Raï, Algérie, politique

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Music

Algérie brûlante, Algérie violente, Algérie virulente : une histoire politique du raï

Retour sur une période précise, de 1978 à 1985, où le raï canaille, celui des chebs et chebas, cristallisa les espoirs et désespoirs de toute une jeunesse.

Le raï ne semblait pas m’être particulièrement destiné : je ne parle pas arabe, je n’ai jamais vécu dans un pays arabophone ni y ai séjourné. Remarque qui sonne comme une énorme lapalissade tant on pourrait me rétorquer que les amateurs de City Pop japonaise n’ont pas besoin de comprendre les paroles d’Akiko Yano ou de Jun Togawa ni de connaitre comme le revers de leurs poches les bars de Tokyo ou Kyoto pour sentir poindre au centre de leur âme ces vergers heureux et mélancoliques que procure l’écoute de n’importe laquelle de leurs chansons. Mais vu qu’on n’est pas à une lapalissade près, moi, français, né et élevé sur le sol français, j’avais, en plus des handicaps susmentionnés, comme une appréhension à plonger tête la première dans la moire de cette musique tant le passé que ces deux pays charrient derrière eux est rongé et encore en convalescence.

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Je ne sais pas bien qui de la musique ou moi est rentré à l’intérieur de l’un ou de l’autre, mais la marche fut lente et lancinante : une errance semblable à celle d'un somnambule, vers un but attrapé dans le brouillard que l’on peine à voir. Chaque air entendu dans des bars ou dans des films, répétant en boucle les mêmes notes sur lesquelles sautillent les paroles des chebs et chebas, des cheikhs ou cheikhas, allumait en moi un mystère. Un mystère et non une évidence, mon amour pour cette musique n’ayant de point d’ancrage nulle part. Le film d’Hassen Ferhani, Dans ma tête un rond-point, sur le plus grand abattoir d’Alger, orienta un peu ce mystère, m’ouvrant une porte vers ce continent inconnu, grâce aux chansons de Cheb Hasni, prince du raï love, qui émaillent le film. C’est ravi et invisible que j’avançais vers cette musique et le passé qu’elle recouvre.

Je le dis d’emblée toutefois : cet article n’est pas un résumé précis de l’histoire du raï, il se concentre sur une période en particulier que je réarticule avec les débuts sans trop m’attarder sur eux. Pour avoir une vision plus exhaustive de ce courant musical, on vous conseille le très bon livre de Frank Tenaille Le Raï, de la bâtardise à la reconnaissance internationale édité chez Cité de la musique/ Actes Sud. Le raï qui nous importe ici et qui me semble le plus à même de faire écho avec d’autres périodes musicales denses est celui des chebs, des jeunes ; c’est le raï lorsqu’il est devenu une force vive face à un gouvernement autoritaire, un levier psychologique pour toute une population qui souhaitait s’affranchir de son passé, des poids lourds qu’étaient la colonisation et l’Islam ; c’est le raï lorsqu’il a su donner un écrin au cri qu’il contenait en lui depuis si longtemps. Que ce soit à travers les chansons, leurs mélodies, les lieux où on les diffusait ou les moyens de diffusion, toute une infra-Algérie était en train de remuer dans la nuit, vivant dans l'éclat d’un soleil noir ses premières heures de liberté, en attendant de rayonner au grand jour. Une nuit inaugurale qui courra, en somme, de 1978 à 1985.

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Des palais à la casbah

Le premier mouvement du raï aura été de déplacer la musique des palais aux rues, des cours royales aux cours des maisons. Fait de ruptures tonales et vocales, le raï s’est nourri de tous les courants qui l’ont précédé pour devenir la caisse de résonance de toutes les préoccupations qui ont traversé la société algérienne. Ça commence au début du 20ème siècle, lorsque les premières mélodies et les premiers thèmes parcourent l’Algérie du nord au sud au gré de la transhumance que les bédouins accompagnent. Ce sont ces premiers orateurs qui ramèneront dans les nouvelles grandes villes l’immuabilité de la nature, de la vie paysanne et de ses traditions. Dépositaires d’une vie qui se voit lentement placée au second plan, ils se font les hérauts de ces anciens temps : si ma vie derrière moi s’éloigne, je la porterai dans mes mots que je chante pour la rendre éternelle. C’est l’état d’esprit qui traduira le mieux ce que le raï a été : pérenniser une forme de vie, disparue ou en train de disparaître, dans des formes musicales en perpétuelles mutations.

Ayant fleuri au sein d’une famille de trois courant musicaux algériens, le raï est un fleuve qui se teinte de plusieurs couleurs, creusé par plusieurs sillons, mais qui ne cesse d’être fluide, tant dans ses paroles que ses mélodies. Parti de l’arabo-andalou, courant musical du 15ème siècle né dans l’Andalousie musulmane puis diffusé dans tout le Maghreb suite à la chute de Grenade, le raï a ensuite connu le melhoun, poésie chantée et rimée puisant sa sève dans des racines plus populaires que les qasídas (poèmes monorime) du 15ème siècle. Du melhoun va découler le chaabi (« populaire » en arabe) qui sera la matrice des cheikhs, ces vieux maîtres qui officiaient auparavant dans des palais luxueux. De courtisane le raï devint familier puis populaire.

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C’est dans ce raï plus populaire qu’on va entendre pour la première fois l’interjection ya raï (« ô mon rai ») qui sera comme un cri lancé en substitut d’une parole oubliée, au même titre, plus tard, que le yeah yeah des chansons américaines ou le aman, aman turc. Cette onomatopée n’a pas seulement fonction de remplissage ni de ponctuation dans la chanson, elle va devenir un genre, la forme d’expression (raï voulant dire tout à la fois « opinion », « jugement », « conscience » et « libre-arbitre ») de l’affranchissement d’une population en proie aux affres d’une vie ballottée de libérations en asservissements et qui a toujours eu du mal à trouver sa place en tant que peuple. Si le peuple manque, le raï comblera cette absence. C’est au fil du temps et des mutations de la société que l’éclat des palais s’affaiblira et ira se loger ailleurs, dans les néons des cabarets du Sol Azur qui brillent dans la nuit ou dans les yeux humides d’alcool de ses adeptes.

Du Cheikh au Cheb

Des années 30 aux années 60, les cheikhs règnent en maîtres sur la musique algérienne. Ce sont eux les hérauts du chaabi qui ont emmené la parole chantée en-dehors des palais jusque dans les rues. Leurs chants n’évoquent plus les palais ni les jardins paradisiaques mais peinent pourtant à toucher les strates les plus populaires de la société, leurs flottaisons musicales continuant à voguer vers une élite intellectuelle.

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Ce courant musical va vite être dépassé au cours des années 50 et 60. Là où jusqu’à présent il se faisait l’écho des préoccupations de la population, un nouveau public, venu des campagnes vers les villes, n’arrivera pas à se retrouver dans les thèmes et problématiques évoqués dans les chants des cheikhs. Sans compter que de 1954 à l’indépendance algérienne en 1962, autrement dit au cœur de la Guerre d’Algérie, on reprochera aux cheikhs de ne pas se faire suffisamment l’écho des ambiguïtés qui assaillent le pays. D’une part, une occidentalisation de l’ouest algérien, Oran étant une ville qui brasse beaucoup de courants musicaux venus d’ailleurs (jazz, rock, reggae), voyant circuler dans ses rues et ses cabarets des stars occidentales ; d’autre part, l’affirmation d’un peuple face à l’impérialisme de la France. Ce tissage épineux entre désir d’affranchissement et curiosité de l’Occident, c’est dans le chant des cheikhas qu’on le retrouvera exprimé le mieux.

Venues des meddahates, les louangeuses des premiers temps, les cheikhas (maîtresses de chant), qu’on voit comme des « ambiancieuses » officiant aux mariages, anniversaires ou circoncisions, vont le mieux exprimer les tiraillements d’une population qui ne peut pas faire fi de ce que son pays est en train de traverser, là où les cheikhs restaient timorés face à ces contradictions. De nombreux liens se tissent alors entre les raïmans et les différents fronts de libération du pays à l’image d’Ahmed Wahby qui rejoint la troupe artistique du FLN à Tunis ou d’Ali Maachi, torturé puis assassiné par l’armée française à Tiaret en 1958.

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Parmi les cheikhas les plus importantes, c’est Cheikha Remitti qui cristallisera avec le plus de virulence l’effronterie et la résistance d’un peuple face à son oppresseur, et ce pendant de nombreuses années. Commençant tous ses concerts avec un curieux salut militaire sous forme de détournement, la gouaille ravageuse, les adresses directes au public et son franc-parler vont faire d’elle le fer de lance de toute une génération prête à sortir de ses gonds et se ruer dans les rues. C’est bien du côté du chant féminin qu’il faut aller voir pour comprendre l’évolution du raï des cheikhs vers celui des chebs, les premiers voyant d’un mauvais œil ces jeunes remettant en question leur position privilégiée au sein de la société. Sans les cheikhas, la transition n’aurait certainement pas pu opérer tant elles sont essentielles au renouveau qu’elles vont insuffler au raï d’alors. Ce sont elles les premières qui parleront d’amour, d’amitié, d’alcool, de drogue, de la corruption et des impasses dans lesquelles le gouvernement autoritaire et religieux de Boumédiène jette sa jeune population. Il faudra attendre la mort du président en 1978 pour voir s’ouvrir une nouvelle voie, certes timide, mais qui sera la rampe de lancement du raï canaille.

Interlude expérimental

Cette période des années 70 va également être le terrain d’expérimentations d’un raï sale, cabossé, dont les enregistrements sont pleins de saturations et d’oscillations, un proto-raï qui annonce celui des chebs. Deux figures de proue de ce proto-raï vont faire office de passeur auprès des nouvelles génération : Bouteldja Belkcacem et Messaoud Bellemou. Le premier apparaît au milieu des années 60 et n’a que 13 ans lorsqu’il enregistre Gaatlek Zizia et Milouda, chanson sur le drame des filles-mères qui doivent faire face à l’inquisition et l’intolérance de la société. Celui qu’on surnomme alors le Rossignol du raï du fait de sa voix très aiguë va être le premier à introduire dans le répertoire du raï des thèmes parlant de la condition des femmes dans la société patriarcale de l’époque, modernisant par là un raï qui s’empoussiérait.

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Considéré comme le père du raï moderne, Belkacem meurt en 2015 dans le plus grand dénuement, oublié de tous. Mais l’heure est à la révolution et au milieu des années 70, il va former avec le trompettiste Messaoud Bellemou un duo qui va relancer le raï dans une nouvelle voie, plus acérée et véloce. Se posant la question de comment conserver les lignes de forces du chant bédouin, Bouteldja et Bellemou vont procéder à des ajustements afin que la greffe avec les instruments modernes prenne. C’est à ce moment qu’arrive l’accordéon dans le paysage musical. Remplaçant le zamr (clarinette double), l’accordéon (surnommé « boîte à frissons ») permettra de restituer au mieux la mehna (mélancolie tourmentée) propre au chant du raï.

C’est ce qui marque le plus à l’écoute de ces chansons : ce va-et-vient constant qui fait tanguer la chanson, reproduisant l’ivresse et la mélancolie dans laquelle les chanteurs et le public sont perdus. Un groupe va émerger de ce courant faisant grésiller les plus belles notes de cette musique sur les murs des cabarets et des rades : Groupe El Azhar. Leur chanson Khaïma b’khaïma (« Le foyer, la famille»), en collaboration avec Gana El Maghnaoui, résume au mieux ce que l’accordéon a mis en tension dans le raï : lancinant et insolent, discret, traversant toute la chanson sans interruption, étendant et enroulant sur elles-mêmes les volutes des trompettes et du chant, il agit comme une résistance dans le morceau, un air récalcitrant comme une idée fixe ou un amour qui ne s’estompe pas ; il retient l’esprit dans le sillon que la chanson creuse et nous en fait voir la moire, comme dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe Descente dans le maelstrom.

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C’est ce qui rend ce raï si vertigineux : une musique sortie du cauchemar de la Guerre d’Algérie pour se tenir en équilibre au-dessus du sol. Si on ne peut pas partir physiquement, on fera « comme si non » pour reprendre un concept d’Agamben : la fuite aura lieu en nous, dans nos voix et nos instruments, quand bien même le résultat est branlant. Le label Sublime Frequencies a publié en 2008 une excellente compilation, 1970’s Algerian Proto-Raï underground, regroupant quelques unes des chansons les plus fortes de cette période. Avec la mort de Boumédiène en 1978 et les expérimentations hétérogènes du proto-raï, les cartes sont rebattues et les portes grandes ouvertes pour que fleurisse un raï qui va venir tout faire éclater, rajouter de la vitesse dans les mots et les corps, les augmenter de lumière : la nuit illuminée des chebs vient de tomber.

Nocturne Oran

Fin 70, les regards se ferment et les sourires s’effacent des visages des cheikhs et cheikhas et de la population en général : les derniers rayons des années Boumédiène jettent une lumière irréelle sur l’Algérie. C’est dans cette ambiance crépusculaire que la jeune population âgée de 16-17 ans va plonger dans la nuit qui l’attendait, comme au fond de la mer, avec sa voix pour seul fanal. Le premier à opérer la descente vers l’obscurité, c’est Hadj-Brahim Khaled, futur Cheb Khaled, qui enregistre en 1976 Trig el lici (« Le Chemin du lycée »), ode à l’école buissonnière et à la désobéissance de manière générale. La voix est timide, le débit lent : ce sont les premiers balbutiements de celui qu’on nommera moins de 10 ans plus tard le King. Suit en 77 Houari Benchenet, voix veloutée, débit fluide, phrasé houleux, avec Dalali mwhala aâla Paris (« Mon amour en pince pour Paris ») chanson exutoire sous forme de flèche décochée vers l’horizon inatteignable, vers le fond de l’air de toute une population en proie à un désarroi de plus en plus grand lié au chômage qui gangrène les grandes villes et les amours malheureux ou interdits.

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Cheb Khaled

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Les chebs vont s’emparer du raï pour façonner le nouveau visage hilare et désespéré d’une Algérie qui brûle dans ses bas-fonds. On se procure un synthé aux oscillations criardes, une guitare, une boîte à rythme déglinguée et un magnétophone poussiéreux pour y déverser toute la houle qui se soulève et remue. Les voix qui sortent de ces empires nocturnes font des rêves de vent et d’eau, de bateaux qui s’embarquent pour le large : chaque chanson est un feu de Bengale et chaque feu redonne la ville à sa lumière. Cette retraite au flambeau passe par tout un marché noir (trabendo) de cassettes qu’on privilégie au détriment du 45 tours trop compliqué à presser. Les chebs et chebas se retrouvent dans les échoppes d’Oran pour découvrir toutes ces nouvelles voix qui sortent enfin du silence et qui les transportent hors de leur quotidien. Des amitiés se forment : certains vont voguer seul (Cheb Khaled, Cheb Mami) d’autres par bande (Raina Raï, Carte de Séjour), ou encore en couple à l’instar du plus connu et du plus énigmatique d’entre eux : Fadela Zelmat et Mohamed Sahraoui, futurs Cheba Fadela et Cheb Sahraoui, astres et anneaux qui gravitent dans les ruelles souterraines de l’ouest algérien.

Leurs premières chansons témoigneront de leur amour naissant et du futur brillant qui semble leur tendre les bras, des amitiés, des virées nocturnes et des beuveries infinies, des lunes qui éclairent le fond de leurs yeux. Des années plus tard, chacun est devenu une personnalité reconnue mais l’amour a cédé. Ils enregistreront ensemble Rani Nsoufri (« Je souffre »), chanson sur la fin d’un amour, chantée à deux dans une dernière tentative de conjurer ce qui est en train de se déliter.

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Une lettre d’amour comme une lettre d’adieu qu’ils s’envoient et se renvoient. Les années 80 compteront aussi d’autres duos femmes-hommes : Cheba Zohra et Cheb Mimoun, Cheba Zohra et Cheb Hamid ou encore Cheba Zahouania et Cheb Zahouani consacrés avec Mahhani Mahhani au milieu des années 80 tandis que Cheb Zahouani, au printemps 1987, lancera un pavé dans la mare en plein mois du Ramadan en enregistrant une chanson en hommage aux bars d’Oran et aux saouleries qu’on y fomente, Mou el bar. Dans la foulée, il enregistre un tube, Chauffeur Taxi, raï lancinant au kick résilient qui avance par à-coups sur un air de synthé qui brasse le même motif sur toute la chanson, tandis que Zahouani y chante une ode aux chauffeurs de taxi, qu’il fut un temps.

Toutes ces lucioles vont être attirées par le même phare : le Sol Azur, équivalent du Twisted Wheel Club des années 60 et de la Factory des années 80 à Manchester. Cet établissement va être le sillon de tous les chebs et chebas. C’est ici qu’on y chante des hymnes à l’adultère, à la boisson et à la drogue, qu’on boit tout ce que l’on peut ; on tangue, on annule le chômage qui sévit dans les villes et les problèmes de logement (inflation de l’immobilier, immeubles insalubres) : on y déverse toute l’eau noire qui coule dans les méninges. Les premières heures du raï canaille sont drapées dans les volutes opaques des cigarettes et du haschich desquelles les mots comme des rayons filent vers des sphères éthérées : la parole déliée est extatique. Cheb Khaled enregistre une version survoltée de Ghir Douni L’Darna, qui s’ouvre par des airs de guitare percutants qui viennent trancher le souffle diffus du synthé maintenant la chanson dans un état de transe que la voix du King, comme on l’appelle, vient alimenter sous perfusion.

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Cheb Khaled mord le raï au fond de son sommeil et l’extirpe de sa torpeur : il étire, enroule chaque mélodie autour de sa voix qui percute, rebondit sur tel riff de guitare, tel kick. Chacune de ses chansons est une complainte qui se nie dans la vitesse. Dans le même élan, il lance dans les airs Jite Lik touansini, qui commence comme beaucoup de chansons de Cheb Khaled - ce qui le démarquera des autres – avec 3-4 minutes de synthé diffus et vaporeux, frôlant le mystère de pacotille, pour mieux nous faire pénétrer dans le songe électrique que la boîte à rythme à 50 bpm, les accords de synthé en montagnes russes et la voix comme un pain de glace de Khaled vont broder. Ces chansons de 9 minutes n’ont rien à voir avec celles, plus ludiques, d’un Cheb Mami qui donne à voir un raï plus rieur duquel Faudel se revendiquera. Toujours est-il que tous ces chebs n’ont qu’une idée en tête : décoller leur quotidien des tristes murs de leurs villes et l’emmener ailleurs, lui donner d’autres teintes, le décadenasser d’une société qui écrase les plus pauvres et ferme les yeux sur sa jeunesse.

Au milieu des années 80, les chebs commencent à atteindre l’autre rive et y voient d’autres perspectives, notamment de carrière, le raï ne résistant pas lui non plus à l’attrait du gain et de la gloire. La consécration pour la plupart d’entre eux arrivera avec le grand concert organisé à la Maison de la culture de Bobigny en 1986 avec un line-up qui voit passer Cheb Khaled, Cheb Hamid, Cheb Mami, Cheb Hasni entres autres devant une foule survoltée composée autant de fils d’immigrés que de français. Paradoxalement, c’est à ce moment-là que va lentement décliner à l’intérieur de leurs chansons la fureur et les passions mutines des premières cassettes. Le raï des chebs voit sa lumière vaciller au contact du grand air et notamment celui de la métropole. Tandis qu’il prend une tournure plus world sur le continent européen, un semblant de raï tel que conçu au début des années 80 survit tant bien que mal de l’autre côté de la Méditerranée, dans un pays en proie à une guerre civile qui va saccager les dix dernières années d’ouvertures et de luttes gagnées, aussi minces soient-elles, à l’incendie de voix qui a réveillé une partie de l’Algérie de son sommeil.

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Persistance de la lumière

La société algérienne connaît plusieurs bouleversements à partir de la fin des années 80, à commencer par les émeutes d’octobre 1988 où la jeunesse du pays se soulève dans la rue et saccage les symboles de l’État sans interruption pendant une semaine. Ces jours de colère vont se solder par la chute du FLN, au pouvoir depuis 25 ans, et plus de 150 morts (des versions avancent le nombre de 500). Mais l’histoire est ironique et répète le même cynisme de générations en générations. La chute de l’oligarchie FLN va laisser la place béante au FIS (Front Islamique du Salut) qui profite de cette brèche pour tenter d’instaurer un État Islamique, reproduisant des schémas vus ailleurs (la Révolution islamique iranienne en 1979) et annonçant ceux des Printemps arabes.

En juin 1990, le FIS obtient la majorité aux élections municipales d’Oran en séduisant une partie de ses électeurs avec un discours fourbe dénonçant les nouveaux colons, autrement dit l’armée, au pouvoir depuis la chute du FLN. Le FIS consolide son assise fin 91 en remportant les élections législatives largement devant le FLN et le FFS (Front des Forces Socialistes). C’est alors que les Janviéristes, généraux de l’ANP (Armée Nationale Populaire), conscients du projet de Califat du FIS, sonnent l’alarme et poussent le président Bendjedid Chadli à rompre le processus électoral en démissionnant et en déclarant l’État d’Urgence le 11 janvier 1992. Le FIS proclame alors le djihad et rentre dans la clandestinité, engageant un bras de fer militaire avec l’État qui sera responsable de plus de cent mille morts en quelques années. Les branches armées du FIS, l’AIS et le GIA, vont prendre pour cible l’État mais aussi l’intelligentsia algérienne qui cristallise tout ce qui est haram pour l’Islam : journalistes, professeurs, artistes se font assassiner ou intimider.

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Cheb Hasni

C’est dans ce contexte de guerre livrée aux impies que se fait tuer Cheb Hasni en septembre 1994 de deux balles dans la tête à quelques mètres d’où habitait le raïman, en face de la cafétéria de son frère. Aucune version officielle n’est à ce jour validée pour savoir par qui et pourquoi Cheb Hasni a réellement été assassiné, certains avançant l’hypothèse d’une opération de l’armée, instrumentalisant les groupes islamistes, tandis que d’autres y voient le fait de producteurs de musique jaloux de son succès fulgurant. Toujours est-il que son meurtre est suivi par celui de Rachid Baba-Ahmed en février 1995, grand producteur de raï qui lancera la carrière de plusieurs chanteurs, de Lila Amara et de son mari en août 1995 et de Cheb Haziz en septembre 1997. Le pays est suspendu dans l’horreur, plusieurs chanteurs et chanteuses quittent le pays comme le fera Cheba Zahouania, grande amie de Cheb Hasni avec qui elle signa plusieurs duos dont le plus connu sera El Baraka, comptant les ébats illicites d’un jeune couple qui après une nuit de beuverie décide de consommer leur amour dans une baraque « mal foutue ». Le groupe que formaient les chebs dans les années 80 s’étiole : les amis partent chacun de leur côté pour devenir des étoiles mortes ou montantes.

Les chanteurs restés au pays lancent alors un dernier baroud d’honneur face à l’oppression et vont montrer qu’ils ont encore des dents bien acérées. Dans les caves et bistrots des villes assiégées, les raïmen tremblent mais gardent la tête haute face à l’intégrisme et la peur. Celui qui la tiendra la plus haute et de façon la plus insolente sera Cheb Abdou, héraut d’un raï gay qui offrira au Sol Azur ses derniers feux de bengale. Bagué, maquillé, tout droit sorti d’un film de Werner Schroeter, cet ex-employé de banque marié deux fois clame haut et fort son homosexualité allant jusqu’à poser en robe de mariée sur un périodique oranais.

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Cheb Abdou

Ses chansons sont plus monolithiques, la voix est elle aussi travestie avec de l’auto-tune, les airs moins percutants. Reste que cette dernière tentative de flamboyance est une magnifique lettre d’adieu à une génération et au mouvement qui la porta. Tandis que le raï exporté devient de plus en plus une bouillasse commerciale et bruyante, cet autre raï bruisse ses derniers sons, imperceptibles, au creux d’une guerre civile dont la fin, au début des années 2000, marquera celle aussi de ce raï électrifié. La jeunesse oranaise et algéroise, celle de Seine Saint-Denis, de Villeurbanne à Lyon ou du quartier de la Joliette à Marseille va tranquillement délaisser cette musique au profit du rap puis de formes musicales plus hybrides. Mais si les feux ont été allumés une fois pour discerner ce qui se jouait d’immense dans une société enclavée, ce n’est pas dit qu’ils soient définitivement éteints à l’aune d’un pays qui fulmine toujours autant. Et qu'à sa tête trônent les survivances d’un autre temps.

Le label Sublime Frequencies, qui a sorti la compilation 1970's Algerian Proto-Raï Underground en 2008, célèbrera ses quinze ans à Montreuil du 9 au 11 novembre au Théâtre Berthelot, pour trois jours de concerts, projections, DJ sets et expositions. Les infos sont disponibles ici.

Le livre Le Raï, de la bâtardise à la reconnaissance internationale de Frank Tenaille, est toujours disponible ici.

Hugues Perrot arrive tout juste sur Noisey.

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