El General a inventé le reggaeton avant de disparaître de la circulation

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El General a inventé le reggaeton avant de disparaître de la circulation

Il a reçu 17 disques de platine, fait danser le monde entier, puis s'est tranquillement retiré chez les Témoins de Jéhovah.

Nous sommes peut-être arrivés au pic de l'ère reggaeton. Justin Bieber lui rend hommage – ou se l'approprie, c'est selon. La playlist Spotify « Baila Reggaeton » permet à des artistes inconnus d'engranger des milliers d'écoutes du jour au lendemain. Il y a même des soirées reggaeton LGBT. Et tout laisse à croire que seules quelques semaines nous séparent du jour où Drake nous balancera, lui aussi, son hit reggaeton.

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Mais avant même que le reggaeton ait un nom, pour beaucoup de kids latinos, il correspondait au son de l'adolescence, celui qu'on entendait aux quinceañeras, les fêtes de passage à l'âge adulte. On était loin de s'imaginer à l'époque qu'on dansait sur un style de musique qui allait peser des milliards de dollars. On était juste des gamins bien trop sapés et maladroits, naviguant dans les eaux troubles de la séduction avec un seul but : galocher avant la fin de la nuit. C'est dans ces quinceañeras que des milliers de latinos ont connu leur première cuite, fumé leur première cigarette et fait leurs premiers pas de danse. C'est aussi là que beaucoup de gens ont, comme moi, entendu du reggaeton pour la première fois, ou plutôt ses prémices, une décennie avant que Daddy Yankee ne fasse exploser le genre à l'international.

Pour moi, danser était impossible, j'en étais incapable, mais une nuit, un morceau précis a réussi à me décoincer pour le reste de ma vie. Edgardo Franco, alias El General, a chanté « Tu pum pum mami mami », un moyen très simple de désigner l'entrejambe d'une femme chanté sur un infectieux « dembow riddim », dérivé dancehall de la rythmique à la base du reggaeton. Et j'ai été irrésistiblement attiré sur la piste. Ce qui a commencé comme de la danse s'est vite transformé en un vrai full contact, horrifiant les adultes présents dans la salle (et quand on imagine à quel point nos costumes pouvaient être fins et transparents, c'est encore plus horrible avec le recul). Mais la force résidait dans le nombre, et les adultes ne pouvaient rien faire. Certains ont même fini par nous rejoindre.

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Avec des réactions comme celles-là, rien d'étonnant à ce qu'El General ait très vite connu un succès international. L'Histoire du reaggaeton occulte toutefois bien trop souvent l'influence d'El General sur le genre, citant simplement sa contribution en tant qu'artiste de « reggae chanté en espagnol ». Une étiquette à mille lieues de ce qu'El General représentait pour nous : une échappatoire toute en pulsations et insinuations sexuelles explicites. Des tas de souvenirs à raconter chaque dimanche matin pendant la messe. La bande-son des fêtes de quartier, des mariages et des clubs dans toute l'Amérique latine et dans les communautés latines des Etats-Unis. Une musique adictive, qui facilitait l'interaction entre les sexes. El General était là pour combler les silences gênants par une danse frénétique.

La musique d'El General trouve ses racines dans le réseau de transports du Panama. Une diaspora jamaïcaine relativement importante est restée stationnée au Panama pendant la construction du Canal. Le reggae et le dancehall étaient en quelques sortes leurs cadeaux culturels. Franco, le passionné, et quelques uns de ses potes avaient alors monté un groupe, et faisaient leurs propres versions de titres jamaïcains. En s'inspirant des sound systems locaux, ils jouaient leur cassettes à fond dans les bus de la ville, développant une scène autour de ce style de reggae en espagnol, aussi appelé « Plena ». Franco a ensuite fait son chemin jusqu'à New York où le producteur jamaïcain Michael Ellis a affiné son son.

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Son premier disque sorti en 1988, Estas Buena, s'ouvrait sur une reprise en espagnol du « Dem Bow » de Shabba Rank et pouvait d'ailleurs pour un pur album de dancehall. C'était de la musique conçue exclusivement pour le dancefloor. Mais la salsa, le merengue et d'autres éléments latino ont très vite donné à son style de « denbow » une couleur unique. Son chant était reconnaissable entre mille, et son débit épicé accompagnait des phases qu'on qualifierait aujourd'hui de problématiques.

L'implication de Franco dans la scène club de New York est sans doute ce qui l'a conduit à avoir autant de succès en Amérique. Son sens de l'humour, sur une chanson comme « Rica y Apretadita » (littéralement, « délicieuse et serrée »), a inondé les ondes durant toutes les années 90. Un de ses premiers singles, « Tu Pun Pun », a été diffusé sur le marché américain puis est ensuite revenu auréolé en Amérique centrale et du Sud. Son hit de 1991, « Muevelo », a été écrit par un tout jeune Erick Morillo, qui allait plus tard produire « I Like To Move It » et devenir une légende de la dance.

El General consolidera son potentiel crossover en figurant sur l'hymne de la C&C Music Factory, « Robi Rob's Boriqua Anthem ». 17 disques de platine et 32 disques d'or plus tard, il prenait sa retraite. En 2004, El General a donné une tournée d'adieux, annonçant qu'il se consacrerait uniquement à la production. Puis, il a disparu.

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En 2008, une vidéo a fait surface où il expliquait qu'il avait retrouvé la foi chez les Témoins de Jéhovah, et qu'il s'était engagé à rester éloigné de la musique. Le journaliste lui demandait ce qui arriverait si des grosses offres se présentaient à lui; Franco lui a répondu que les offres ne cessaient d'arriver. Huit ans plus tard, une vidéo promotionnelle pour les Témoins de Jéhovah ne laissait plus aucun doute sur la ferveur de sa dévotion.

On y voyait un jeune Franco dans une cabine de studio, en train de poser sa voix sur un morceau non identifié. Un manager avisé lui versait un verre de rhum pour le calmer alors qu'il retirait son casque, dégoûté par les textes de la chanson. C'est le vrai Edgardo Franco qui narre cette histoire, et il se souvient de sa période où on l'appelait El General. Franco affirme que c'était une période vide et sombre de sa vie. Il considère désormais ses disques de platine comme « des trophées du diable ».

Mais Franco sourit en évoquant ce refus constant de toutes les propositions qui l'invitent à retourner à la musique, propositions qui impliquent souvent des jets privés et d'indécentes sommes d'argent. On dirait qu'il trouve toujours ça flatteur. Il semble en paix avec sa nouvelle vie et n'a aucun regret. Rien, il le dit, ne le fera revenir à la vie qu'il menait des années auparavant. Même l'opportunité de réclamer légitimement son trône de saint patron du reggaeton.

« Honnêtement, c'est une musique qui vient de Jamaïque » a t-il répondu lorsque le magazine mexicain Vanguardia lui a demandé d'où ce style provenait. Mais il connait toutefois sa place dans le grand ordre des choses. Et il n'hésite pas lâcher des noms quand on lui demande qui sont les pères du genre. « Si on parle du marché espagnol, c'est moi. L'influence de Vico C de Porto Rico est indéniable, mais lui est plus orienté hip-hop » ajoute t-il.

Peu importe sa place dans la trajectoire du reggaeton, une chose est certaine : El General a fait danser les Latinos et les Latinas du monde entier, les a fait twerker, grinder, sur un délicieux denbow décadent en espagnol, des années avant que le terme « reggaeton » ne rentre dans le langage courant. La célèbre chanteuse Celia Cruz lui a un jour dit qu'il irait loin s'il trouvait un nouveau rythme. Il l'a écouté, l'a lancé, puis s'en est allé.

Eddie Cepeda est le fondateur de Mother of Pearl Vinyl. Il est sur Twitter.