Charles Manson, Beach Boys
Illustration : Marie Reyes
Music

Le jour où Charles Manson s'est fait « voler » un morceau par Dennis Wilson

Quelques mois avant la tuerie sauvage de la famille Manson, leur leader tentait désespérément de percer dans le milieu de la musique à Los Angeles. Avec pour principal entremetteur le batteur des Beach Boys.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

L’histoire est désormais connue. Nous sommes à la fin du printemps 1968, et Dennis Wilson, batteur fantasque des Beach Boys et chafouineur devant l’éternel, cruise cheveux au vent au volant de sa décapotable à travers Malibu. De nature avenante, l’homme prend deux auto-stoppeuses sur sa route, Patricia Krenwinkel et Ella Jo Bailey, et les dépose à leur destination. Plus tard, il recroisera les deux jeunes femmes aux courbes attrayantes et les ramènera cette fois chez lui, sur Sunset Boulevard, où le trio dégustera de savoureux cookies maison.

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Ce que le batteur des Beach Boys ne sait pas, c’est que les deux demoiselles en question ont été missionnées par Charles Manson, leur gourou sorti de prison un an plus tôt après avoir purgé une peine de douze ans, et que ce dernier est aussi forceur que Dennis Wilson est pineur. Musicien raté en recherche de contacts dans l’industrie du disque, Manson est alors clairement en demande. Ce qui n’aide pas, c’est qu’il est déjà dans un délire mégalomaniaque avancé, persuadé d’être la plus grande rockstar du monde en puissance. Ses jeunes disciples, qu’il nomme « affectueusement » sa Famille, font pour ainsi dire office de chair à pâté bonne à appâter le chaland. Leur rôle est avant tout de séduire les musiciens célèbres qui peuplent le Hollywood d’alors, lesquels pourraient ensuite aiguiller Manson vers des directeurs artistiques de qualité – et donc potentiellement avec un contrat juteux à la clé. Il suffit juste de bien les manœuvrer.

La cible idéale

Dennis Wilson est de ceux-là. À vrai dire, c’est même la cible idéale. Mouton noir autoproclamé de la famille Wilson, dont il ne possède ni le génie absolu du frère aîné Brian, ni le sens de l’intrigue de l’infâme cousin Mike Love, c’est un weirdo au sein des weirdos, un jeune homme instable et influençable qui sort à 24 ans d’un divorce et trempe ses névroses dans le LSD, les masque par un sourire de fêtard constamment collé sur le visage, et des bitures à n’en plus finir. En bon manipulateur qu’il est, Manson joue avec ses insécurités et ne tardera pas à l’avoir sous sa coupe, en faisant malicieusement croire à sa proie que c’est elle qui l’a pris sous son aile.

La prise de contact est d’abord hésitante. En rentrant un soir d’une session d’enregistrement avec son groupe, Dennis Wilson trouve Manson sur le pas de sa porte. Il a entendu parler de lui en racontant aux deux auto-stoppeuses sa propre escapade en Inde avec le maître spirituel Maharishi Mahesh Yogi et les Beatles. Mais il ne savait pas que leur gourou à elles allait vraiment se pointer, de surcroît dans sa maison, sans y être invité, en lui baisant les pieds et en marmonnant des trucs incompréhensibles avec un regard de possédé. À l’intérieur, les disciples de Manson, au nombre d’une vingtaine, ont déjà pris possession du salon, et n’ont d’autre visée que d’y squatter pour une durée indéterminée. D’abord craintif, Wilson se laisse assez vite amadouer, grâce à ses deux consommations favorites – la drogue et les filles – que Manson se fera un plaisir de lui fournir à foison. La dynamique est alors claire entre les deux hommes : Manson sera le rabatteur et dealer officiel de Wilson, tandis que ce dernier l’aidera à percer dans la musique à l’aide de ses précieuses connexions avec le milieu.

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En ce qui concerne le mode de vie déchaîné qui s’ensuit, le batteur des Beach Boys ne s’embarrasse pas vraiment de discrétion. Dans un article daté de 1968 publié dans le Record Mirror (et qui fait aujourd’hui forcément froid dans le dos), il déclare, le plus ingénument du monde : « J’habite avec 17 filles. Je leur ai raconté mon aventure avec le Maharishi et elles m’ont dit qu’elles avaient elles aussi un gourou, un mec qui s’appelle Charlie et qui est récemment sorti de prison. Lui a basculé dans le crime, mais quand je l’ai rencontré j’ai surtout trouvé qu’il avait de très bonnes idées musicales. On écrit ensemble maintenant. Il est un peu limité, mais j’ai adopté son approche. Il m’a beaucoup appris. »

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Il est facile rétrospectivement de jeter la faute sur le candide jouisseur qu’aura été Wilson dans cette histoire. Mais à vrai dire, à l’époque, tout le monde était devenu taré – à cause de la drogue certes, mais pas que. Dans une interview de Noisey de 2017, l’auteur William McKeen, qui signait la même année le livre Everybody Had An Ocean, revenait brièvement sur le contexte socio-économique de la jeunesse dorée des années 60 de Los Angeles.

« Après que la génération précédente ait survécu à la Grande Dépression et à la seconde guerre mondiale, elle a commencé à élever ses enfants, les Baby Boomers. Et en compensation, cette nouvelle génération a bénéficié d'une vraie enfance – et on les a appelés les ‘’teenagers’’, un mot lui aussi inventé au XXe siècle. […] Le désir de liberté s'est alors mis à grandir de manière exponentielle, et malgré tout ce que la génération de leurs parents avait accordé à ces jeunes, ce qui semblait les lier tous était une volonté de rompre avec les habitudes de la génération précédente. Ils ont donc choisi d'adopter une ouverture d'esprit qu'ils ne retrouvaient pas chez leurs parents, et de s'orienter vers tout ce qui tranchait clairement avec le status quo. Cette ouverture d'esprit a fini par se changer en naïveté. Les jeunes accueillaient bras ouverts tout ce qui était nouveau et différent, ce qui en faisait des proies faciles pour des escrocs comme Charles Manson. »

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Ce dernier ne fait d’ailleurs pas son petit effet que sur les jeunes âmes égarées. Son emprise va même, à plusieurs reprises et selon l’effet escompté, s’infiltrer dans le cercle (qui se veut ouvert mais qui est en réalité bien évidemment verrouillé socialement) des hippies bon teint de la scène psychédélique de la ville. Le groupe The Mamas and The Papas, auteur de hits énormes à l’époque comme « California Dreamin’ », est convaincu de son talent, et tente de lui décrocher un contrat. Neil Young, impressionné par ses qualités d’improvisation orale, écrira même plus tard dans sa biographie que Manson « jouait cette musique que personne d’autre ne faisait à l’époque. Il s’asseyait avec sa guitare et commençait à inventer des trucs sur l’instant. Et il enchainait, et enchainait. Puis il faisait une pause, et jouait quelque chose de complètement différent. Ça n’était jamais la même chanson. Musicalement, il était assez unique. Il avait quelque chose d’un peu fou et un peu génial à la fois. » Et si la sauce auprès des producteurs et des décideurs ne prend pas, beaucoup tombent sous le charme étrange de Charles Manson.

Le déclic à retardement

Sauf certains qui flairent assez vite le danger, comme Mike Love. Pour deux raisons : déjà, parce que le soliste des Beach Boys n’est pas vraiment féru de LSD, et qu’il goûte donc peu aux divagations pseudo-freudiennes et philosophico-complotistes de cet illuminé de Manson. D’autre part, parce qu’un soir, alors que son cousin Dennis l’a invité à dîner chez lui et qu’il découvre éberlué qu’il est le seul à s’être pointé habillé, Manson le chope et le fusille du regard en lui sortant une phrase qui lui glace le sang : « Je t’interdis formellement de quitter la soirée. » Sur le chemin du retour, Mike Love indique à son cousin de se tenir à distance de son ami « si particulier ». Au bout d’un certain temps, c’en est assez pour Wilson lui-même, qui en a marre de payer les allers-retours chez le médecin pour tout le monde (lui et les membres de la Famille ont tous chopé une gonorrhée carabinée à force de niquer dans tous les coins). Et avec des dépenses qui s’élèvent à près de 100 000 dollars de l’époque (environ 987 000 dollars actuels, soit environ 833 000 euros), il commence, lentement mais sûrement, à revoir son jugement.

Jusqu’à ce jour de septembre, où les Beach Boys enregistrent un nouveau morceau, « Never Learn Not To Love ». Manson tombe alors sur une performance du groupe à la télé. Dennis y assure le chant, Brian ayant progressivement commencé à se retirer du groupe et à s’enfoncer dans ses troubles mentaux. À l’origine, c’est un morceau composé et écrit par Manson, « Cease To Exist », sauf que le groupe l’a réinterprété en changeant le titre, le pont et certaines des paroles, et que seul Dennis Wilson est crédité comme auteur-compositeur. Furieux, Manson menace son ami en lui montrant une balle, et en lui indiquant qu’à chaque fois qu’il la regardera, Wilson devra se rappeler de la chance qu’il a « d’avoir des enfants en vie ».

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Fidèle à sa réputation de « mec sympa », Dennis Wilson ne chasse même pas ses hôtes de chez lui. Il arrête juste de louer sa maison, et s’en va vivre dans un autre endroit en les plantant là. La résiliation du bail arrivée, la Famille va également voir ailleurs si l’herbe y est plus verte, sans trop faire de vagues. Manson, lui, continue pourtant de forcer, et dépose une autre balle, cette fois chez la femme de ménage de Dennis Wilson.

Certains membres de la Famille diront que la « trahison » du batteur aura été un moment de rupture, et que c’est à partir de ce moment-là que Manson aura commencé à emmagasiner sa dose ultime de ressentiment envers Hollywood, la scène hippie et les élites culturelles californiennes. Sauf qu’on apprendra plus tard qu’il avait abandonné ses droits d’auteur à Wilson en échange de cash et d’une moto. Et que cette rancœur-ci ne constituait donc qu’un énième levier de manipulation. Pour autant, il n’est pas interdit de penser que la psychopathie absolue de Manson, tout autant que la bonhommie mâtinée d’intérêt de Wilson, montrent en creux que si ces deux mondes (celui des freaks en dérive et de la jeunesse flamboyante en place), ont pu cohabiter brièvement, à la faveur d’un été halluciné, ils resteraient indiscutablement, et pour toujours des corps étrangers.

Quelques mois plus tard, la Famille prend un soir pour cible la maison de Terry Melcher, un producteur à succès que Dennis Wilson avait présenté à Manson l’année précédente. Détail « cocasse » : ils ignorent alors que le ponte de l’industrie a déménagé récemment, et que les nouveaux occupants s’appellent Roman Polanski et Sharon Tate.

Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.

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