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Music

Seul Contre Tous : « Place De Ma Mob » de Renaud

Dans cette nouvelle rubrique, un invité nous parlera de sa passion indéfectible pour un disque, un seul.

Seul Contre Tous est une rubrique dans laquelle un invité ou un membre du staff Noisey nous parlera de sa passion indéfectible pour un disque, un seul. On démarre la série par Place De Ma Mob (également appelé Laisse Béton), deuxième album de Renaud, présenté par notre contributeur Maxime Delcourt.

Parmi les nombreux drames que nous a apportés la fin des années 2000, on peut compter les catastrophes écologiques, la disparition de Myspace, l'apparition de la TNT, le rire d'Hanouna, les films de Michael Bay, le compte Twitter de Donald Trump et les derniers albums de Renaud. Dans le cas de ce dernier, c'est d'autant plus triste que le bonhomme a passé une bonne partie de ses premières années d'adulte à s'imposer comme un personnage central de l'industrie de la musique en France avec des chansons qui transpiraient le bitume, la mauvaise bière et les petits larcins. C'était la deuxième moitié des années 70, Claude François cassait les burnes de tout le monde (enfin, je l'espère, je n'étais pas né) avec « Cette année-là », Johnny et son pote de beuverie Eddy Mitchell sentaient monter le rêve américain (« Rock à Memphis » pour le premier, « Made In USA » pour le second), tandis que ce « séparatiste du quatorzième arrondissement » jouait avec son accordéoniste « dans les cours d'immeubles de la périphérie, du côté de la porte d'Orléans » et chantait « Camarade Bourgeois » pour son premier passage télévisé sur Midi Première. Les cuisses de Danièle Gilbert en tremblent encore.

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Ce mec était un génie, et comme tous les génies il portait une veste en cuir, réinventait la langue de son pays et emmerdait les puissants, quitte à semer le doute ici ou là en sortant des morceaux provocants dans leur contenu (« Société, tu m'auras pas » et « Hexagone »), des titres où les héros meurent à la fin (« Les Charognards »), des folk-songs douces, mélodiques et espiègles, ou des chansons à faire chialer les routiers, « Chanson pour Pierrot ». C'est ce morceau qui m'a fait comprendre que Renaud et moi, ce serait jusqu'à la mort. Alors, bien sûr, à en croire les magazines spécialisés, aimer Renaud lorsqu'on découvre la musique n'est pas a priori signe de bon goût. Certains se découvrent une passion musicale à travers The Queen Is Dead des Smiths, Seventeen Seconds de The Cure, Nevermind de Nirvana ou The Dark Side Of The Moon de qui vous savez. C'est peut-être plus sexy, ce sont des disques que j'ai triturés dans tous les sens par la suite, mais ce n'est pas mon histoire. Mon statut de « musique addict », c'est en partie à Renaud que je le dois, un loubard qui n'a même pas l'intégrité d'un Dick Annegarn (un disque de Renaud chez Tôt ou Tard, ça aurait valu le coup, non ?) ou la science des allitérations d'un Boby Lapointe.

Je pourrais me défendre en prétendant que le fait d'avoir grandi dans un quartier pauvre de Lille au sein d'une famille issue d'un milieu ouvrier a peut-être joué. Mais de la même manière qu'un gars de tess' n'écoute pas nécessairement la Mafia K'1 Fry ou qu'un « babtou fragile » des quartiers aisés ne récite pas forcément les textes de Vincent Delerm un foulard autour du cou, rien ne me prédestinait à apprécier la musique de Renaud, d'autant que mon père passait ses disques, mais aussi ceux des Beatles, en boucle – l'opposition à la figure du père, toussa toussa. Je pourrais également me justifier en disant qu'à la base je suis plutôt un mordu de hip-hop, que dans mon enfance 2Pac, Rohff et DMX ont plus compté que n'importe quel autre artiste. Ce serait de la mauvaise foi. La vérité, c'est que j'ai écouté autant ces rappeurs que des groupes de rock cultes et des chanteurs de variété à la Renaud, Michel Berger, Alain Souchon ou Balavoine. La deuxième vérité, c'est qu'un album comme Place de ma mob (ou Laisse béton, c'est selon) compte autant pour moi que Unknown Pleasures de Joy Division, Illmatic de Nas ou, plus récemment, Ovni d'Odezenne. Encore aujourd'hui, j'aime bien entendre « Adieu minette », j'y aime quelque chose, une poésie romantique, faussement naïve mais franchement sincère. Voire rigolote : « Ton père j'l'ai traité d'enfoiré/Excuse-moi auprès de lui/Si j'avais su que c'était vrai/J'y aurais redit. » Bref, aussi longtemps que les gens tomberont amoureux, je vous le dis, cette chanson sera valide.

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Pour être tout à fait honnête, il m'est presque impossible de choisir un album de Renaud parmi ceux enregistrés au cours des années 70. Place de ma mob, Amoureux de Paname, Ma gonzesse, Marche à l'ombre ou Le retour de Gérard Lambert, tous sont pour moi des petites madeleines dont la moindre bouchée me rend immédiatement nostalgique de l'enfance. Mais puisqu'il faut choisir, alors autant prendre l'album que j'ai écouté pour la première fois de bout en bout, celui où l'on retrouve déjà tout ce qui fait la singularité de sa musique : la clarté du récit, le propos prolétarien, l'incertitude des sentiments et des idéaux qui tissent nos existences, la succession de rimes qui peuvent sembler anodines de prime abord mais qui finissent par revêtir toute leur ampleur romanesque au fil des écoutes… Comme d'hab, Renaud trouve de multiples astuces pour poser chaque scène, pour installer le personnage, son entourage et son environnement, de la nostalgie d'une virée entre potes (« La bande à Lucien») à des embrouilles dans des rades miteux (« Laisse béton »). C'est un art dans la vie, et c'est tout l'art qui a façonné la mienne.

Je n'ai pas honte de le dire, cet album de Renaud (et tous ceux des années 70, donc) est une zone de confort. Il m'offre suffisamment d'histoires dans lesquelles je peux me blottir pour revenir à une autre époque, où tout était simple, où mes seuls soucis étaient d'aller à l'école, draguer la jolie fille de la classe, mater les fesses de la prof d'espagnole sans me faire choper et faire semblant de bucher mes devoirs pour mieux mater Lost une fois rentré à la baraque. C'est aussi le son de mes vacances, celui d'une voiture familiale qui roule par une chaude journée de juillet ou une froide nuit de décembre, tandis que les morceaux défilent en boucle dans l'autoradio – j'en profitais alors pour murmurer les paroles pendant que mon père, lui, ne se privait pas de les chanter à tue-tête. C'est le son d'un après-midi où, entre le Greatest Hits de 2Pac, La vie avant la mort de Rohff ou, plus tard, le premier album des Arctic Monkeys, j'ai fini par comprendre que des expressions comme « Laisse béton », prononcés par lui, sont nettement plus belles pour moi que n'importe quelle phrase construite de façon prétentieuse par un mec comme Houellebecq. Des phrases comme « J'voudrais crever avant d'être moche, j'voudrais finir comme toi mon vieux Gavroche », « J'ai la connerie humaine comme oraison funèbre » ou « J'ai des millions d'étoiles au fond de mon caveau » me font exactement le même effet.

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Bizarrement, je n'ai jamais réellement parlé de cette passion avec mes potes. Tous connaissaient Renaud, tous appréciaient quelques unes de ses chansons et le respectaient parce que son nom était régulièrement cité par les rappeurs que l'on écoutait quotidiennement. Mais ma passion était sans doute un peu plus forte. Il fait partie de ces artistes qui ont activé en moi l'idée que les conneries faites à l'adolescence pouvaient être bénéfiques, quelque chose qui me faisait dire que je pouvais peut-être en être capable également - je ne vais pas les énumérer ici, mes parents pourraient tomber sur cet article. Toujours est-il qu'il y avait dans ces titres un monde, une ambiance qui me paraissait idéale pour se balader ou boire des coups en terrasse à Wazemmes, le genre de bled où il y a toujours quelqu'un pour déchirer les affiches de campagne du FN, où les cultures se côtoient, où il y a plein d'opinions sur la façon de réorganiser le monde, où certaines personnes pensent sérieusement que le modèle maoïste est encore enviable. Je retrouvais cette atmosphère dans les chansons de Renaud, c'est bien là l'un des rares artistes qui me permettaient également de dialoguer avec des gens plus âgés que moi. Ce qui est toujours enrichissant, finalement.

Tout ça, forcément, ça a fini par me donner envie d'écrire mes premiers textes. Comme ça, juste pour moi, en piquant ci et là quelques phrases dans le répertoire des artistes que j'appréciais. Ça avait été tellement simple et rapide que j'ai recommencé dès le lendemain. Et le surlendemain. Et le jour d'après. Et le jour d'encore après. J'ai beaucoup écrit durant cette période, souvent des trucs mielleux, mal construits, inévitablement destinés à fréquenter le fond de ma poubelle quelques mois plus tard. Mais l'essentiel était là : au même titre que Zoxea, Oxmo, Kool Shen ou même Burroughs tiens, Renaud m'avait donné l'envie d'écrire, de décortiquer les textes des chansons que j'écoutais. Il ne m'en fallait pas plus. Je me devais désormais de connaître par cœur les chansons que j'aimais. Ma préférée, ça a toujours été « La bande à Lucien ». Ben ouais, vous croyez qu'ils sont nombreux les artistes français à avoir écrit un truc aussi rêveur qu'émouvant ?

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Hier comme aujourd'hui, cette musique, cette façon de parler en se souciant comme d'une guigne des erreurs grammaticales, cette faculté à raconter des histoires qui ressemblaient étrangement à la jeunesse de mes parents, m'a toujours semblé plus simple, humaine et moins snob que d'autres artistes français d'alors ou d'après, soutenus par une élite journalistique parisienne un peu bourgeoise. Si Renaud ne s'appelait pas ainsi, si ses albums étaient sortis chez Saravah ou Expression Spontanée plutôt que chez Polydor, s'il troquait son accent de titi parisien pour un accent de vieux hippie new-yorkais, je suis d'ailleurs persuadé que ces soi-disant gardiens du temple encenseraient « La chanson du loubard » comme ils ont encensé Blonde On Blonde de Bob Dylan (oui, la comparaison est lancée, vous pouvez me cracher dessus si vous voulez). Au fond, le JT de France 2 en 1978 avait probablement raison : Renaud, c'est cette « étoile de la zone », ce chanteur « qui ne connaît pas l'anglais, parle l'argot, le verlan, manie l'expression populaire avec maestria », tandis que « tout un public le comprend. » Bon après, l'avis d'un tel média, c'est comme le discours politique d'un mec d'extrême gauche : ça existe, c'est très bien, c'est plein de belles idées, mais vous savez que personne ne prendra le temps de l'écouter sérieusement.

Ce qui compte, finalement, c'est d'en comprendre le sous-texte. Autrement dit : Renaud, est un blouson noir, un mec au bandana rouge noué autour du coup capable de faire croire à plusieurs générations (dont la mienne, la génération 88) que

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« le bistrot était notre seconde maison. C'est le lieu de communication privilégié pour les jeunes. C'est là que tout se passe. C'est là qu'on construit le monde, qu'on le détruit, qu'on le refait, qu'on rêve, qu'on s'exprime ».

Peu importe les errements politiques qui entourent le bonhomme, la pauvreté de ses derniers disques ou le fait qu'il ait sympathisé avec Mitterrand et soit devenu, aux côtés d'Higelin, LE chanteur de la gauche au pouvoir dans les années 80, le Renaud des

seventies

, c'est ce chanteur qui m'a fait comprendre qu'il était possible de composer et d'écouter une chanson qui ne soit pas adaptée d'une langue américaine idéalisée ou inspirée des tubes anglo-saxons. Non, une vraie chanson française faite par un mec qui ne s'est jamais soucié d'être en retard ou en avance sur les innovations musicales entreprises en Angleterre ou de l'autre côté de l'Atlantique.

Et putain, quel plaisir d'entendre quelqu'un parler avec des mots d'argots, de décrire avec tant de justesse la rue et ses pratiques, de brosser le portrait de marginaux et de faire découvrir différentes figures de la culture populaire à plusieurs générations qui entendent ainsi pour la première fois les noms de Bowie, Dylan ou Albert Spaggiari (« Buffalo débile »). Tous ces artistes, j'ai fini par les aimer également, c'est dire ce que je dois à Place de ma mob.

Je pourrais évidemment continuer à en parler pendant de longs paragraphes, mais qui se soucie ici de savoir que le côté doo-wop de « Adieu Minette » titille mon côté romantique, que « Mélusine » m'a toujours fait autant rire qu'un bon sketch de Coluche ou que l'héroïne « Germaine » me paraît aussi familière qu'un personnage de roman - il n'y a qu'à développer un peu et c'est un véritable scénario. Personne ? On est d'accord. En revanche, si vous deviez ne retenir qu'une chose, ce serait ça : pour moi comme pour beaucoup de gens, Renaud a inventé avec cet album une façon à la fois légère et profonde d'affronter les beautés et les poids du monde.