Longue vie à Bad Bunny, le futur roi du rap

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Culture

Longue vie à Bad Bunny, le futur roi du rap

Le premier album de Bad Bunny est un solide argument en faveur de la longévité du trap latin.

L’article original a été publié sur Noisey.

Il y a un an, vous ne saviez peut-être même pas qu’il existait du trap latin.

En dépit de leur contribution à la naissance de la musique rap dans le Bronx, les hispanophones sont souvent tenus pour acquis dans le hip-hop, voire systématiquement marginalisés au sein d’une culture qu’ils ont non seulement cofondée, mais également fait croître et prospérer pendant des décennies. Malgré les Cypress Hill, Terror Squad et autres rappeurs de langue espagnole qui ont connu le succès, ou ont fait des percées, il était prévisible qu’ils soient traités en spectateurs plutôt qu’en créateurs. Forgé à partir de la tradition hip-hop, le reggaeton a séduit le Panama et Porto Rico, mais aux États-Unis, on ne lui a jamais accordé l’acceptation universelle et la légitimité qui lui reviennent.

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Ainsi, quand le trap latin a réellement commencé à s’épanouir, comme le trap en anglais avait déjà connu quelques-uns de ses grands succès, peu y ont fait attention. En 2017, des traperos de la première heure comme Arcangel, Farruko et De La Ghetto, entre autres, ont atteint une célébrité tout au plus régionale, car la presse musicale s’est abstenue de les soutenir. Pourtant, avec autant de milléniaux latino-américains vivant sur le continent américain, ainsi que des rappeurs tels que Messiah El Artista comme porte-étendard à New York, la montée du trap latin paraissait inévitable.

Bien qu’il ait été une bénédiction indéniable pour la música urbana en général, le phénomène Despacito a occulté l’élan acquis par Anuel AA, Noriel et d’autres à coups de succès en espagnol avec des rythmes qui sonnaient plus comme Atlanta qu’Atlanta. Les cadres de maisons de disques, qui avaient longtemps enfermé ces artistes dans leur hermétique catégorie latine, ont vu ce qu’a produit la combinaison Justin Bieber-Daddy Yankee, et sont apparemment parvenus à la conclusion myope voulant que le succès passe par les collages interculturels.

Bien que Beyoncé, greffée à Mi Gente, hit dembow de J Balvin, lui ait ouvert les portes du Billboard Hot 100, le simple Krippy Kush de Farruko a été en 2017 l’indicateur d’une tendance. Sur un rythme à tout casser de Rvssian, jadis producteur de Vybz Kartel, Bad Bunny livre l’accroche hédoniste de la chanson et son premier couplet. Quelques mois plus tard, dans un remix, c'est Nicki Minaj qui se chargeait du premier couplet, et 21 Savage s’était ajouté en supplément. La stratégie avait l’évident objectif de l’imposer dans le Hot 100, et elle a fonctionné. (Un mois plus tard, c’était un autre mix avec Travis Scott en remplacement de Young Savage.)

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Malgré le cynisme, voire la lâcheté entourant ses origines, beaucoup d’amateurs de hip-hop reconnaissent que le remix de Krippy Kush a fait connaître Bad Bunny. La tendance qu’ont les Barbz à faire de tout ce que touche leur reine un classique instantané a bien servi le Portoricain dans les premiers mois de 2018. Bien sûr, une fois que l’audacieuse reprise boogaloo I Like It de Cardi B a grimpé en flèche les marches du classement Billboard, lui donnant pour tribune une chanson de celles qui marquent une époque, Krippy Kush, loin derrière, s’est à peu près entièrement désintégrée.

Niché entre les couplets de Cardi et de Balvin, Bad Bunny offre un couplet en anglais, une rare et superflue concession à un public à qui sa langue maternelle ne parle pas, ou très peu. Son succès suivant au Hot 100, le remix entièrement espagnol de Te Boté avec Nicky Jam et Ozuna a d’ailleurs montré combien les deux mesures en anglais dans I Like It n’étaient pas nécessaires. Tout l’été, il a accumulé les apparitions dans la section Hot Latin Songs du Billboard, et les concerts de sa tournée ont rempli des amphithéâtres et salles de spectacle partout au pays. En octobre, c’est Drake lui-même qui mettait à profit ses leçons d’espagnol avec Rosetta Stone : Mia a été un succès immédiat.

Mais une grande partie de ce qui rend spécial Bad Bunny se perd dans la traduction, ou plutôt dans l’absence de celle-ci. Très semblable à la résistance qu’a rencontrée le reggaetón, les bonzes du hip-hop ont volontairement sous-évalué le trap latin, et ce, malgré la liste grandissante des succès susmentionnés, ainsi que les collaborations efficaces, quoique problématiques, d’Anuel AA avec 6ix9ine. Quelques-uns ont recyclé les tactiques d’exclusion, ségréguant deux catégories pourtant à l’évidence analogues, en espérant que l’aura de la nouveauté allait s’estomper. Dans une année remplie de sorties d’album des plus grands noms du rap et de ses étoiles montantes, ça a presque marché. Toutefois, les chiffres ne mentent pas, et quand, juste avant Noël, à une journée d’avis, Bad Bunny a annoncé la sortie de son premier album, la réaction authentiquement enthousiaste a réduit les détracteurs au silence.

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Ayant passé 2018 à écrire sur le trap latin comme un télévangéliste tourmenté, j’ai vu dans la parution d’un album aussi exemplaire que X 100PRE la naissance d’un sauveur – une métaphore adéquate à propos d’un rappeur qui a surnommé son mouvement La Nueva Religión. Le titre de l’album, le plus cryptique depuis XO Tour Llif3, fait parfaitement sens si l’on se donne la peine de résoudre l’énigme : il se lit por siempre (« pour toujours »). Dans la tradition initiée par Puff Daddy et le Wu-Tang Clan, son titre audacieux donne à penser qu’il a l’intention de rester, une perspective que renforcent la haute qualité et la possibilité d’écoute à répétition de l’œuvre.

Au fil de ses 54 minutes, durée respectable pour un album, X 100PRE révèle un artiste qui refuse manifestement la compromission. Un artiste qui rejette – avec raison – la stratégie interculturelle derrière Despacito en limitant sévèrement les collaborations, alors que n’importe quel artiste du hip-hop ou de la pop accepterait son invitation. Si l’on remet en question la volonté ou l’objectif réels d’un artiste qui choisit d’y aller en solo, on est remis à notre place tôt dans l’album : sur Caro, on découvre la voix non annoncée de Ricky Martin, qui a connu le bon comme le mauvais de l’explosion de la musique latine au tournant du siècle. Plus qu’une surprise cachée, la participation du chanteur de Livin’ La Vida Loca se veut une subtile bravade : Bad Bunny déclare l’indépendance, la sienne, mais aussi celle de la musique latine dans son ensemble.

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Après la séparation d’avec DJ Luian, son ex-gérant et l’un des architectes de ses précédents succès, comme Chambea et Sensualidad, le rôle de producteur de l’album a incombé en grande partie à La Paciencia et Tainy, qui sont plus que capables. Bien que le résultat soit l’absence légèrement douloureuse de morceaux de Luian et de Mambo Kingz, notamment la mélancolique Amorfoda, de l’espace est ainsi créé pour l’inclusion d’une dizaine de nouvelles chansons, s’ajoutant aux trois précédemment sorties, y compris l’hymne entraînant qui a pour titre Estamos Bien.

Une abondance de rythmes renversés dès le début de l’album, qui s’ouvre avec Ni Bien Ni Mal, morceau de pop latine au style un tout petit peu trop proche de I Like It, est suivie d’une section à la vitesse supérieure, jusqu’à l’apparent repos de la finale. Moins frénétique dans son approche, Solo De Mí trottine avec grâce pendant deux minutes jusqu’à ce qu’une sirène d’alerte annonce le passage à une suite plaisamment trap. Outre Drake, le seul autre artiste invité annoncé, El Alfa El Jefe, praticien dominicain du dembow, attend patiemment son tour sur La Romana : Bad Bunny ouvre la porte à son amour sincère de la bachata dans la seconde moitié, et il entre solidement en scène, ne donnant à ses fans rien de moins que ce qu’ils attendent de lui.

Même soudé par une production plutôt constante, X 100PRE réserve quand même des surprises sonores. Le trop-punk de Tenemos Que Hablar pourrait en faire rêver quelques-uns à un album Conjejo-182, bien qu’à mes oreilles, ce soit plus proche de la splendeur d’Angels And Airwaves que du réductionnisme de +44. Construit avec les mélodieux synthés de San Junipero, Otra Noche En Miami évoque la même crise existentielle et l’ambiance vintage qui parcourent la discographie morose de The Weeknd, gorgée d’une somptueuse débauche et de pur désespoir.

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Bien que les thèmes de X 100PRE puissent en faire froncer des sourcils plus d’un, Bad Bunny, en cherchant davantage à explorer les affaires du cœur qu’à se distinguer, me semble honnêtement tomber à point nommé : au moment de l’histoire du rap où l’on est censé gober les fictions de rois de cartel de rappeurs qui, pour tout fait d’armes, ont été des revendeurs, et pas des plus hauts en grade. Tandis que certains des plus éminents rappeurs de l’heure ont obtenu leur grande chance à la télévision et mènent maintenant une vie digne des tabloïds, un flamboyant insurgé est plus que bienvenu. C’est par ailleurs peut-être ce qui explique pourquoi Drake continue d’avoir du succès même s’il glisse vers la catégorie des grands noms d’une époque révolue. Sa vérité n’est peut-être pas celle de Kanye, mais, bien plus que les histoires de trafiquants, leur ouverture sans réserve amène leur vaste public à s’identifier à eux. À l’instar des rappeurs emo comme Juice WRLD enclins à s’ouvrir, pour le meilleur et pour le pire.

Naturellement, beaucoup d’artistes de la musique trap en anglais et en espagnol restent fidèles à ses thèmes fondamentaux, comme il se doit. Néanmoins, le public exige davantage aujourd’hui de ses têtes d’affiche. Si les membres de Migos n’arrivent pas à s’ouvrir au sujet de leurs moyennes tentatives en solo, Bad Bunny et ses pairs du trap latin vont se charger du boulot émotionnel. Au point où en sont les choses, il semble que ce soit un ingrédient de la longévité.

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