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Music

Du chanteur de génie au baiseur infernal : l'album « I Want You » de Marvin Gaye a 40 ans

On sait aujourd'hui qu'il s'agit d'un des disques qui ont posé les bases de la musique Noire américaine contemporaine.

La Soul Music atteint son climax dans les années 70, avec une série de classiques incontestés signés Curtis Mayfield, Minnie Riperton et Smokey Robinson, pour ne citer qu’eux. Mais l’homme fort de cette décennie est sans aucun doute Marvin Gaye dont les albums post-60's ont marqué l’histoire de la black music. Sa trilogie What’s Going On / Trouble Man / Let’s Get It On documente les doutes d’une Amérique noire en mutation. D’un côté, le bouillant climat de protestation et d’affirmation identitaire des années Black Panther Party raconté par What’s Going On (1971), de l’autre l’essoufflement de ce même élan dans Trouble Man (1972) et la vibrante sexualité de Let’s Get it On (1973). Des bijoux sonores difficiles à égaler.

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Se pose alors la question de l’importance de l’outsider I Want You , un disque qualifié de « Let’s Get It On réchauffé » à sa sortie qui fête aujourd’hui - et par aujourd'hui, j'entends aujourd'hui même, le 16 mars - ses 40 ans.

Les premières notes de violons du morceau-titre « I Want You » annoncent un album qui à l’inverse des précédents, flirte avec les sonorités tendances du fils malaimé du Philly Sound, le disco. Les gémissements distinctifs de Gaye sur les congas situent l’album dans son contexte, une ode à la sexualité exacerbée à la limite de la simulation. Les paroles sont claires, injonctives (« But I want you to want me too »),il attend de son amante qu’elle ait envie de lui comme il a envie d’elle et il fera ce qu’il faut pour arriver à ses fins. Ce morceau phare est écrit par Arthur Ross, petit frère de Diana Ross, et Leon Ware, auteur-compositeur-interprète responsable de « I Wanna Be Where You Are » de Michael Jackson et « Inside My Love » de Minnie Riperton, entre autres. C’est le fondateur de Motown Berry Gordy qui demande à Ware de produire l’album après avoir entendu sa démo. Originellement, Ware a écrit et composé la totalité de I Want You pour lui-même mais c’est son association avec les talents et le statut de Gaye qui transforme le disque en classique de la baby making music.

La piste suivante, « Come Live With Me Angel » continue sur le même type de demandes, « I want to be your lover, darling please walk around me ». Gaye est toujours à la poursuite de cette femme devenue moins élusive. Elle se matérialise et les gémissements de fond sont maintenant féminins. Accompagnée d’ad-libs incompréhensibles, la trompette fait son entrée rythmant les violons insistants jusqu’au break, l’orgasme. Les roucoulements reprennent.

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Janis Hunter & Marvin Gaye

La femme ou plutôt la jeune fille qui l’inspire n'est autre que Janis Hunter, sa maîtresse d'alors. À l’époque Marvin Gaye est marié mais séparé de sa femme Anna Gordy, la sœur de Berry Gordy. Brisé émotionnellement, il rencontre Janis en compagnie de sa mère lors d’une session studio de « Let’s Get It On », elle a 17 ans, lui 33. La prétendue maturité de l’adolescente l’obsède et il ne tarde pas à chercher à la revoir peu de temps après à huis-clos et c’est le début de Marvin & Jan. Sa musique est parsemée des traces de leur liaison illégale comme sur « If I Should Die Tonight » de Let’s Get It On et naturellement « I Want You ». Avec Janis, Gaye embrasse une nouvelle jeunesse et ensemble ils explorent leurs fantasmes les plus fous, et ça s’entend.

Ce qu'on n'entend pas sur l’album, c’est sa jalousie maladive, l’emprise psychologique qu’il a sur elle et les séances de tortures émotionnelles et physiques que Janis décrit dans son autobiographie After The Dance - My Life With Marvin Gayesorti en 2015. Un livre révélation qui met en lumière la partie dissimulée de leur relation, loin de l’idylle du morceau du même nom. La seule allusion au vice qui se trame dans les coulisses se trouve dans le premier couplet de « All The Way Around », « Although you’ve been all over town baby… Having your affairs I still have to accept you back… Angel though you’re promiscuous, I don’t mind a bit ». Excité par l’idée de voir son « ange » avec d’autres hommes, Gaye va jusqu’à la pousser dans les bras de rivaux de l’industrie à l’instar de Frankie Beverly ou encore Teddy Pendergrass.

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En parallèle, « After The Dance » est la directe retranscription de la pochette mythique de The Sugar Shack desinnée par le peintre Ernie Barnes. L’artiste remet l’identité noire intrinsèque de la musique de Gaye au centre en représentant une salle de bal du Chitlin Circuit, un réseau souterrain qui permettait aux Noirs américains de se réunir pour faire la fête pendant la ségrégation. « Dance with me come on dance with me baby » répété en harmonies Doo Wop sirupeuses, le falsetto suave du crooner sur la fusion jazz/soul, le rythme d’un lent cha cha cubain puis la percée du synthétiseur, c’est clairement le titre incontournable du disque.

Ce que Leon Ware et Marvin Gaye réalisent avec cet album est l’établissement des bases du slow jam. Les mélodies élaborées et le profond respect pour la femme des titres « Since I Had You » ou « Feel All My Love Inside » dessinent les grandes lignes de la section satinée et langoureuse du R&B des années suivantes. Le quiet storm de Sade, la soul de D’Angelo, le R&B de R.Kelly sont tous des enfants légitimes du romantisme à la sauce I Want You.

Tenter de dissocier la vie privée de Gaye de son art c’est lui enlever ce qui fait son génie. I Want You est le journal intime d’un homme accro à un amour presque toxique, stimulus de sa libido. Pourtant victime de son esprit tourmenté il parvient à faire concorder ses racines religieuses à ses envies de débauche. Gaye ne se contente pas juste de régurgiter les compositions de Ware, il les incarne et les tourne en mémos autobiographiques. Allongé sur son canapé, il se surpasse pour offrir un chef d’œuvre dans la lignée de ses albums précédents et réussit à créer 40 ans de douceurs murmurées à l’oreille, 40 ans de ballades, 40 ans de sources à sampler mais surtout une énergie éternelle qui ne cessera de façonner le R&B d’aujourd’hui et des générations à venir. Rhoda rôde sur Twitter.