Frères d'armes, ou presque : comment trois frangins ont combattu pour trois pays différents au cours de la Seconde Guerre mondiale
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Frères d'armes, ou presque : comment trois frangins ont combattu pour trois pays différents au cours de la Seconde Guerre mondiale

URSS, Allemagne nazie et armée finlandaise : l'histoire de la fratrie Kuutma est une véritable odyssée.

Raul, Oljar et Kalju ont entre quinze et vingt ans lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate. Les Kuutma se retrouvent séparés, tout comme l'Estonie – leur pays natal est alors écartelé entre ses voisins soviétique et nazi. Les trois frères vont se retrouver sur le front de l'Est, sous des uniformes différents, mais avec la même peur de s'affronter en première ligne. L'histoire familiale contée par Raul, aujourd'hui seul survivant, dévoile en pointillé celle de la nation estonienne. Un pays souvent menacé de disparition par des voisins belliqueux mais toujours capable de prompts rétablissements.

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Leur fausser compagnie. Maintenant. Profiter de la confusion. Automne 1941, quelque part sur le front de l'Est. Les balles sifflent au-dessus du casque d'Oljar, et le jeune Estonien sent le moment venir. Le moment de fuir ses « frères d'armes » qui n'en sont pas, de fuir cette Armée rouge qui l'a enrôlé de force il y a quelques mois de cela. Cette Armée rouge qui a envahi son pays, l'Estonie, en août 1940, par la grâce du pacte Molotov-Ribbentrop. Qui a déporté et tué 60 000 de ses compatriotes, dont son père, coupable d'avoir servi l'armée allemande pendant la Première Guerre mondiale. Là, derrière le muret qui l'abrite encore des soldats allemands embusqués à quelques dizaines de mètres de lui, il va passer dans l'autre camp.

Ces pensées tournent en boucle sous le casque d'Oljar, qui tente d'oublier qu'il porte l'uniforme soviétique. Le jeune homme se lève doucement, les mains sur la nuque.Il mobilise ses maigres connaissances d'allemand et hurle à pleins poumons : « Ne tirez pas ! Je me rends ! » Malheureusement pour lui, Oljar, tout juste 17 ans, ne reçoit pas de réponse fraternelle. Il n'oppose aucune résistance quand les fusils allemands lui chatouillent le visage, reste stoïque quand des bottes lui caressent l'échine et le maintiennent solidement au sol. Le voilà prisonnier de guerre. Passé les premières heures de captivité, il est mené devant l'Oberleutnant. Oljar a beau clamer sa haine du régime soviétique, expliquer qu'il a été engagé de force dans l'Armée rouge, qu'il songeait depuis des semaines déjà à déserter, qu'il rêve de combattre Staline l'oppresseur du peuple estonien, il ne parvient pas à lever les soupçons de l'officier, qui l'observe attentivement. Agent double ? Illuminé ? Agitateur venu désorganiser les divisions composées de soldats estoniens ? Trois jours de prison, quelques claques et plusieurs interrogatoires plus tard, Oljar convainc finalement l'officier. Trop jeune, trop idéaliste, trop amer vis-à-vis des Soviétiques pour être un de ces espions chargés de désorganiser l'avancée de l'opération Barbarossa.

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Dans les rangs de sa nouvelle division d'adoption, Oljar trouve l'appui de plusieurs compatriotes, eux aussi engagés sous l'uniforme nazi. Il forge avec eux la conviction profonde que la défense de la nation estonienne prime sur tous les autres intérêts. Que ce IIIe Reich est « la moins mauvaise des options », comparée à cette URSS qui, un an après avoir envahi l'Estonie, leur « a fait plus de mal que tous les chevaliers teutoniques pendant six siècles d'oppression réunis ». Auprès de ses camarades, Oljar nourrit sa conscience de certitudes politiques. Mais son âme, elle, se consume d'une inquiétude plus sourde, que partagent les autres Estoniens de la division. Que sont devenus leurs frères ? Sans nouvelles d'eux, tous craignent qu'ils aient été engagés de force dans l'autre camp, comme Oljar l'a été.

En un an d'occupation, l'URSS a recruté, le plus souvent de force, 33 000 jeunes Estoniens dans ses rangs. Tous craignent donc secrètement ce jour où, mettant en joue un uniforme de l'Armée rouge, ils distingueront soudainement une silhouette familière. Oljar sait que ses deux frères cadets, Kalju et Raul, sont en âge de combattre, et passe plusieurs nuits à rêver de leurs visages, qu'il n'a pas vus depuis des mois. Dans ses songes, ils sont décharnés, mutilés, et gisent sur le champ de bataille. Il leur écrit donc pour leur demander de le rejoindre. C'est ainsi que Kalju débarque dans la division d'Oljar quelques mois plus tard. Et lui apprend que leur cadet, Raul, s'est engagé dans l'armée finlandaise, alors alliée du régime nazi.

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Marek Tamm, historien à l'Institut estonien des humanités de Tallinn, affirme que la situation vécue par la fratrie Kuutma n'a rien d'exceptionnel pour l'époque. Pour lui, l'histoire des Kuutma est « une des grandes figures historiques caractéristiques du drame vécu par les Estoniens durant ce conflit. C'est une partie de l'Histoire d'autant plus importante qu'après la Seconde Guerre mondiale, sous la domination soviétique, une version officielle de l'Histoire s'est imposée, laissant de côté les fratricides. Quand un membre d'une famille avait combattu le soviétisme, ses proches niaient tout lien de parenté afin d'éviter d'être soupçonné de complot. Ça a marqué la destinée de nombre de familles. »

L'historien poursuit et analyse cette stratégie d'engagement du côté de l'Allemagne et de ses alliés. « L'histoire de l'identité estonienne a été marquée par la peur de disparaître. C'est une angoisse quasi-existentielle, présente chez tous les Estoniens. Nous sommes un tout petit pays, toujours sous la menace ou la domination d'un voisin plus puissant, aux velléités expansionnistes. Au Moyen-Âge, ce furent les chevaliers teutoniques, qui instaurèrent un système féodal d'exploitation des paysans estoniens. Puis ce furent les Danois, les Suédois, les Polonais, les Russes, puis les Soviétiques et les nazis. Pour survivre, l'Estonie a toujours dû développer des stratégies d'alliance. Ce n'est pas un hasard si aujourd'hui nous appartenons à un très grand nombre d'organisations internationales et si nous portons une telle importance à notre appartenance à l'Union européenne – et surtout à l'OTAN. Ce sont nos meilleurs garde-fous contre la Russie, dont la politique expansionniste alimente dans le pays les peurs et les fantasmes. » Début 2017, 800 soldats britanniques et 300 soldats français sont d'ailleurs venus renforcer la base de l'OTAN située à Tapa, au nord de Tallinn.

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« Je me suis engagé dans l'armée finlandaise, j'ai lutté aux côtés des nazis pour la liberté. Pas parce que je croyais en l'idéologie du IIIe Reich, mais parce que je voulais par-dessus tout éviter que l'Estonie retombe sous la coupe soviétique » – Raul

70 ans après, les stigmates de la guerre et du demi-siècle de soviétisme sont toujours apparents dans la société estonienne. Raul, seul survivant de la fratrie Kuutma, se souvient du jour où il a lu pour la première fois la Charte de l'Atlantique dans un journal finlandais, une déclaration comme une promesse de l'indépendance prochaine de l'Estonie. Déjà à l'époque, l'attachement au droit international et à un nouvel ordre mondial semblait les meilleures armes pour qu'émerge l'indépendance du pays.

Aujourd'hui, à 90 ans, Raul explique qu'il a préféré devancer l'arrivée de la Wehrmacht en octobre 1943 pour s'engager dans l'armée finlandaise, pays dont il parle la langue. À 20 ans, il part donc avec ses cliques, ses claques, et une bonne dose de vodka – interdite là-bas, mais qui lui assurera une intégration réussie dans l'armée, où il retrouve bon nombre de compatriotes. Ils seront au total plus de 6 000 Estoniens à grossir les rangs finlandais. Raul clame toujours ce qui semble être un paradoxe historique : « Je me suis engagé dans l'armée finlandaise, j'ai lutté aux côtés des nazis pour la liberté. Pas parce que je croyais en l'idéologie du IIIe Reich, mais parce que je voulais par-dessus tout éviter que l'Estonie retombe sous la coupe soviétique. Nous n'étions pas bêtes : en 1943, nous faisions le calcul que l'Allemagne nazie allait perdre cette guerre. »

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Après plusieurs mois d'entraînement, il combat enfin sur le sol estonien, le 19 août 1944. À l'époque, il n'a pas de nouvelles de ses frères. Il croit toujours qu'Oljar combat sous le drapeau soviétique, et ne sait rien de l'engagement de ses deux aînés dans la Wehrmacht. Lors de la bataille de Tartu, la deuxième plus grande ville du pays, il se souvient avoir craint « de croiser Oljar à chaque coin de rue. J'avais le doigt sur la gâchette mais je n'osais jamais presser sur la détente. » Quand il évoque ces jours passés au front, les souvenirs de Raul ont une saveur étrange, mélange d'angoisse familiale et de fierté nationaliste.

Fin 1944, alors que les nazis commencent à battre en retraite devant la contre-offensive soviétique, le commandant estonien d'un bataillon de marins de l'armée finlandaise donne le choix à ses hommes : ceux qui craignent de possibles représailles de l'Armée rouge sont libres de suivre la Wehrmacht jusqu'en Allemagne, ceux qui veulent retourner en Finlande peuvent prendre le bateau, et les autres peuvent rester en Estonie. « Moi, je suis resté, explique fièrement Raul. C'était un choix risqué, car si nous étions découverts par les Soviétiques, nous étions envoyés directement en Sibérie. » 3 357 de ses camarades ont en effet été découverts par le KGB durant le demi-siècle d'occupation soviétique.

Raul poursuit : « Les autres soldats estoniens ont essayé de s'enfuir sur un bateau pour rejoindre la Finlande et la Suède, mais ils ont péri corps et biens, coulés par un sous-marin russe. Ceux qui étaient partis avec la Wehrmacht sont morts au combat et dans les camps, ou se sont retrouvés engagés de force dans l'Armée rouge. » Parmi eux, les deux frères de Raul, dont il était toujours sans nouvelles.

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Avant de suivre la retraite de la Wehrmacht, Oljar et Kalju participent ensemble à la terrible bataille de Rostov-sur-le-Don, prémices de l'enfer de Stalingrad. Oljar, blessé lors des combats, reçoit en récompense la plus haute distinction militaire allemande, la croix de fer, très rarement attribuée aux étrangers. Après la retraite vers l'Allemagne, les frères de Raul fuient les combats et entament une longue errance dans une Europe exsangue, odyssée chaotique qui s'achève en Slovaquie. Ils sont alors faits prisonniers par l'armée américaine, qui stationne trois jours sur place en attendant que les troupes russes opèrent la jonction. Trois jours de captivité, sans boire ni manger. Les deux frères sont envoyés dans un camp de travail à Kirov, mais Oljar parvient à s'échapper du train qui les mène à destination en compagnie d'un ancien compagnon d'armes estonien, avec qui il tente de regagner le pays à pied. Le lendemain, ils sont rattrapés par une patrouille russe et sont envoyés, sous bonne garde, passer les quinze prochaines années dans une mine à Norilsk, en Russie. Kalju mourra dans le camp de Kirov, tandis qu'Oljar rentrera chez lui en 1960, après dix-neuf ans de combats et de captivité. Il retrouvera enfin Raul, avec qui il devra entretenir une relation discrète, de peur de compromettre leurs proches avec leurs histoires d'anciens combattants nazis et finlandais.

Dernière polémique en date, les vétérans estoniens de la Wehrmacht, dont certains avaient intégré les Waffen S.S, se sont réunis le 27 juillet 2014 dans la capitale estonienne pour célébrer leur « combat pour la liberté ».

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Ce récit, conté par Raul, est une histoire familiale. Avec ses légendes, ses romances et, bien sûr, ses réalités. Marek Tamm observe intelligemment cette période : « On ne peut pas affirmer aussi nettement que les soldats estoniens combattant avec les nazis se battaient uniquement pour la liberté estonienne. Certains obéissaient à des raisons idéologiques, qu'il ne faut pas nier. Après, il est vrai que les Estoniens faisaient face à un dilemme : soit ils quittaient le pays, soit ils le protégeaient. Cette seconde solution nécessitait d'aller combattre aux côtés des Allemands. Mais là encore, la participation aux combats doit être nuancée. Si les premières vagues de recrutement étaient volontaires, dans les derniers mois de l'occupation nazie, l'engagement était obligatoire. Il ne faut pas mésestimer les stratégies de collaboration, mais ne pas les grossir non plus. »

Aujourd'hui, le flou qui entoure la période nourrit les haines en Estonie. Dans ce petit pays balte d'un million trois cent mille habitants coexistent une majorité estophone et une minorité russophone, descendant des populations déplacées par le Kremlin pour russifier les républiques socialistes soviétiques satellites. Entre 85 000 et 125 000 personnes possèdent la nationalité estonienne, mais pas la citoyenneté. Ils sont donc titulaires de « passeports gris ». La distinction entre ces populations est donc administrativement et civiquement actée, et rendue plus visible encore par l'instauration de tests de langue afin d'obtenir la nationalité. Cette distinction, que les russophones les plus véhéments n'hésitent pas à qualifier d'apartheid, contribue à alimenter les tensions ravivées par les polémiques mémorielles.

En 2007, des heurts ont en effet opposé des nationalistes estoniens et des groupes russophones à Tallinn. Marek Tamm explique l'origine de ces affrontements. « En 1947, les Soviétiques ont érigé une statue d'un soldat de l'Armée rouge dans le centre de Tallinn pour célébrer la "libération" du pays du joug nazi. Chaque année depuis, des gens se réunissent à son pied pour célébrer le 9 mai, jour de la victoire de l'URSS sur le IIIe Reich, et le 22 septembre, jour de l'entrée de l'armée soviétique dans Tallinn. Depuis l'indépendance, le monument est devenu un lieu de réunion et de commémoration pour des représentants de la communauté russophone. En 2006, des extrémistes nationalistes estoniens, agacés par la symbolique soviétique, organisent une contre-manifestation. Ces tensions sont l'œuvre de groupuscules, sauf qu'au début de l'année 2007, avant les élections, le Parti de la réforme, pour s'assurer l'appui d'une partie des nationalistes estophones, s'engage à déplacer cette statue dans un cimetière situé à la périphérie de la ville. Cette décision réveille l'amertume d'organisations pro-russes, qui manifestent le jour du déplacement de la statue. Un manifestant meurt, des dizaines d'autres sont blessés, provoquant la colère du Kremlin. Ce monument incarne toujours les interprétations divergentes de l'Histoire et la division au sein de la société estonienne. Pour certains, il s'agit d'un monument pour célébrer la libération, pour d'autres, un mémorial rappelant l'oppression soviétique. »

Dernière polémique en date, les vétérans estoniens de la Wehrmacht, dont certains avaient intégré les Waffen S.S, se sont réunis le 27 juillet 2014 dans la capitale estonienne pour célébrer leur « combat pour la liberté ». Les médias russes ont largement couvert cet évènement en dénonçant une dérive fasciste à l'œuvre dans l'ensemble des États baltes – des réunions semblables s'étant tenues en Lettonie. Ce traumatisme historique combiné à la politique extérieure russe actuelle pousse d'ailleurs une partie de la jeunesse estonienne, 25 000 personnes tout de même, à s'engager dans les rangs de la ligue de défense nationale, une organisation paramilitaire affiliée à l'armée. Raul, lui, n'a plus l'âge de prendre les armes pour s'entraîner en cas d'agression extérieure. Après plusieurs heures à évoquer son riche passé et ses frères disparus, le vieil homme s'excuse d'être fatigué et s'enfonce dans le fauteuil qui trône au milieu de son bureau reconverti en musée des anciens combattants. Puis s'endort, le regard perdu dans la contemplation des décorations, armes d'époques et drapeaux de l'armée finlandaise qu'il a précieusement conservés.

Barthélémy est sur Twitter.

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