Il y a 25 ans, les Transmusicales organisaient leur première rave
Photo - Dominique Levasseur (Fonds Musée de Bretagne)

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Il y a 25 ans, les Transmusicales organisaient leur première rave

L'organisateur Manu Casana nous raconte comment il a réuni Underground Resistance, The Orb, 808 State et Frankie Bones à Rennes le 5 décembre 1992 pour une soirée historique.

Rennes, samedi 5 décembre 1992. Il est environ 22h, quand plusieurs centaines de personnes se pressent devant les portes de la salle Omnisports pour la traditionnelle soirée de clôture des Transmusicales. Mais cette année-là, il y a quelque chose de différent dans l’air. C’est la première fois qu’un festival français présente une rave dans son programme. Cette première édition de la Rave Ô Trans (qui en comptera trois) va mettre tout le monde à terre, mais peu en sont vraiment conscients. Avant l'ouverture des portes, les participants à l'évènement donnent plutôt dans l'impatience, la curiosité ou le scepticisme. La vague techno n’a pas encore envahi le pays et seule une poignée d’initiés a intégré cette nouvelle culture de la fête affranchie de tout cadre officiel - les soirées du Fort de Champigny et du Collège Arménien considérées comme les points de départ du mouvement en France se sont déroulées il y a à peine deux ans et les pouvoirs publics sont encore les bras ballants à regarder les pilules d’ecstasy leur passer sous le nez.

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Cette première Rave Ô Trans va marquer un tournant pour le festival et plus largement pour Rennes et la Bretagne. Tout d'abord à cause de la claque visuelle et sonore qu'elle va représenter pour les techniciens, les programmateurs, le public et les médias présents. Ensuite, parce qu'il s'agit de la première date d’Underground Resistance en Europe. Et enfin parce qu'elle marquera durablement les esprits de futurs activistes de la scène techno, parmi lesquels la future équipe du festival Astropolis et les membres du collectif rennais Praxis. L'évènement va aussi et surtout montrer une façon d'occuper l’espace et de concevoir la relation public/artistes complètement inédites à l’époque. Pour Jean-Louis Brossard, programmateur du festival, « tout le travail de décoration effectué par la suite est parti de là. Ça a changé notre vision du son, des lights, un monde nouveau s’est ouvert à nous. » Ce monde nouveau, on le doit principalement à une personne : Manu Casana. Ancien punk ayant basculé dans la techno, il est surtout le fondateur de Rave Age, premier label français du genre, et l’un de ceux qui commencent à organiser des raves en France au début des années 90. Les programmateurs ont misé juste en lui confiant ce projet réunissant 2500 personnes, 100 kgs de son, 100 000 euros de budget et 10h de techno avec un line-up où s'enchaînent Underground Resistance, The Orb, 808 State, Frankie Bones et Juan Trip. À défaut d’avoir pu la vivre en direct, on a posé quelques questions à Manu sur les coulisses de cette rave emblématique qui fête cette année ses 25 ans.

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Noisey : À la fin des années 80, tu es chanteur dans le groupe punk Sherwood Pogo, tu bosses comme importateur/distributeur pour le label Madrigal, et tu finis par te retrouver à Londres dans une soirée acid-house.
Manu Casana : En février 1987, j’étais à Londres pour acheter des disques et les ramener à Paris pour les distribuer. Le samedi soir, j’étais avec tous mes potes punks dans un squat et tout le monde était en train de se chauffer avant d’aller à une soirée acid-house. Je n’étais pas ultra motivé. Je pensais que c’était du disco. Je ne comprenais pas l’effervescence qu’il y avait dans le squat. N’ayant pas envie de rester tout seul, j’ai fini par suivre le mouvement malgré tout. Et ça a été la découverte. C’était à Clapham Junction, un quartier plein d’usines abandonnées dans le sud de Londres. On entendait déjà les basses à un kilomètre de la rave [ Rires]. Une fois arrivé là-bas, j’ai halluciné. Il y avait des mecs qui vendaient des ecstasys sur des tonneaux à l’entrée. Au bout de vingt minutes, je perds tous mes potes. J’ai passé huit heures à discuter avec des pakis, des renois et même des skinheads. Au delà de la musique, au delà de la drogue, ce qui m’a plus c’était le melting-pot, l’ambiance, tous ces gens gentils même si ça peut paraitre un peu naïf. Après cet épisode, à chaque fois que je retournais en Angleterre pour chercher des disques je me faisais une soirée. J’ai même emmené Olivier Cachin dans une soirée à Brighton, en 1989, pour la première date de Derrick May en Angleterre. Comment es-tu passé du statut de profane à celui d’organisateur de soirées ?
C’est monté super vite. Au début, ça se passait sur une péniche au pont de Puteaux. À la première soirée, il devait y avoir 40 ou 50 personnes, puis 100 à la deuxième, 200 à la troisième…Très rapidement on s’est retrouvés avec la péniche posée sur le fond de la Seine, des gens qui dansaient sur les berges et d’autres qui tombaient dans l’eau. On en faisait une par mois à peu près. En 1990, ça a commencé à devenir trop gros et c’est là où on a bougé de la péniche pour aller au Collège Arménien à Sèvres et surtout au fort de Champigny-sur-Marne, qui a été le théâtre de la première rave officielle en France. C’était en juillet 1990, il devait y avoir 800 ou 1000 personnes, pas plus. On en a refait une deuxième en septembre et là on s’est retrouvé à presque 2500 personnes dans le fort. Ce n’était pas très compliqué de trouver de lieux en fait. Comme le nom acid house en France n’était pas connu, on disait aux gens qu’on organisait des soirées dansantes et ils nous louaient leurs locaux assez facilement.

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En-tête d'un article de Stéphane Davet publié dans Le Monde quelques jours avant la soirée Rave Ô Trans, le 26 novembre 1992.

C’était quoi le public et l’état d’esprit à ce moment-là ?
Il y avait pas mal de hippies qui venaient au début. Après, ça allait de 18 à 60 ans. Il y avait vraiment de tout. À l’époque, c’était nouveau, plein de gens venaient par curiosité et une fois qu’ils voyaient l’énergie dégagée et transmise par tout le monde, ils avaient du mal à décrocher. C’était une énergie très positive, donc beaucoup de gens sont tombés dedans. Ça changeait de toutes les modes, de tous les styles musicaux, de toutes les cultures qu’il y avait eu avant. On se disait qu’on pouvait croire en un avenir pour cette planète. On savait qu’on enfreignait la loi, qu’on était une contre-culture et, ça, je pense que ça jouait pas mal. On touchait la liberté du doigt. J’ai vraiment senti qu’il y avait une lueur d’espoir pour l’avenir, que ça allait faire changer la jeunesse. Après l’ecstasy y était aussi pour quelque chose. On était à une époque où il y avait pleins de gangs, de tribus, avec les punks, les rockers, les skins, les rappeurs et tout le monde se tapait dessus. Comme la musique dans les raves était un crossover de pleins de styles ça ramenait des gens de tous horizons et tout le monde se respectait. On avait presque pas de sécurité à nos premières soirées, voir pas du tout, et on a jamais eu une embrouille.

Face à ce type de phénomène, les pouvoirs publics ont généralement un train de retard, si ce n'est plus. Ils se plaçaient où par rapport à cet élan de liberté sous ecstasy ?
Les flics, l’État, ne savaient pas du tout ce que c’était. On parlait de pilules d’amour dans la presse française. Je me souviens qu’en 1989 on avait organisé un rave du coté de Bourg-Saint-Maurice, dans les Alpes. On était trois dans la voiture et juste avant d’arriver sur place on se fait contrôler à un péage. Les flics fouillent la bagnole et tombent sur une trousse de toilette dans laquelle il y avait une cinquantaine de pilules d'ecstasy. Ils sortent le sachet et nous demandent ce que c’est. On leur répond que c’est de l’aspirine, ils nous rendent le sachet et nous laissent repartir. On a eu très chaud ce jour-là ! [ Rires]

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La Rave Ô Trans 1992. Photo - Dominique Levasseur (Fonds Musée de Bretagne)

Grâce à ton boulot de distributeur, tu as pas mal voyagé aux USA. Comment as-tu perçu le mouvement techno là-bas par rapport à ce qui pouvait se passer en Angleterre ou en France ?
Les américains étaient en retard. La première grosse rave à Brooklyn a eu lieu en 1992. C’était une soirée organisée par Frankie Bones. Il y avait de la production mais très peu de soirées. Les DJs de l’époque se sont d’ailleurs fait avoir. Les labels leur faisaient croire qu’ils avaient vendu 2000 ou 3000 de leurs disques alors qu’ils en avaient vendu 20 000 ou 30 000. Beaucoup de DJs de l’époque se sont fait voler. Ça produisait mais ça ne tournait pas. Ça se passait surtout à Chicago, New-York, Détroit. Et encore, à Détroit il y avait une scène artistique mais il n’y avait pas de soirées.

Il y avait juste quelques clubs comme le Limelight ou le Paradise Garage à New-York, mais il n’y avait pas de soirées en dehors. C’est Adam X et Frankie Bones qui ont lancé le mouvement à Brooklyn. Le terme rave est apparu dans les années 90 en Angleterre mais aux États-Unis, c’est venu bien après. Au départ, ils appelaient ça des warehouse parties pour se différencier justement des soirées acid house ou des garage parties parce qu’à New-York c’était surtout le garage qui sortait. Et warehouse ça collait bien avec ce que faisait Frankie Bones, qui était le premier DJ techno new-yorkais.

C’est justement au Limelight que tu as rencontré Mad Mike.
Oui, c’était en 1990, j’étais à New york pour le New Music Seminar. En fait, je l’ai rencontré après le live d’Underground Resistance au cours duquel je me suis pris une tarte. Jeff Mills mettait les disques 30 secondes et les jetait ensuite dans la foule comme des Frisbee. Il ne les rangeait pas dans les pochettes ! Tu vois ça, t’hallucines. Et puis le son était puissant par rapport à tout ce que j’avais pu entendre en house ou en techno même si on commençait à peine à entendre parler de ce terme. Ils sont arrivés avec un son brut, vraiment sauvage, avec une vraie attitude. Tous les mecs étaient cagoulés sauf Jeff Mills, c’était impressionnant. Pour moi qui écoutait pas mal de hip-hop, c’était le Public Enemy de la techno. Après leur set, je les rencontre en backstage et direct je branche Mad Mike. Au début, il était super distant, comme il a toujours été en fait. Il se méfiait des blancs, on va dire ça comme ça. Il a toujours été un révolutionnaire avant d’être un musicien. Par la suite, on a échangé nos contacts et on a fait du business ensemble puisque j’ai importé les premiers disques d'UR en France.

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Comment t’es-tu retrouvé à gérer cette première Rave Ô Trans?
Je connaissais Hervé Bordier, un des programmateurs, depuis quelques années. Je l’avais démarché pour jouer avec mon groupe aux Transmusicales quelques années avant. On s’est recroisés au New Music Seminar en 1991. A l’époque, j’étais un des seuls français à m’intéresser à ce genre de musique et à aller en soirée techno. Tout le monde allait dans des soirées organisées par le Ministère français de la Culture et d’autres instances officielles. Hervé était curieux et m‘a suivi dans une soirée acid house. Il a été conquis direct. Du coup, on a discuté de la possibilité de faire une Rave aux Trans en 1991 et la première aurait du avoir lieu cette année là mais on a pas pu la faire. Je ne sais plus vraiment pourquoi. Ça a finalement été possible en 1992 et je leur ai dit qu’il fallait absolument faire venir UR en live. C’est la première fois qu’ils venaient jouer en Europe et je me suis dit qu'ils ne reviendraient pas avant dix ans.

Pour une première, le plateau était franchement lourd. C’était quoi la ligne directrice du line-up ?
Il y avait The Orb, qui était, à l'époque, le groupe phare de cette scène. J’avais aussi insisté pour qu’il y ait 808 State que j’adorais et Frankie Bones. En fait, je voulais qu'il y ait une rencontre entre Londres, Manchester, Détroit et New-York. Et puis les Transmusicales c’est un festival rock, donc je ne pouvais pas ramener des trucs trop disco, trop deep, trop garage, je suis allé vers de sonorités plus dures, plus sombres, plus rentre-dedans. J’avais aussi fait jouer Juan Trip et les Pills, un groupe qui avait sorti des maxis sur mon label. C’était excitant de faire ce plateau avec ce qui se faisait de mieux à l’époque. J’étais tellement sûr d’avoir raison avec ce que je faisais. En plus, c'était une période où je me prenais des vents avec mon label par toutes les maisons de disques, qui me disaient que cette musique n’allait pas durer, que c’était la musique de l’été… Il a duré longtemps l’été ! [ Rires]

C’est d’ailleurs à partir de cette soirée que l’équipe des Transmusicales découvre une nouvelle façon d’occuper l’espace via la placement du son ou des lights.
Au rez-de-chaussée, on pouvait mettre 4000 à 6000 personnes mais il y avait aussi des salles à l’étage qui n’avaient jamais été utilisées. J’ai insisté sur le fait qu’il fallait y installer un chill-out car je n’envisageais pas de faire une rave sans ça. Il y avait même des lits de camp pour que les gens puissent se reposer, dormir, il y avait des DJs… Pour la première, on avait vraiment mis le paquet sur les lights, avec un laser de folie et surtout il y avait 100 kilos de son. Tu ne pouvais pas parler à ton pote à côté de toi. Ça n’était jamais arrivé aux Trans. On avait 60 en façade et 40 derrière, ce qui fait qu’on avait vraiment une immersion dans le son. Tu pouvais vraiment te perdre, même sans drogue, juste grâce au son bien fort. T’avais pas besoin de danser : avec les basses, tu bougeais tout seul.

La Rave Ô Trans 1992. Photo - Dominique Levasseur (Fonds Musée de Bretagne)

Il n’y a pas que les gens qui n’étaient pas prêts, certains techniciens des Transmusicales ne l’étaient pas trop non plus au début…
C’est un festival très bien organisé. Mais il a fallu faire passer des messages sur le son et les lumières et ça n’a pas toujours été facile. On avait besoin de plus de son que d’habitude et la lumière devait être dirigée sur le public et non sur scène - il fallait des robotisés, des lasers, des trucs pour emporter les gens en fait. Tout ça était vraiment nouveau pour l’organisation et au début ça s'est plutôt mal passé avec les techniciens. C’est pour ça qu’ils ont envoyé leur régisseur sur la rave des 20 ans de Libération, dont j'étais également l'organisateur, pour voir ce que ça donnait. C’était sa première rave et il a flashé. Jusqu’à la Rave Ô Trans, pas mal de techniciens et de gens de l’équipe étaient sceptiques, voire réticents. On est même venu me voir en me demandant si c’était moi le pédé qui organisait la soirée disco de clôture ! Mais une fois la rave lancée, tout le monde a été pris par le truc. Beaucoup sont venus m’embrasser en me disant qu’ils avaient adoré. Il y a eu un avant et un après. Les gens se sont pris une tarte. Ils n’avaient jamais vécu ça. Plus d'infos sur les précédentes éditions des Transmusicales de Rennes sur le site Mémoires de Trans. À lire également sur Noisey :
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