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Quand les gangs straight edge terrorisaient l'Amérique

Au milieu des années 90, la scène vegan straight edge popularisée par Earth Crisis était considérée comme une menace terroriste dans plusieurs états et comme un gang redoutable à Salt Lake City, berceau des Mormons.

« Salt Lake City, capitale de l'Utah, patrie des mormons et ville des prochains jeux Olympiques d'hiver. L'Ouest, le vrai. En pleine rue, le gang des Smoke More Pot, qui recrute chez les enfants d'immigrés et prône la liberté de fumer -du tabac, comme du cannabis- affronte celui des High Straight Edgers, qui représente la jeunesse locale, chaste et rigoriste. Moyenne d'âge : 16 ans. Coups de bottes, coups de matraque, coups de couteau. Plusieurs adolescents sont blessés. L'un d'eux, victime d'une fracture du crâne, doit être conduit de toute urgence à l'hôpital.

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Mai 1998. Deux étudiants sont agressés par une vingtaine de mômes surexcités, battus à coups de chaîne et aspergés de gaz poivré. Leur crime : fumer dans la rue. Un peu plus tard, pendant un concert, un quarteron d'ados déchaînés s'acharne à coups de poing contre un jeune homme surpris un "joint" à la main. L'un des quatre agresseurs sort un poignard et taillade un X – symbole du gang – sur l'épaule du malheureux fumeur de marijuana. Marqué pour l'exemple. Ailleurs, une poignée de jouvenceaux fondamentalistes frappent un homme à la tête à coups de skateboard parce qu'il vient de jeter un mégot par terre. »

Non, ceci n'est pas un scénario de série B américaine comme il en existait des centaines dans les vidéoclubs des années 80 et 90 (voir à ce propos La Loi du campus avec Keanu Reeves et Kiefer Sutherland sorti en 1986). Cette énumération inquiétante d'une nouvelle race de crimes est en réalité tirée d'un article d'un certain Alex Kershaw, journaliste anglais pour The Guardian et The Independent, qui avait été repris et traduit dans un numéro du fanzine français Wee Wee, à la fin des années 90. Spécialiste de la Seconde guerre mondiale, Kershaw avait choisi de forcer un peu plus le trait et de titrer son enquête sur le straight edge sans équivoque : Graine de nazis. Au fur et à mesure de l'article, le lecteur prenait conscience que ces fous de pureté tombaient tout bonnement dans la folie pure : forcer un propriétaire de vidéoclub à couper les scènes olé-olé de Kate Winslet dans Titanic ? C'est les straight edge. Briser les vitres de la maison et de la voiture d'un couple supposé fumer du hash ? Encore les straight edge. Menacer de mort un journaliste télé venu faire un reportage sur tout ce battage ? Toujours les straight edge.

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Un inspecteur de la police criminelle de Salt Lake City (qui ne sortait « jamais sans ses deux UZI ») expliquait dans l'article qu'en 1990, la ville ne comptait aucun gang, et qu'en 1997, elle en totalisait déjà 42. Venus de la Californie pour échapper à la police, à leurs rivaux ou pour étendre leur trafic, des G's avaient progressivement installé cette gang culture à SLC, faisant fatalement gonfler les rangs de leurs opposants (anti-drogue) ainsi que la violence dans la ville. La police recensait alors 1500 straight edge dans le coin, noyés au sein de 850 000 mormons, une goûte de lait dans une mer de puritanisme en somme. Sur ce terreau propice aux dérives sectaires, les parents étaient loin de fermer les yeux sur les agissements de leurs gosses, bien au contraire (un père camouflant un calibre 22 sous son pull témoignait : « si ces petits cons de camés m'attaquent, avant de crever, j'en emmènerai quelques-uns avec moi. ») Les ados eux, n'utilisaient, encore heureux, jamais d'arme à feu (« c'est pour les pédés » !) Puis l'inspecteur de déraper en concluant que la majeure partie de ces kids straight edge finiraient à coup sûr dans un mouvement prônant la suprématie de la race blanche (« si tu dois purifier ton corps, tu dois aussi purifier ta race »), groupes qui pullulaient eux aussi dans la région.

Les premiers remous autour des straight edge, une contre-culture qui existait depuis 15 ans, sont apparus en masse dans les médias en 1997; d'abord dans le journal local Deseret News (dont les « twists » du mouvement vont être vite repris par le Los Angeles Times ) mais surtout à la télévision. Les chaînes Fox, ABC, CBS et autres semblent avoir nourri la moitié de leurs programmes de cette année-là avec nos petits « gangsters » blancs de la classe moyenne, que ce soit via les infos, ce reportage présenté par John Walsh ou cet ahurissant débat chez Rolonda où une psychologue tente de faire retrouver « la raison » au Courage Crew, une bande straight edge très remontée de Denver.

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Peu de temps après, la presse internationale s'est emparée du buzz, notamment le magazine londonien The Face qui réserva 6 pages à une enquête de terrain sur ces « frères vertueux » et bien plus tard, pour rebondir sur le meurtre du jeune Bernardo Repreza, poignardé dans une rue de Reno (Nevada) au cours d'une rixe, le Nouvel Obs pondra un incroyable article baptisé « Les Fêlés de l'Utah » où le straight edge était synonyme de « milice talibane » et où l'on pouvait lire des citations comme « Qu'y a t-il de graphiquement plus proche de KKK que XXX ? » Hahaha.

Il faut dire, à la décharge des journalistes, que le positivisme de la fin des années 80 prônée par des groupes comme Uniform Choice ou Youth Of Today, et qui échappait à tous les médias découvrant la face sombre du straight edge dans les années 90, avait clairement laissé place à un militantisme forcené. En 1997, alors que sortait la bible du mouvement, All Ages (chez le label Revelation Records), livre qui regroupait les témoignages de tous ceux qui avaient façonné le hardcore et porté leur X durant les 80's, les JT relataient des attentats à la bombe contre des fast-foods, des incendies criminels dans des entrepôts de fourrure ou autres saccages de fermes industrielles, certains straight edge revendiquant ces actes terroristes et leur appartenance à l'ALF (le Front de Libération des Animaux).

Walter Bond, emprisonné pour avoir incendier un laboratoire de meth (que le proprio fourguait à son petit-frère) et après divers attentats contre des grossistes en cuir et des restaurants a peut-être symbolisé à lui seul le zeitgeist straight edge de l'époque :

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« Le Vegan Straight Edge, c'est tout pour moi. Ce n'est pas la musique, ce n'est pas les tatouages, ce n'est pas la camaraderie qui font que le Vegan Edge fait autant corps avec moi que le battement de mon cœur. Toutes ces choses ont leur place mais quand le concert est terminé, quand les tatouages commencent à s'effacer, et alors que les amis vont et viennent, c'est la façon dont nous vivons qui forme les gens que nous sommes. Ce qui nous définit, ce sont les choses que l'on fait et celles qu'on refuse de faire. Le Vegan Edge réduit l'écart entre la rhétorique et la réalité. Ce n'est ni une école de pensée ni une croyance (même si il a généré les deux). C'est une tentative de faire de ce monde un endroit plus paisible et juste, d'une manière agressive et directe. Commencer avec soi-même pour ensuite atteindre des cercles bien plus larges dans le monde qui nous entoure. Construire des scènes et une communauté planétaire. Hurler nos manifestes comme des hymnes devant des foules des nôtres qui hurlent en retour. Vu du monde extérieur, ça ressemble à un mosh pit ou à un concert de hardcore punk, mais pour nous, c'est une manifestation, une affirmation. »

Si le pan musical est rarement mentionné dans l'article de Kershaw ou les autres 1500 mots à sensations qui fleurissaient un peu partout à l'époque, excepté pour rappeler brièvement l'origine du mouvement (la chanson de Minor Threat qui a initié le délire, le X qui était tamponné sur la main des moins de 21 ans interdits d'alcool aux concerts, etc), la description du look de ces nouveaux voyous, qui avaient l'air de ne rien faire d'autre que de cogner (« cheveux en brosse ou rasés, teinture blonde, tatouages, T-shirts aux slogans vertueux, uniformes paramilitaires, piercings, chaînes ») correspondait parfaitement aux canons de la scène hardcore du milieu des années 90. Et pour cause.

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Pourquoi les straight edge des années 90 étaient-ils si belliqueux ? Il faut se pencher sur les groupes qui étaient populaires à l'époque pour tenter de répondre à la question. Depuis plusieurs années en phase de transition, le hardcore s'était complètement métallisé au début des années 90, et le straight edge était lui aussi passé en mode « hard edge » à l'initiative de groupes comme Judge. Earth Crisis, formé à Syracuse dans l'état de New York, frappa un grand coup en 1992 et 93 en sortant All Out War et Firestorm, deux disques qui allaient changer la donne et dont un paquet d'autres allaient suivre sur LE label des années 90, Victory Records.

Popularisant le hardcore « new school » et devenant le groupe officiel de la frange « vegan straight edge », l'agressivité de leur musique était appuyée par des textes extrêmes, très Ancient Testament, prônant un style de vie sain (évidemment), une lutte sans merci pour le droit des animaux et un discours bien plus politisé que leurs contemporains (ils écriront plus tard un morceau sur Walter Bond intitulé « To Ashes »). Le fameux extrait de Taxi Driver où Travis Bickle parle de « nettoyer toute la merde des rues » qui figure en intro de leur démo était détourné de son nihilisme, et leur hymne « (A) Firestorm (to Purify) » pouvait faire frémir quant à leur dessein. Le label Victory, largement distribué en Europe, contribuera à faire connaître, en plus des xrock starsx Earth Crisis et de leur side-project The Path Of Resistance, un bon nombre de groupes néo straight edge, militants ou non, comme par exemple One Life Crew et son morceau « Stra-Hate Edge », dont ils feront finalement retirer l'album des bacs, après des plaintes de la scène.

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Moins médiatisés, mais tout aussi influents, Vegan Reich (comme son nom l'indique) fondé par Sean Muttaqi en Californie au début des années 90 sont considérés comme les pionniers de la mouvance « hardline », nom de leur label et de leur premier disque, dont le dernier morceau s'intitulait « No One Is Innocent » (toute ressemblance avec un groupe français du même nom ne serait que pur hasard). Avec un son à la croisée de « Crass et Iron Maiden », Vegan Reich furent les premiers à faire entrer l'activisme vegan au sein du hardcore, avant que le leur leader ne se convertisse à l'Islam et se consacre uniquement à son label, Uprising Records (qui a également sorti des disque de rap ou de reggae et semble toujours en activité.) Cet élan vindicatif des 90's allait générer tout un tas de scènes locales à travers le Monde et des groupes aux noms évocateurs (Raid, Green Rage), de Cleveland (Integrity) jusqu'à New York (Earth Crisis donc), d'Italie (Purification) jusqu'en Suède (Abhinanda), du Brésil (Point of No Return) à la Belgique (le H8000 crew). C'est à cette période que le straight edge connaîtra son deuxième revival depuis sa création, les compilations For The Sake of Dedication et Rebirth of Hardcore restent des témoignages importants sur la portée du genre aux USA et en Europe.

De là, les raccourcis étaient faciles. Mosh pits > Violence de rue > Terrorisme. Mormons > Straight edge > Nazis. Comme le remarquaient avec lucidité certains journalistes, il est tout de même utile de rappeler que cette ultraviolence larvée ne concernait qu'un faible pourcentage de la communauté straight edge (avoisinant les 10 % selon Michelle Arciaga, chargée de gérer les dossiers concernant la « violence sobre » à Salt Lake City), mais évidemment, c'est ceux qui étaient les plus exposés (Arcianga se rappelle de tous les coups de téléphone de médias reçus début 1998). En 2000, un film réalisé par David R. Larson, The Edge of Quarrel, mettait en scène une lutte fratricide entre les punks et les straight edge d'une même ville, dans un noir et blanc arty, non sans rappeler les faits divers de SLC. Un grand moment de gêne que vous pouvez trouver en entier sur YouTube. Depuis, on ne compte plus les mémoires de fin d'étude qui ont été réalisés sur ce lifestyle qui fascine toujours autant, par son renversement des valeurs, à la fois punk et conservateur.

20 ans après les débuts de la terreur en terre mormone, force est de constater qu'aucun Etat Vegan n'a encore été instauré dans le Monde, les scenesters les plus rudes de l'époque sont passés à autre chose et le straight edge, au grand dam de ce bon vieux Ian McKaye, est devenu une nouvelle valeur d'échange du cool, comme toutes les autres (je ne vous félicite pas, Andrea Crews). Toutefois, selon certaines sources, il était encore impossible d'allumer une clope à un concert à Salt Lake City dans les années 2000. Il faudrait y retourner aujourd'hui et faire le test. Des volontaires ?

Rod Glacial n'a jamais brûlé aucun McDonald's. Il est sur Twitter. Noisey 1997 c'est toute la semaine ici.