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LE NUMÉRO ART PARMI D'AUTRES

Jeremy Deller

Jeremy Deller a parcouru pas mal de chemin depuis ses premières interventions dans l'espace public. Tee-shirts frappés d'inscriptions diverses ou de son propre nom, autocollants ou posters, autant de supports qui lui permettaient de diffuser son...

PHOTOS PUBLIÉES AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE JEREMY DELLER

Jeremy Deller a parcouru pas mal de chemin depuis ses premières interventions dans l’espace public. Tee-shirts frappés d’inscriptions diverses ou de son propre nom, autocollants ou posters, autant de supports qui lui permettaient de diffuser son travail de manière rapide et efficace.

Si je réfléchis aux raisons pour lesquelles je considère Jeremy Deller comme un artiste important, je dirais : 1. un sens de l’observation aiguisé et rigoureux, 2. une tendance à secouer légèrement le « bocal » – entendez par-là, un artiste agitateur mais non provocateur, ce qui est, à mon sens, beaucoup plus subtil.

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En 2004, pour son film

Memory Bucket

, on lui décerne le Turner Prize, qui récom­pense chaque année le travail d’un artiste anglais de moins de 50 ans. C’est sans ­conteste le plus célèbre des prix artistiques en Angleterre. Son travail est connu et respecté par un grand nombre et pas uniquement les professionnels du monde de l’art. Beaucoup cherchent cependant à le définir à tout prix, et c’est normal, puisqu’il est à la fois historien, sociologue et anthropologue. Il a aussi la particularité de collaborer avec des ­personnes issues d’univers très variés, ­notamment une fanfare traditionnelle de Manchester (le Williams Fairey Brass Band) pour son projet

Acid Brass

. C’est la première pièce de l’artiste qui n’a pas d’existence ­matérielle puisque la fanfare rejoue des tubes d’acid house. Pour Jeremy Deller, il s’agit de relier deux manifestations musicales de la culture populaire qui n’ont a priori rien à voir l’une avec l’autre et qui sont pourtant toutes deux profondément ancrées dans le monde postindustriel anglais.

On l’a appelé récemment histoire de savoir ce qu’il faisait. Il était chez lui à attendre la livraison d’un ordinateur. On a discuté de son implication au sein de cette institution colossale qu’est la Tate Britain, de sa première exposition organisée chez lui en l’absence de ses parents et de son dernier projet : un film retraçant le parcours du catcheur glam Adrian Street.

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Vice : Salut Jeremy, tu fais quoi en ce moment ?

Jeremy Deller :

Eh bien je fais cette interview ! En réalité, je suis en train d’attendre la livraison d’un ordinateur, c’est la priorité du jour.

The Battle of Orgreave, 2001

OK, et à part ça ?

J’étais au Brésil récemment, je montrais un film à la Biennale de São Paulo où je ­présente une installation. C’est un film sur le catcheur Adrian Street qui s’appelle

So Many Ways To Hurt You

.

Dis-nous qui est ce fameux Adrian Street.

Adrian Street est un Gallois de presque 70 ans qui est né dans une famille de mineurs. Il est devenu catcheur assez jeune et il vit à présent en Floride. La plupart des gens ont entendu parler de lui grâce à cette photo où il prend la pose aux côtés de son père devant la mine où il travaillait lorsqu’il était plus jeune. Il est retourné là-bas en 1973, avec son costume de catcheur. C’était une façon de montrer à son père et à son entourage ce qu’il était devenu. Il avait opéré un changement radical dans sa vie depuis qu’il n’était plus mineur et qu’il avait quitté ce trou paumé qu’il détestait. Il voulait vivre en ville et se faire un nom. Le fait de revenir sur place avec ses habits de scène et sa ceinture de vainqueur lui permettait de leur montrer à quel point il avait changé, qu’il s’était littéralement transformé.

La photo semble être un bon symbole des liens existant entre la Révolution industrielle et l’émergence du rock anglais.

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Exactement. C’est l’illustration parfaite du changement survenu en Grande-Bretagne à ce moment-là. On est passés d’un mode de fabrication industriel à d’autres moyens de créer des choses, par exemple le divertissement. Et la photo le montre clairement.

Comment tu en es venu à t’intéresser à Adrian Street, en fait ?

Par la photo. Je ne savais pas vraiment qui il était donc j’ai fait des recherches. C’est un personnage assez intéressant, comme tu peux l’imaginer. Il suffit de regarder cette image pour réaliser qu’il s’y passe quelque chose. Grosso modo, il s’est inventé lui-même, essentiellement grâce à sa volonté et à sa personnalité. C’est une renaissance, en quelque sorte. Donc, c’est quand même un sacré défi.

Un de nos potes faisait remarquer qu’on pouvait établir un parallèle entre Adrian Street et Arthur Cravan. Cravan était boxeur, poète, et fut l’idole des mouvements dada et surréaliste. Ils ont tous les deux influencé pas mal de monde.

Je vois ce que tu veux dire. Cravan, c’est bien le type qui s’est retrouvé champion de France de boxe dans la catégorie poids lourds alors qu’il n’avait jamais disputé un seul match ? Qu’il s’agisse de la boxe ou du catch, je pense que tous deux ont à voir avec la tradition du cirque d’une certaine manière. C’est-à-dire que ces milieux sont pas mal fréquentés par des gens qui, peut-être, ne correspondent pas aux critères de la société dite « traditionnelle ». Et ils sont en général dotés d’une imagination débordante, un peu comme les artistes.

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Untitled (Bats), 2003

Aujourd’hui, Adrian Street est un vieux monsieur. Il ressemble encore à ce personnage très théâtral voire efféminé qu’il s’est créé ?

Du point de vue physique, il est dans une forme éblouissante. Il a ce corps incroyable qu’il entretient intensivement. Il n’a jamais pris de stéroïdes ou d’hormones – qui produisent un bel effet à court terme mais se révèlent désastreux sur le long terme. Il se maintient en forme. Il n’est pas gay, cette ambiguïté faisait partie de sa performance, mais c’est vrai qu’il est néanmoins une icône gay, ça remonte à sa période bodybuilding. Il a compris qu’il pouvait gagner de l’argent avec ce personnage, donc il ne s’est pas privé.

Marc Bolan de T-Rex disait qu’il s’était inspiré des tenues et du maquillage d’Adrian Street après l’avoir vu à la télé.

Oui. Adrian a beaucoup influencé l’industrie musicale de l’époque, c’était un catcheur glam rock.

Où peut-on voir le film ?

C’est une très bonne question ! [

rires

] Je n’ai pas encore mis d’extrait en ligne. Je ne sais pas vraiment où le faire d’ailleurs. En tout cas, c’est prévu qu’il y ait un extrait sur mon site Internet issu de la dernière partie du film. On y voit Adrian réciter les paroles de l’une de ses chansons – ouais, il a eu une carrière musicale pendant un temps.

Sa personnalité flamboyante a émergé au début des années 1960. Je me disais qu’il y avait peut-être une dimension warholienne chez Adrian Street, genre « tout le monde peut devenir une star ».

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Sans aucun doute. Si on a du cran, de la détermination et de la suite dans les idées, on peut atteindre son but. C’est commun chez les gens célèbres. Mais il ne s’agit pas de dire « tout le monde peut devenir une star », ça demande énormément de travail. Mais oui, il y a quelque chose de warholien chez Adrian Street et je suis certain que Warhol l’aurait adoré dans les années 1960 ou 1970. Je pense que la façon de s’habiller d’Adrian, ainsi que son côté transgenre auraient intéressé – si ce n’est obsédé – Warhol. Le film montre quelqu’un qui est parvenu à se réinventer et à choisir son destin. C’est très « Hollywood » en un sens.

Dans ton travail, tu explores des thèmes plutôt sérieux, mais on sent que ça t’amuse en réalité.

Oui, la plupart du temps. Mais je suppose que c’est essentiellement dû à ma person­nalité. Cela dit, l’humour est important, dans la vie comme dans l’art.

Tu es souvent décrit comme un catalyseur qui établit des connexions entre différents éléments tout en laissant le champ d’interprétation ouvert. Acid Brass en est probablement l’un des exemples les plus frappants, et le diagramme The History of the World reflète assez bien cela.

Tresser des liens entre les choses tout en restant en retrait, oui, c’est ça qui m’intéresse. Je ne tiens pas à tout contrôler, et puis je suis un peu paresseux. Mais parfois, je préfère laisser le champ ouvert, pour que les gens réagissent comme ils le souhaitent. Et ça m’intéresse de voir ce que le public apporte à une œuvre. C’est pour cette raison que j’aime travailler en dehors du musée : j’attends toujours que quelque chose d’inattendu se produise.

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History of the World, 1996

Tu te considères comme un artiste conceptuel ?

Oui, absolument. Quelle qu’en soit la signification. Je dirais que oui. Et toi, quelle est ton opinion ?

Eh bien j’essaie en général de ne pas coller d’étiquette aux artistes, mais bon, j’ai posé la question. Si l’art conceptuel se concentre sur les intentions de l’artiste, alors oui, tu es un artiste conceptuel. Ton travail a parfois une approche documentaire : Memory Bucket ou Our Hobby Is Depeche Mode. Est-ce un moyen efficace de s’adresser au public, d’après toi ?

Pour moi, c’est un bon moyen de travailler en tout cas. J’aime les films documentaires, et je pense que c’est une manière de faire honnête. À partir du moment où tu souhaites raconter quelque chose à quelqu’un, le film est le médium le plus accessible. En Grande-Bretagne, les films faits par des artistes suivent une certaine ligne de fabrication qui est assez compliquée, voire confuse. Mes films sont plutôt conventionnels et simples.

La première fois que tu as exposé, c’était chez tes parents en 1993. Ça ressemblait à quoi ?

J’avais présenté des peintures que j’avais faites – les premières et les dernières – sur la vie de Keith Moon, le batteur des Who. Il y avait également des photographies, des trucs en papier, des graffitis, des tee-shirts ; des objets faciles à faire et peu coûteux, en somme. C’était ma façon de travailler à l’époque. Je n’avais pas beaucoup de moyens et j’étais sans emploi. Et comme mes parents étaient en vacances, j’ai vraiment pu occuper toute la maison. C’était presque un acte opportuniste, en fait.

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Tu voulais déjà devenir artiste à ce moment-là ?

Je ne savais pas vraiment ce que je voulais faire. Mais j’étais content de faire ces choses-là, j’essayais de trouver ma voie. Je vivais chez mes parents, c’était une bonne chose. Et je savais déjà que je n’allais pas pouvoir gagner ma vie de manière « traditionnelle ». J’ai donc essayé de tirer le meilleur de moi-même. Un peu comme l’a fait Adrian, en quelque sorte.

À quoi ressemble une journée de travail pour toi ?

Je me lève tôt, je relève mes e-mails et il arrive que je passe la journée devant l’ordinateur à attendre d’autres e-mails ! Et parfois j’ai des rendez-vous à l’extérieur, donc il n’y a pas de règle. Je peux tout aussi bien passer la moitié de la journée devant l’écran de mon ordinateur et l’autre dehors, à vélo ou avec des amis. Ça a l’air un peu ennuyeux comme ça, mais ça ne l’est pas.

Graffiti, Leamington Spa, Warwickshire, 2000

J’ai entendu dire que tu siégeais au conseil d’administration de la Tate. Qu’est-ce que tu fais là-bas ?

Des réunions, essentiellement. Ça représente environ une vingtaine de jours de travail par an, peut-être vingt-cinq. Il y a des comités, des réunions où il est question de la gouvernance et de la gestion de la Tate. C’est très instructif de travailler dans un organisme comme celui-ci, on y apprend la gestion d’une collection, les budgets, les rapports avec le gouvernement, avec les artistes. Tout.

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Tu n’es pas l’exemple type de l’artiste qui travaille dans son studio puisque tu produis des projets de grande envergure. Et tu es représenté par trois galeries – Art:Concept, Gavin Brown’s Enterprise et le Modern Institute.

J’essaie de vendre mes pièces, pas en grande quantité cela dit. Si je devais vivre seulement de mes projets dans les musées, je serais déjà mort de faim. Les expositions solo dans les centres d’art sont vraiment mon point faible, pour être honnête. Donc je travaille aussi grâce à mes galeristes, ­heureusement. Je vends toutes sortes de choses : des objets, des tirages, des photos. C’est d’ailleurs assez étonnant de penser qu’on peut gagner sa vie seulement grâce à ces ventes d’objets. Bon, moi je ne vends pas énormément, mais suffisamment pour me permettre de vivre.

Tu as d’ailleurs récemment pris position aux côtés de ton compatriote, l’artiste Mark Wallinger, contre les restrictions budgétaires visant les arts.

Le nouveau gouvernement a prévu de ­diminuer le budget dans sa globalité. Donc il a été demandé aux artistes de réaliser des affiches afin de protester contre cette ­mesure restrictive à l’encontre de la culture. Il ne faut pas en arriver au point où, comme aux États-Unis, l’art est uniquement destiné aux riches. Ça serait la pire chose qui ­pourrait arriver. Donc c’était l’une des ­raisons qui m’ont incité à participer. Et puis, il faut dire aussi que je ne soutiens pas ce nouveau gouvernement.

Quels sont tes projets à venir ?

Ah ! C’est un grand secret.

C’est le numéro Art de Vice. J’imagine que tu as des choses à dire pour convaincre les jeunes qui aimeraient un jour faire le même métier que le tien.

Ne prenez pas trop au sérieux les écoles d’art. Ne prenez conseil qu’auprès de ceux en qui vous avez confiance. Ne regardez pas trop les revues d’art parce qu’elles vous dépriment, en tout cas c’est le cas pour moi. Soyez sympa avec les autres artistes, parce que vous aurez peut-être besoin d’eux à un moment donné. C’est à peu près tout.