Preacherman, réédition, David Byrne
© Luaka Bop

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Music

Tim Jones est le dernier grand weirdo exhumé des années 80

C'est l'histoire d'un technicien chez IBM qui a enregistré des disques avec un Casio de fortune et une marionnette comme compagnons. Ses principaux enregistrements, des morceaux d'electro-funk minimal bizarres et captivants, viennent de ressortir.

C’est peu dire que Tim Jones est un drôle de personnage. Comme on en fait peu, ou plus. Pour s’en rendre compte, il suffit d’écouter cet homme de 72 ans nous raconter sa vie, avec enthousiasme parfois, sous réserve à d’autres moments. Peut-être est-ce par pudeur, ou tout simplement parce que l’Américain a tellement monté de projets dans sa vie qu’il ne se souvient pas précisément de tout. Lorsqu’on lui parle de ses années passées à conduire des limousines, à mélanger R&B et électro-funk dans des morceaux aussi étranges que fascinants, ou à construire ses propres instruments, sa réponse est toujours la même : « J’ai toujours pris beaucoup de plaisir à vivre, c’est une chance dont je suis extrêmement reconnaissant », raconte-t-il. Avant de se montrer un peu plus précis :

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« Depuis 1963, je donne des concerts, tu te rends compte ? Ça représente plus de 1000 shows, en solo ou parmi les vingt groupes que j’ai eu l’occasion de former ou d’intégrer durant tout ce temps. »

Un orgue, des boites à rythme et une marionnette en bois

Quand on lui demande ce qu’il retient de toutes ces années à composer, on s’attend alors à ce que Tim Jones mentionne quelques uns de ses multiples concerts, son expérience au sein de The Mysterious Minds ou Dawn & Sunset, son rapport au blues dans les années 1960 ou la façon qu'il a eu de complètement réarranger son orgue, au point de le faire sonner comme une basse (au verso de la pochette de Mind Over Matter, l'unique album de The Mysterious Minds, on peut apercevoir ce que Jones a fini par nommer le Brass Cabinet Orchestra, soit un orgue à tuyaux modifié).

Que nenni : ses souvenirs vont ailleurs, et remontent aux années 1980. Diplômé d'une école de commerce en électronique et passionné par les nouvelles technologies (et ce qu’elles permettent d’envisager), il est alors depuis treize ans technicien chez IBM, à San José, puis à Las Vegas . « Je perfectionnais les machines à écrire et les imprimantes, puis les traitements de texte. Ainsi, je gagnais juste assez d’argent pour me permettre de tenir le coup financièrement tout en continuant de jouer de la musique le soir. Mais c’est vraiment lorsque j’ai déménagé à Las Vegas que tout a pris une autre ampleur. Je suis tombé raide dingue des boites à rythmes. Elles étaient de très mauvaise qualité à l’époque, mais elles me passionnaient. Pour moi, c’était un défi de les maitriser, de les triturer et de les exploiter jusqu’à l’extrême. »

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À partir de là, tout se complique, et devient aussi difficile à expliquer ou résumer qu’un film de Terrence Malick dernière période. La faute à Tim Jones, qui multiplie alors les pseudos (Preacherman, T.J. Hustler, Midi Man ou encore Ironing Board Band), et finit par donner un de ses surnoms (T.J. Hustler, en l’occurrence) à une marionnette en bois qu’il a fabriqué lui-même. Pourquoi ça ? Parce qu’on est alors à Las Vegas et qu’un musicien est en droit de se laisser aller aux plus folles expériences ? Parce que Tim Jones n’est finalement qu’un éternel enfant qui a besoin de jouer à la poupée, et de la customiser selon ses goûts (ici un costume, une cravate en soie blanche, un grand chapeau, des lunettes d’aviateur et un cigare) ? La raison est toute autre : « J’avais tellement peur de monter sur scène que cette marionnette me permettait de vaincre mon anxiété avant de donner un concert, c’était comme un double pour moi. »

Reste une question : lorsque Luaka Bop, le label de David Byrne, décide de rééditer les travaux du bonhomme sous le titre Universal Philosophy : Preacherman Plays T.J. Hustler’s Greatest Hits, que doit-on comprendre ? Qu’il s’agit d’un album de Preacherman ou de sa marionnette ? Les deux ne sont-ils pas la même personne ? Voilà pourquoi le plus simple est probablement d’attribuer ce disque aux deux. Déjà, parce qu’on ne peut pas vraiment compter sur Tim Jones pour nous éclairer, tant ses explications semblent farfelues (en gros, ça part de la sensation liberté éprouvée à jouer des titres sans être complètement soi-même pour arriver à l’illusion suscitée par les nouvelles technologies et, inévitablement, à la politique de Trump). Ensuite, parce que, comme le précise Yale Evelev, le directeur de Luaka Bop, sur Bandcamp : « T.J. Hustler est la voix intérieure de Jones ». Enfin, parce que ça évite de tomber dans le storytelling lourdingue, de faire passer l'emballage avant le contenu. Et donc de parler avant tout de musique.

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Mysterious man

(Ré)écouter les morceaux présents sur Universal Philosophy, qui n'existaient jusqu'à présent que sur des CD's gravés par Jones et distribués par ses soins à la fin de ses concerts, c'est comprendre toute la folie du bonhomme : la façon qu'il avait de bricoler ses morceaux avec trois fois rien, son goût pour les boites à rythmes ou les synthés Casio, sa faculté à être en phase avec son époque, voire à la devancer de quelques années par instant - tendez une oreille attentive à « Tell Me Why » ou « Feel It » et osez nous dire que l'on n’entend pas (de façon plus ou moins lointaine, certes) les prémices de la techno de Détroit ou de la 16-bit dans ces orchestrations à la fois groovy, synthétiques et cosmiques.

Sur ce disque, c’est un peu comme si Tim Jones avait été trop longtemps frustré par ses différentes expériences collectives, et qu’il décidait ici de tout lâcher. Sans que l’on sache réellement comment il a pu procéder. Car, si Jones prétend l'avoir enregistré dans des conditions professionnelles, Yale Evelev, toujours sur Bandcamp, avance l'inverse : « Jones disait être allé en studio, mais, pour autant que je sache, il a tout enregistré sur cassette… Une cassette commerciale qui contenait déjà de la musique d'autres personnes et sur laquelle il enregistrait par-dessus. Lorsqu'on masterisait l'album, on pouvait parfois entendre d'autres musiques en-dessous. »

À l’avant-garde

De notre côté, impossible également d’en savoir plus, malgré nos multiples relances par mail. Il faut croire que Tim Jones, qui vit actuellement chez sa mère de 103 ans à Oakland, en face du lac Merritt, est trop occupé à donner des concerts ou à entamer des parties de karaoké pour répondre. Yale Evelev, lui-même, n'a jamais vu la marionnette en question. Elle serait bien au chaud dans une unité de stockage à Oakland, et Jones ne semble pas plus motiver que ça à l’idée de la montrer. Peut-être parce qu’il a définitivement tourné la page de cette période. Peut-être aussi parce qu’il n’a pas grand-chose d’autre à raconter, et qu’il pense que sa musique se suffit à elle-même. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est pleine de mystères et qu’elle ne manque pas de fasciner – ce n’est sans doute pas pour rien si Age Of Individualism, un quatre-titres publié en 1979 et disponible jusqu’alors à plus de 1800 dollars sur Discogs, et Universal Philosophy ont été réédités à un an d’intervalle.

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D’autant que ces deux disques se complètent à merveille : ils donnent à entendre une certaine idée de l'électro-funk, quelque chose de très lo-fi, enregistré directement sur bande, en prise directe, sans retouche, mixage ou pistes supplémentaires, mais toujours soutenu par tout un tas de distorsions et de préceptes qui ont finalement plus à voir avec la pensée new-age qu’avec la philosophie contemporaine. « À l’époque, tout le monde autour de moi utilisait des préceptes philosophiques. On se questionnait sur d’où nous venions, où nous allions et comment nous en étions arrivés… Moi, ça me fascinait, alors je retranscrivais ce genre de sermon dans mes morceaux. C’est d’ailleurs pour ça que l’on m’a fini par me surnommer Preacherman. » Un surnom auquel il semble encore attaché. Parce qu’il lui donne l’impression de créer un lien avec Sun Ra, qu’il admire. Parce qu’il lui rappelle toutes ces années passées à donner des concerts dans les bars à cocktails des aéroports de Holiday Inns et Las Vegas. Et parce qu’il a bien conscience que c’est sous cette identité que le monde le découvre aujourd’hui. « Il était temps », conclut-il.

The Age of Individualism de TJ Hustler et Universal Philosophy de Preacherman sont ressortis respectivement chez Companion Records et Luaka Bop.

Maxime Delcourt est sur Noisey.

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