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Essaie Pas : « les gens qui s’intéressent à la musique électronique en 2016 se fichent des étiquettes »

Le duo synth-wave de Montréal nous parle de littérature, de trips sous acide et de son excellent nouvel album, « Demain est une autre nuit », sorti chez DFA.

À bien y réfléchir, Demain est une autre nuit est un album qui semble d’abord prendre ses racines dans une norme de ce que serait la synth-wave ou (plus généralement) la pop francophone : des fulgurances cold, des chuchotements masqués sous des dizaines d’effets, des lyrics à la mélancolie certaine et des rengaines martiales. En même temps, c’est un disque qui incendie ce cadre pour produire un son hors-norme, une véritable singularité, par son langage, son instrumentation et son univers à situer entre les synthés de Cabaret Voltaire, la froideur d’une new wave 80’s, la rigueur des grands classiques de l’EBM et les plages cinématographiques. Lorsqu’on les rencontre, Pierre Guerineau et Marie Davidson ne renient rien. C’est même avec une certaine fierté qu’ils nous racontent la complexité de leur album, la liberté que leur a offert DFA et leur trip sous acide pour fêter leur anniversaire de mariage. Noisey : Savez-vous comment votre musique est arrivée jusqu’aux oreilles de DFA ?
Marie : Ça s’est passé il y a exactement deux ans, lorsque Factory Floor a publié son nouvel album sur le label et a enchainé avec une tournée nord-américaine. DFA cherchait un groupe pour assurer leurs premières parties et, comme ils avaient découvert notre musique sur Bandcamp, ils nous ont appelé. Chris, qui bosse chez DFA et qui était tour manager de Factory Floor lors de cette tournée, a aimé notre énergie sur scène, il a acheté notre premier disque et le reste a suivi. On savait désormais que le label aimait notre musique, donc on est resté en contact. Ils nous avaient demandé de leur envoyer nos nouveaux morceaux et on s’est exécuté avec plaisir. C’est comme ça que l’on a commencé à travailler sur l’album avec eux.

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Pierre : On a envoyé les versions finales il y a à peu près un an. Le design et les retards habituels des maisons de disques ont fait trainer un peu les choses, mais Demain est une autre nuit est finalement sorti [Rires]. Comment les gens de votre entourage ont réagi lorsqu’ils ont appris que vous aviez rejoint un tel label ?
Marie : Les gens étaient heureux pour nous, forcément. Tout était très positif.

Pierre : On a vraiment ressenti de l’enthousiasme de la part de tout le monde. Il y avait aussi une certaine curiosité de voir ce que ça pouvait donner. C’était notamment le cas de Francis Dugas du groupe Police Des Mœurs, avec qui j’en ai discuté et qui était plutôt curieux de savoir comment un groupe montréalais chantant en français serait reçu en Amérique. Et pour l’instant, qu’ils soient médiatiques ou personnels, les retours sont plutôt bons. Vous rêviez de bosser avec DFA ou c’est simplement un hasard ?
Marie : C’est un label qu’on aime, que l’on trouve très diversifié et que l’on apprécie pour sa démarche, mais on n’avait jamais pensé enregistrer avec eux. Pareil pour Teenage Menopause et Atelier Ciseaux avec qui on a enregistré nos précédentes productions. Tout s’est toujours fait naturellement. De toute façon, on n’a pas de labels favoris. Mon rêve, ce sont plus des artistes avec qui on pourrait travailler. Comme ce qu’on a fait avec Orphx pour le remix de notre titre « Lights Out ».

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Le fait d’avoir rejoint un label plus gros vous a-t-il donné envie de sonner plus pop ?
Marie : Je ne pense pas. On est déjà en train d’enregistrer un prochain EP pour DFA et celui-ci devrait même être plutôt instrumental. Il y aura toujours ces influences techno et cinématographiques, mais il sera plus conceptuel. En fait, il est influencé par un roman de Philip K. Dick, A Scanner Darkly. En gros, j’ai l’impression qu’avec DFA, on peut faire ce que l’on veut tant que c’est bon.

Pierre : À bien y réfléchir, on a totalement notre place sur DFA. On aime mélanger des tas de choses et eux ça leur convient. Ils sortent aussi bien des groupes noise comme Black Dice que des choses plus house ou pop. Je pense qu’ils seraient prêts à nous suivre dans beaucoup de directions.

Ces dernières semaines, vous avez fait l’objet d’articles plutôt élogieux au sein de médias du monde entier, même du Guardian. Comment vous vivez cette période de « buzz » ?
Marie : C’est un moment important dans le sens où, personnellement, je suis vraiment touchée par tout ce qui nous arrive. Je le prends avec distance, bien sûr, mais ça vient confirmer tout notre travail depuis quelques années, tous ces moments où Pierre et moi n’étions pas connus mais où on avait quand même la conviction que notre musique était bonne. Aujourd’hui, il y a une forme de détachement qui s’est créée avec ce disque étant donné que nous l’avons fini il y a plus d’un an, mais le fait de savoir qu’il est bien reçu par la presse, ça vient confirmer les jeunes artistes que l’on est et ça donne envie de s’investir encore plus.

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Le rôle de la presse et des médias est important dans votre évolution ?
Pierre : Ce ne sont pas des choses auxquelles on pense. Ce qu’on aime, c’est lire un article bien écrit, par un mec qui a pris le temps d’écouter l’album, de faire ses recherches et de développer son opinion. Peu importe si la critique est bonne ou non, l’important est que l’on sente une réflexion. Même nous, ça peut nous inspirer d’avoir un point de vue extérieur. Mais on ne va pas se remettre en question par rapport à une chronique.

Marie : Il y a quelque chose de touchant quand un mec réussit à établir des connexions entre des groupes qu’on aime et notre musique. On se dit que la personne a compris notre musique, que l’on a réussi à établir un certain dialogue. Après, on fait la musique pour nous et pour les gens avant de la faire pour la presse.

À l’époque des premiers EP’s, vous travailliez toujours à la Brique à Montréal. Vous avez trouvé un nouveau repère depuis ou l’enregistrement s’est fait de façon plus officielle ?
Pierre : On a toujours tout enregistré et mixé nous-mêmes. On a un nouveau studio depuis presque deux ans. On pratique dans les locaux d’un festival montréalais qui s’appelle Phénomena. Ils ont les bureaux la journée et nous le ce soir et le week-end. C’est un vieux bâtiment industriel et, étant donné qu’il n’y a que nous dans la bâtisse, je pense que cet environnement a influencé le son de l’album.

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Vous pensez que votre son serait aussi glacial si vous ne passiez pas autant de mois sous la neige à Montréal ?
Marie : Je suis née à Montréal, donc la neige fait partie de mon quotidien la moitié de l’année. Je n’y pense même plus. Du coup, le côté glacial est davantage dû au fait que l’on aime beaucoup ce genre de musiques. Quoique, j’écoute également beaucoup de musiques latines avec des sons chaleureux… Mais bon, je n’ai pas envie de faire ce genre de musiques et je ne pense pas en avoir les aptitudes… Moi, ce que j’aime, c’est travailler avec des synthétiseurs, des logiciels et des séquenceurs. Notre son vient sans doute de cette passion. Peu importe qu’il fasse froid ou non à l’extérieur. À Montréal, il fait d’ailleurs très chaud l’été et ça ne change pas notre façon de jouer [Rires].

On a l’impression que Montréal, comme la plupart des grandes villes européennes et américaines, n'échappe pas à la gentifrication. La contre-culture a encore sa place au Québec ?
Marie : Oui, et il y en aura toujours une. D’ailleurs, en ce moment, derrière l’éternelle contre-culture rock et punk-rock, il y a une vraie scène techno et house ici. Ce n’est pas totalement nouveau, mais j’ai l’impression que beaucoup tentent d’organiser des évènements dans un esprit DIY, de mettre en place des soirées dans des espaces non-officiels, non-institutionnalisés et parfois à la limite de la légalité. Malgré tout, étant née et ayant grandi à Montréal, je remarque quand même qu’avec la gentrification, tous ces espaces sont de plus en plus durs à trouver…

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Pierre : C’est clair qu’il y a une raréfaction des lieux et tous ceux qui occupent ce genre d’espaces undergrounds savent pertinemment que leur temps est compté. Depuis un an, par exemple, les mecs qui gère le 820 Plaza luttent pour pérenniser leur démarche. Je me demande sérieusement si ça va durer encore longtemps…

Marie : À Montréal, ce n’est pas peut-être pas encore comme à New York, mais la gentrification est constante. Elle est lente, mais ça fait des années qu’on la perçoit.

Pour en revenir à Demain est une autre nuit, le communiqué de presse dit que votre musique est un mix impossible à définir. De votre côté, vous avez une définition ?
Marie : Je suis d’accord avec le communiqué de presse, j’ai beaucoup de mal à la définir [Rires]. Le mieux, c’est de l’écouter ! Par contre, on peut citer les influences facilement, que ce soit le disco, l’EBM, la techno ou les bandes originales de film.

Pierre : De toute façon j’ai l’impression que tous ceux qui s’intéressent à la musique électronique en 2016 se fichent des étiquettes. Je comprends que les journalistes aient besoin de trouver un terme pour en parler, mais on trouve ça assez limitatif de vouloir cataloguer notre musique. Lorsqu’on me pose la question, je dis souvent que l’on fait de la musique électronique avec, parfois, des textes parlés. Ça laisse beaucoup de place à l’interprétation [Rires].

Vos textes, justement, ont toujours abordé de façon plus ou moins directe le thème de l’amour et de son absence.
Marie : Pour Pierre et moi, l’exercice est vraiment cathartique, il y a l’idée de transcender la réalité dans ce que l’on fait. Il y a aussi une forme d’autodérision dans le sens où les choses tristes qui peuvent m’arriver dans ma vie personnelle sont parfois traitées avec une forme d’humour noir dans mes textes. Le fait de théâtraliser tout ça, de renouveler le contexte, ça permet de mettre une distance avec les événements.

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Pierre : En parler de cette façon, ça aide à vivre différemment un évènement et à passer à autre chose. Cet album m’a permis de régler mes comptes avec certains évènements passés. J’avais besoin de les extérioriser.

Dans « Le Port du masque est de rigueur », vous racontez votre vision du monde « à travers la nuit ». C’est un monde peu reluisant, non ?
Pierre : C’est un des rares morceaux où j’avais le texte avant la musique et il raconte l’histoire d’un homme obsédé par une relation impossible avec une femme absente. Il est véritablement hanté par ce fantôme et s’oblige à sortir la nuit pour se changer les idées, mais il finit malgré tout par rencontrer son fantôme partout. Le thème est bien sûr traité à notre façon, mais je pense que le sujet est universel. Ça peut être aussi l’occasion de faire résonner mes idées chez d’autres personnes qui ont un sentiment similaire. Après tout, le fait de parler de choses réelles, ça aide à se sentir moins seul. Le sujet peut avoir l’air sombre, mais il n’y a rien de négatif ou de dramatique, c’est juste l’envie d’être honnête, de partager des sentiments humains.

Vous n’avez pas peur de sonner intello avec un nom qui fait référence à une épitaphe de Charles Bukowski et un EP à venir autour d’un livre de Philip K.Dick ?
Marie : Par rapport à Bukowski, je ne suis même pas sûr que ce soit si intello que ça. C’est un auteur, c’est de la bonne littérature, mais c’est de l’ordre du senti, du cru, du réel et du populaire. Beaucoup de gens ne lisent pas régulièrement de livres mais se passionnent pour Bukowski parce que c’est un auteur intelligent, drôle et dégueulasse même parfois. Personnellement, c’est mon auteur préféré, mais je ne me sens pas intello.

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Pierre : C’est quand même dommage que le terme intello soit devenu péjoratif. Si on ne peut plus faire référence à quoique ce soit ou penser notre monde différemment sans paraître intello, c’est quand même un peu alarmant. Personnellement, je suis prêt à être considéré comme ça, si ça peut en amuser certains.

Sur l’album, il y aussi un titre comme « La Chute », qui peut faire penser au roman d’Albert Camus. Quelle est l’idée derrière ce morceau ?
Marie : Pierre et moi sommes mariés depuis trois ans et, pour notre premier anniversaire de mariage, on a pris des vacances et on est allé deux jours aux chutes du Niagara. On s’est loué un hôtel et on a pris de l’acide. La chanson raconte notre trip d’acide et nos réflexions. C’était le début de l’été, on avait dans l’idée de faire un summer-hit avec une mélodie sensuelle, planante, un peu mélancolique mais chaleureuse.

En dehors d’Essaie Pas, ce que les gens doivent savoir, c’est que vous êtes également très actifs. Comment vous faites pour gérer toutes ces activités ?
Marie : On travaille presque tous les jours.

Pierre : On a parfois du mal à trouver du temps pour nous, surtout en ce moment avec la sortie du disque et la tournée qui arrive. Mais c’est important de travailler avec d’autres personnes, ça permet de se renouveler, de s’enrichir et de partager ses connaissances. Je pense que je produirai d’autres artistes toute ma vie.

Marie : En plus, tu es vraiment un excellent ingénieur du son, et je ne dis pas ça parce qu’on est ensemble… Pierre m’a d’ailleurs aidé à la production de mon prochain album et ça m’a permis de pousser plus loin la profondeur de mon disque. Il a une vision de réalisateur et de producteur assez incroyable. C’est sans doute notre grande force dans Essaie Pas.

Qu’est-ce qui change entre un album d’Essaie Pas et un album solo de Marie Davidson produit par Pierre Guerineau ?
Marie : Moi, je n’utilise pas d’ordinateurs. Je n’utilise que du hardware et ça change pas mal la façon de travailler. C’est la grande différence, mais il y en a aussi dans les textes. Avec Essaie Pas, mes paroles sont plus poétiques et abstraites. En solo, tout est bien plus verbal et conceptuel, même s’il y a des pièces plus instrumentales. J’aime bien théâtraliser ce qu’il se passe dans ma vie et ça m’amuse de me questionner plus simplement sur l’identité ou l’existence.

Essaie Pas va-t-il prendre ou a-t-il pris le pas sur vos différents projets parallèles ?
Marie : On ne hiérarchise rien du tout. Je viens de finir mon album pour le label Cititrax, une sous-division de Minimal Wave. Je vais le sortir en septembre et faire quelques dates en solo. Pierre a aussi un projet solo à venir cette année. Pour nous, c’est important de garder tout ça assez fluide, de ne pas avoir de priorité. L’important, c’est la musique.

Pierre : Jusqu’au festival Mutek, en juin à Montréal, on se concentre sur Essaie Pas, mais on compte enchaîner dans la foulée avec nos projets respectifs pendant un certain temps. Essaie Pas seront en concert au Point Ephémère à Paris le 21 avril prochain.