un il y a deux-trois ans (les Cahiers du Cinéma étaient notamment tombés dans le panneau), en reprenant des tropes gabber et des signes ostentatoires eurotrash en ne se donnant même plus la peine de faire semblant de faire de la musique. Tout le monde n'a retenu que le concept, car il n'y avait plus que ça. Même un mec comme Benjamin Biolay s'y est mis à sa façon récemment, en pastichant PNL (il fallait oser) avec tous les voyants « rien à branler » en lettres lumineuses sur le front.

Comme si Katerine (sans doute le génie et le type le plus maudit de toute cette affaire, qui mériterait à lui seul un papier encore plus long que celui-ci) et Sébastien Tellier, soit les deux derniers mecs un peu intéressants de la pop française de la dernière décennie, n'avaient enfanté que des monstres, des types qui n'auraient gardé que les grosses barbes et les slips roses et enlevé tout le reste – soit une vraie outrance, un goût du danger et de l'auto-sabordage. Et pour rester dans le style totale variété dans laquelle il ne reste plus que le costume, on peut rajouter Julien Doré, sans doute celui qui a fait le plus de mal à la pop française cette dernière décennie.

Certes, je suis allé un peu loin, tous ces gens appartenant à des genres bien différents, n'ont absolument pas les mêmes intentions ni le même public, sans parler des cachets ou des contextes d'émergence qui les ont fait apparaître sur leur circuit. Mais tous (et c'est ça qui est sans doute un peu inquiétant) font leur creuset dans une ironie assez commode, une sorte de paravent qui ne se montre pas mais qui met un poing d'honneur à dévitaliser tout ce qu'il enveloppe. Certains sont peut-être juste un peu plus habiles que d'autres, et savent quand la retirer légèrement, ou quand lui ajouter des couches plus fines et enveloppées. Un truc de dosage disons, qui consiste à jouer avec les signes et les genres mais en ne se limitant pas qu'à eux.

On dirait que c'est un problème français, dans le sens où tout le monde ailleurs a pris le pouls de cette ère généralisée de la redite et de la citation. Il n'y a pas une seule musique populaire aujourd'hui qui ne soit pas la relecture d'une forme déjà existante. Des mecs comme Ariel Pink, ou plus près de nous Alex Cameron ou ce cinglé de Kirin J. Callinan (dont on reparle bientôt) ont très bien digéré cette époque du référencement. Ils plongent les deux mains dans le passé et en sortent une matière outrancière et jouissive, à des années lumières de la pudeur ennuyée et des clowneries creuses des tenants de la pop de chez nous.

Pour en revenir à Juliette Armanet, le souci, c'est que sans ses pas de côté, ses petits filets de distance (plus que d'ironie), ténus mais en permanence là, il ne reste plus grand-chose. Enlevez les clips kitsch-mais-pas-trop, le petit vernis, et on se retrouverait presque avec du Charlotte Gainsbourg – et franchement, personne n'a envie de ça. C'est pourtant sa distance énigmatique qui fait que l'on se prend au jeu de Juliette Armanet, un truc à double tranchant et assez fragile auquel on a tout de même envie de se raccrocher, faute – éternellement ? - de mieux.

Marc-Aurèle Baly est sur Noisey.