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Music

Le guide Noisey du vrai R&B alternatif

Fantasme journalistique ou vrai sous-genre ? Prince, Teddy Riley et Timbaland viennent couper court au débat.

Les genres musicaux ne naissent pas dans les choux, il y a toujours un crétin de journaliste pour catégoriser un mouvement qui échappe à ses oreilles non éduquées. Il juxtapose maladroitement des adjectifs pour préciser les contours du point d'interrogation sonore qui se présente à lui. La dernière victime : le R&B, longtemps épargné. Oui, deux-trois nigauds ont décrété qu'ils existaient du R&B alternatif (et en ont même fait un wikipédia) tout comme le rap ou le rock et depuis, leur opinion fait école. Ce R&B sans frontières proposerait donc une alternative face au R&B classique qui serait simpliste et dénué de réflexion. Malmené par les clichés, le R&B est considéré depuis la nuit des temps par beaucoup comme une musique sirupeuse faite pour les poetic lovers et les rates en mal de sextos. Tout le monde est d'accord pour dire que R.Kelly, Brandy ou Keith Sweat c'est le feu, mais jamais personne ne relève le côté subversif du R&B et ce qu'il a apporté de différent dans le paysage pop.

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Il est vrai que quand l'insupportable FKA Twigs déclare lors d'une interview pour The Guardian : « Fuck Alternative R&B ! » dans un souffle de défi, j'adhère, mais pour des raisons différentes des siennes. Elle rejette cette catégorisation parce que selon elle, on la considère comme une artiste R&B parce qu'elle est métisse, et que sa musique tellement inventive ne mérite aucune classification. Je condamne cette construction parce qu'elle est réductrice et condescendante.

Avant le rhythm and blues, on parlait de « race music » pour désigner « la musique des Noirs » (oui, littéralement) soit le blues, le gospel, le black vaudeville et les sermons enregistrés. En 1949, sans trop se douter de l'impact qu'aurait une simple réflexion sémantique, le journaliste Jerry Wexler (accessoirement futur boss d'Atlantic Records) renomme la « race music » rhythm and blues dans un article pour le Billboard. En ôtant la connotation raciale évidente du R&B, on en fait une musique alternative. En effet, c'est la musique de la première vague de déségrégation : on assume enfin que Blancs et Noirs aux Etats-Unis écoutent la même musique à défaut de pouvoir fréquenter les mêmes lieux.

En plus, d'être le terreau du Rock N' Roll, le R&B est aussi la bande-son du changement social, d'une liberté sexuelle et intellectuelle. Une révolution oui, mais tranquille, bien loin du boucan chaotique du punk ou du rap plus tard, car c'est un genre à vocation mainstream avant tout.

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L'illustration de ce propos c'est typiquement « Let's get it on » de Marvin Gaye, un artiste tiraillé entre une vision traditionnelle du monde et un certain avant-gardisme. Pour faire court : un grand queutard épris de Dieu et de liberté. Le poète use d'une imagerie sexuelle pour évoquer sa (re)connexion à Dieu. Un conflit entre la chair et l'esprit qui infusera l'écriture, la carrière et même sa vie, puisque qu'il sera tué par son père, pasteur pentecôtiste qui s'est toujours violemment opposé au rhythm and blues et au mode de vie de son fils. Voilà, on n'a pas attendu Madonna pour mélanger sexe, religion et subversion.

PRINCE & LE MINNEAPOLIS SOUND

Minneapolis est le théâtre d'une révolution sonore. Bastion traditionnellement progressiste, la ville voit naître un son étrange, né dans les talent shows des lycées du nord de la ville. Subissant des hivers rudes et glaciales, la seule distraction de la jeunesse de Minneapolis est simple : monter des groupes et jouer pour passer le temps.

Savant mélange entre funk, rock, synth-pop et new wave, le son de Minneapolis n'est pas seulement une forme de funk… c'est le témoignage musical d'un héritage mélangé. Quand on vit dans une ville où l'identité musicale est quasi-absente et où le poids de l'histoire est peu présent, tout reste à inventer. S'il y a bien quelqu'un qui a compris ça c'est Prince. Chef de bande et d'orchestre, dressé sur ses talons, il embarque ses protégés dans une aventure mêlant émulation, histoire d'amitié, guerres d'égos et j'en passe. Dans le sillage de Prince sortent The Time, André Cymone, Vanity 6, Alexander O'Neal mais surtout Jimmy Jam et Terry Lewis qui façonneront l'identité musicale de l'icône qu'est Janet Jackson, en produisant entièrement Control et Rhythm Nation 1814.

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Qui peut honnêtement me dire que l'intro de «

Control

» de Janet Jackson ne rappelle pas étrangement les débuts de le techno de Détroit ?

« Prince parlait de musique visuelle » selon Jimmy Jam, « pour faire en sorte que ton disque amène les gens à débrider leur imagination ». Il s'agit de produire des morceaux soniquement agressifs pour l'époque tout en ayant une image très claire en toile de fond et ça, bien avant l'ère MTV.

Aujourd'hui, trois nanas sur scène en train de se trémousser en porte-jarretelles serait sûrement considéré comme le truc le plus consensuel de la terre mais au début des années 80, ça suscitait la curiosité de pas mal de monde. C'était le cas de Vanity 6, un groupe de R&B enfanté par Prince, composé de trois filles : sa fiancée Susan Moonsie, Brenda Bennett et Denis Matthews, une fille qu'il avait rencontré par hasard dans un club. Prince déjà connu pour ses paroles suggestives voulait apparemment enfoncer le clou en renommant Denis Matthews, « Vagina ». Matthews pas fan de l'idée, trouve le nom Vanity, de là, Vanity 6 naîtra.

De l'androgynie assumée au mélange décomplexée des styles, le R&B des années 80 s'inpire et inspire, se dérobe du blues pour s'ouvrir à la sophistication du rythme.

On pourra toujours m'opposer que le Minneapolis sound n'avait rien d'alternatif et que c'était juste le son pop de l'époque. Ok, peut-être, mais c'était d'abord un phénomène musical régional avant d'être une formule sollicitée par le mainstream. Le caractère hybride du Minneapolis sound est sans doute super évident pour la jeunesse et son traditionnel refrain « j'ai trop d'influences différentes, la faute d'internet, mais ma tambouille est unique malgré tout » mais avoir réussi à faire se rencontrer Tom Tom Club, Sly Stone et Funkadelic ensemble, c'était pas du tout cuit.

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TEDDY RILEY & LE NEW JACK SWING

En Décembre 1990, un article du Baltimore Sun sur le groupe R&B/hip-hop Bell Biv Devoe donne la parole à Ricky Bell pour décrire le groupe dont il fait partie : « mentalement hip-hop, le tout adouci par une dose de R&B, agrémenté par un charme pop. Voilà la musique que l'on veut exprimer ».

Bien sûr, le New Jack Swing est justement né d'une mutation du Minneapolis sound tant popularisé par Janet Jackson. Des rythmes percutants et funky certes mais aussi une touche plus propre à New York, le berceau du New Jack. Oui, rien n'aurait été possible sans Teddy Riley. Petit mec beau gosse vivant dans les projects de Saint-Nicholas à Harlem, multi-instrumentiste depuis ses 3 ans, Teddy produit d'abord pour des rappeurs de son quartier comme Doug E. Fresh ou Kool Moe Dee. Le samedi soir, après de longues sessions studio, Teddy et ses potes descendent dans les clubs new-yorkais où sévit déjà la house, ils traînent à la Dancetaria ou au Palladium jusqu'au petit matin.

Teddy & Guy (rien à voir avec Toni & Guy)

Ces descentes en club entre potos ne sont pas anodines. Le R&B ne constitue plus seulement un truc fait par des orchestres, orientés vers le format ballade. Les révolutions techniques qui entraînent l'apparition de la techno et du rap (toujours pas diffusé en radio) amène les producteurs de R&B à considérer de nouvelles alternatives. Parmi elles : le club.

Taillé pour la piste de danse, pulsé par la basse, le New Jack Swing devient rapidement une sensation. Signé sur Uptown Records, Teddy Riley et son groupe Guy enchaîne les hits : « Groove Me » , « Teddy's Jam », « I Like », « Wanna Get With U », ainsi que des collaborations et des participations à des bandes originales pour Do The Right Thing ou New Jack City, justement.

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Avant le New Jack Swing, le mélange hip-hop/R&B n'existait pas réellement. Les deux genres étaient en désaccord, le rap arrivait à peine à passer en radio et les seuls morceaux qui trouvaient grâce aux yeux des stations R&B ou pop étaient des ballades de face B style « I Need Love » de LL Cool J. Une instru guimauve avec un rappeur jouant au mec fragile laissant son bagout, sa colère et ses jeux de mots cinglants de côté. Face à ça, Teddy Riley a joué un rôle déterminant dans la destruction de ce schéma, il a agi exactement comme si le R&B et le hip-hop était de même nature. Il a redonné au R&B son caractère impétueux, une musique de rue recréant l'énergie débordante de la jeunesse.

LES SAVANTS FOUS DE VIRGINIA BEACH

On se demande ce qui a ramené Teddy Riley en Virginie, l'un des coins les moins excitants des Etats-Unis, un état ni considéré comme entièrement sudiste, ni comme yankee, une sorte de no man's land culturel vraiment déprimant où l'évènement le plus excitant consistait au forfait des troupes britanniques à Yorktown face à George Washington. Teddy Riley explique toujours dans des termes très mystiques ce qu'il a poussé à habiter ce coin paumé : « J'avais vraiment la sensation que j'allais pouvoir faire quelque chose ici, tirer le meilleur de cet endroit » dit-il, « tout devenait compliqué à New York, mes amis n'étaient plus en sécurité ».

Teddy Riley n'entrait pas non plus dans un vide complet. Aussi surprenant que ça puisse paraître, quelques producteurs en herbe affutaient déjà leurs armes. Un groupe de potes de Salem High School et Princess Anne High School faisait déjà un peu parlé de lui. Leur nom : Surrounded By Idiots, avec à sa tête le DJ prodige Timmy Tim, son cousin Magoo et leurs pote Larry Live et Pharrell Williams.

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C'est lors d'un talent show organisé au lycée Princess Anne que les Neptunes, déjà à la fac, sont invités à jouer hors compétition. Le saxophiste phillipin Chad Hugo et son pote pianiste Pharrell tapent direct dans l'oeil du grand Teddy Riley, ils remportent le prix alors qu'ils n'étaient pas sensés être en concurrence avec les autres groupes. Riley est tellement impressionné et attendri qu'ils les laissent bidouiller dans son studio pendant qu'il produit « Remember The Time » de Michael Jackson. En 1991, l'instrumental de « U Don't Have To Call » de Usher est déjà composé, inventifs et en avance, les gars.

DJ Timmy Tim, depuis devenu Timbaland, fait lui aussi une rencontre déterminante, celle de Missy Eliott, une amie mais surtout une partner in crime qui tire le meilleur de lui en studio. Formés ensemble dans le donjon dirigé par Devante Swing, leur mentor, Missy et Timbaland créent ensemble au Basement, une sorte de colonie de vacances recluse dans le New Jersey où sont conviés une douzaine de producteurs. Devante met en place une dynamique compétitive, il organise des concours style « qui composera une chanson entière le plus rapidement ? », et Missy excelle à ce jeu.

Le Basement était isolé de toutes distractions et Devante limitait la télévision et la radio. « On était tenus à l'écart de toute influence musicale trop importante, à ce moment-là » confie Missy, « je crois qu'il nous a forcé à avoir un son qui nous était propre ». Suite à quelques brouilles, Missy et Timbaland quittent l'aventure, s'en suit une traversée du désert qui prendra fin avec le projet du second album d'Aaliyah, One in Million et l'album de leur pote du Basement, Ginuwine.

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TIMBALAND & LES NEPTUNES

C'est véritablement « Pony » de Ginuwine qui changera le cours de l'histoire. Avec ce track, Timbaland fera quelque chose d'unique : produire une chanson « sexy » en utilisant les sons les moins séduisants du monde : le riff principal de la chanson est construit autour du bruit d'un robot qui régurgite et il ajoute à ça le son strident d'un dérapage de voiture et le bruit d'une cassette que l'on rembobine… Timbaland c'est la funk du quotidien et de l'étrange. Le rythme du R&B pouvait maintenant être obtenu à partir de n'importe quel objet. Voilà comment ça se passait à Virginia Beach. Le R&B redevenait à nouveau un lieu d'expérimentation et de recherche, plus seulement un moyen d'incorporer des sonorités ou de rendre populaire des courants méconnus. Le R&B était devenu un genre un peu luxe : du mainstream où il fallait toujours s'attendre à une production weird.

Dans « Can We » de SWV, Timbaland imite comme lui seul sait le faire un poulet qui aurait le hoquet et des bâillements de chien. Sans une once d'embarras, c'est comme ça qu'il a pu crée ses collages musicaux avant-gardistes.

Difficile aussi de ne pas percevoir dans « [" target="_blank">Are You That Somebody ?](http://<iframe width=) » de Aaliyah de sérieuses influences 2-Step. Ma question préférée : Timbaland avait-il une idée réelle que ce qu'était le 2-Step ou le garage quand il a produit « One in A Million » d'Aaliyah ? Un débat fait rage depuis presque 10 ans maintenant : Timbaland serait-il à l'origine du grime ? La réponse est sûrement oui et non.

Alors que Timbo défiait les lois du R&B en s'imposant dès le départ avec un son aventureux, les Neptunes prenaient leur temps en construisant leur identité sonore. Leur aventure R&B a démarré réellement avec Kelis, une jeune chanteuse rebelle et têtue native d'Harlem et son titre « Caught Out There », limite punk. Une sorte d'hymne à l'hystérie complètement visionnaire. Les Neptunes, tout au long de leurs compositions R&B, flirteront entre un psychédélisme futuriste et un vrai académisme. Quoiqu'il en soit, on produit littéralement du R&B ; sans sample, sans référentiel.

Difficile donc de présenter How to Dress Well, Quadron, Banks, James Blake, SZA, Little Dragon ou The Weeknd comme les chantres d'un R&B alternatif. L'inventivité et le renouvellement ont toujours été sous-jacents dans le R&B et ce, bien avant Internet. Est-ce que cette appellation n'est pas une façon sympa de désigner « un R&B qui plairait aux Blancs par sa sophistication » comme le dit Jozen Cummings ? Il y a des chances. Est-ce que le R&B alternatif ne recouvrirait pas simplement un R&B fait hors du circuit des majors ? Il semblerait que non.

J'aimerais bien que la plupart du R&B alternatif ne ressemble pas à du trip-hop super déprimant aux vocaux approximatifs mais bon, les artistes sont loin d'être coupables de cette supercherie. La catastrophe lexicale est encore une fois à mettre sur le dos des journalistes. Oui, les mots ont sans aucun doute un pouvoir de suggestion qui affecte l'expérience musicale collective, ils ne doivent pas servir de raccourcis stupides. Bref, le premier qui me parlera de « chilltrap », je le flingue ! Christelle est parfois un peu trop en feu sur Twitter.