Monter un festival féministe : mode d’emploi
Photos: Aurélien Nobécourt-Arras pour Vice FR 

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Activisme

Monter un festival féministe : mode d’emploi

Fondé par plusieurs collectifs de femmes, le festival Comme nous brûlons, qui s’est tenu le week-end dernier, se présente comme un exercice pratique de sororité. Reportage en coulisses.

Il est 19 h 30, ce samedi 8 septembre, à La Station, Porte d’Aubervilliers. L’ambiance est posée. Beaucoup de meufs à tatouages, pas mal de looks artys et androgynes. Tout un petit monde qui picole des bières sur des transats. À l’entrée du festival, l’un des deux grands drapeaux orné d’une flamme vient de tomber de tout son poids. Une bénévole de Comme nous Brûlons monte sur un gros fût de bière et le rafistole armée d’un gros scotch, façon badass. À côté, le gars de la sécurité la maintient légèrement à l’équilibre. C’est un peu ça, aussi, ce qui se joue ici : gérer l’espace entre meufs, et accepter un peu d’aide logistique des mecs.

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« Dix-neuf personnes et dix-neuf féminismes différents » - Maria Knoch, cofondatrice du festival

Tout a commencé en janvier 2017. Un lendemain de soirée, elles se retrouvent à quarante dans un salon, à Aubervilliers. Il y a des filles de la Brigade du Stupre, de Retard magazine et des Amours alternatives, trois collectifs féministes indés. En pleine gueule de bois, une idée germe : « Et si on créait notre propre festival ? ». Il s’appellera « Comme nous brûlons », parce que « j’ai une boule de feu et de rage », explique Jasmin le Malin, co-organisateur et électron libre. En tout, aujourd’hui, elles sont dix-huit filles à avoir travaillé avec lui sur cette deuxième édition. « Dix-neuf personnes et dix-neuf féminismes différents », lance Maria Knoch, du pôle ciné. Alors forcément, il y a des divergences d’opinions. « C’est un vrai exercice d’apprendre à dialoguer et à écouter les autres. À Retard magazine, qu’on a fondé en 2011, on était toutes des meufs cisgenre hétéros et blanches. On n’était pas forcément sensibilisées sur certaines choses. J’ai appris que, parfois, il faut juste fermer sa gueule, et laisser parler les gens qui maîtrisent », explique Marine Normand, sur le stand merchandising du festival.

« J’aurais aimé ne passer que des meufs artistes à la session. Mais ma bibliothèque n’est pas encore assez fournie » - « Marie la nuit », DJ

Le programme du festival est très éclectique : on y trouve des sessions live d’artistes de niche, des performances, des artistes et des ateliers d’empowerment. Sur le côté gauche de la scène, des associations ont été elles aussi invitées à tenir un stand, comme Cyclique et OUTrans. C’est « Marie la nuit » qui est en charge du warm-up. Passionnée de radio et de musique expérimentale, elle « aurait aimé ne passer que des meufs artistes à sa session. Mais, ma bibliothèque n’est pas encore assez fournie », regrette-t-elle.

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À la cabane de streetfood, la queue s’allonge. Les hot-dogs vegans – avec des saucisses de seitan et des oignons frits – font un carton. Le duo marseillais La Chasse installe une ambiance sombre avec ses chansons dégénérées. Puis arrive un atelier de lecture érotique queer, en non-mixité.

La question de la mixité – ou non – du public a fait débat, au moment de la création du festival l’an dernier. Mais finalement, l’orga a décidé de l’ouvrir à tout le monde, pour mieux sensibiliser. « C’est un festival mixte, où les hommes ne doivent pas prendre la place des femmes. On essaie de faire gaffe », raconte Loren Synnaeve, au pôle production. À l’entrée, on peut choisir son vigile, homme ou femme. Près des toilettes, une charte est affichée, avec des consignes incitant au respect de l’identité de chacun. Dans les faits, difficile de contrôler le flux, notamment des habitués de La Station.

« C'est un festival mixte, où les hommes ne doivent pas prendre la place des femmes » - Loren Synnaeve, co-organisatrice

La soirée du vendredi soir a laissé un goût amer, et nécessité un débriefing : pendant plusieurs DJsets, dont celui de Soraya, membre du collectif, des mecs ont voulu monter sur scène, et ont commencé à pogoter de façon violente. « Je suis allé les voir, et je leur ai dit qu’ici, c’était notre espace, et qu’ils devaient le respecter », explique Jasmin Le Malin. Pour les ateliers, la question de la non-mixité était évidente. « C’était important que les ateliers soient hors de la population dominante – des mecs cis – pour apprendre à se défaire de nos oppressions », lance Judith Goyaud-Schiltz. Ce qui compte pour elles, c’est avoir des espaces « safe », où chacune peut parler et apprendre des ressources.

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Il est presque 23 heures ce samedi soir, et la famille drag Von Lear fait le show. Chacune tient une pancarte d’insulte : « Va mourir sale trans ». « Salope, PD, je t’encule » – avant de la déchirer, sous les hurlements jouissifs de la foule.

« On a eu des grosses discussions autour d’une artiste blanche, qui avait des dreads. On ne l’a pas prise parce qu’il y a eu plusieurs vétos sur son appropriation culturelle » - Judith Goyaud-Schiltz

Dimanche, l’atmosphère est plus tranquille. Le soleil tape, et les stands de fanzines, illus’ et t-shirts sérigraphiés ont investi les lieux. Même si à la cuisine des bénévoles, c’est toujours un peu l’effervescence – entre débriefs à chaud et des petites embrouilles sur la vaisselle. « C’est une organisation assez tentaculaire, il y a beaucoup de gens, et autant de personnes que de choix et de productions », explique Clémentine Onze, graphiste à La Station et bénévole. À Comme nous brûlons, il n’y a pas de chefs. L’organisation est horizontale. « Pour choisir la programmation musicale, nous nous sommes toutes réunies ensemble, chacune a fait des propositions et on a voté », raconte Nastasia Hadjadji, du pôle radio.

Ce qui peut mener à des débats houleux, car chacune a un droit de veto. « On a eu des grosses discussions autour d’une artiste blanche, qui avait des dreads. On ne l’a pas prise finalement, parce qu’il y a eu plusieurs vétos sur son appropriation culturelle », affirme Judith Goyaud-Schiltz. Avec une si grosse organisation, il faut souvent faire des compromis. « C’est un exercice concret de sororité. Politiquement, on est toutes sur un gradient du féminisme, et on a envie que ça se sente dans la programmation » explique Maria Knoch.

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Comme nous brûlons fait aussi des choix politiques. Pour le grand débat du dimanche après-midi, à l’intérieur de la Station, « Toutes des putes ? », elles ont invité Morgane Merteuil, ex-porte-parole du Strass, Ramona, membre de l’asso trans’ Acceptess-T, et Nikita Belluci, ex-actrice porno. « Nous avons fait le choix de ne pas inviter d’association abolitionniste, car ce n’est pas notre vision du féminisme », amorce au début de la conférence, Nastasia Hadjadji.

Mais derrière la volonté d’être inclusives, elles se heurtent aussi à des barrières : l’apparente homogénéité culturelle qui se dégage du festival, plutôt blanche et bobo. La Station est presque dans un no man’s land, à quelques mètres du périph’ et de la Porte d’Aubervilliers. Line Gigot, bénévole à Comme nous Brûlons, travaille aussi pour la Station sur ces questions de médiation. « On a donné quelques places gratuites à la Mairie de Paris et à une bourse de places du 93. On est allées dans une Médiathèque de Saint-Denis, et deux personnes sont venues au festival ce samedi. Ça prend du temps, on y arrive, petit à petit, au compte-gouttes ».

« Il faut donner de la place à la voix féminine. Les femmes sont encore trop en retrait dans la musique » - Elen Huynh, DJ

Sur la scène, les organisatrices ont aussi voulu donner de l’espace aux artistes engagées. En ce dimanche soir, Elen Huynh prend les platines pour une session très chill, avec des collages sonores de voix de femmes. Pour celle qui mixe à la Concrete ou Boiler Room, participer à Comme nous brûlons n’est pas anodin. « Il faut donner de la place à la voix féminine. Les femmes sont encore trop en retrait dans la musique » dit-elle avec amertume.

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Au-delà des performances, le festival souhaite aussi poser des questions. Après elle, l’auteure et performeuse Rébecca Chaillon secoue la foule. Elle lit un texte de colère sur les marginalisations produites par la société, et se propose elle-même comme un espace de déversoir. En maillot de bain, lunettes de piscine et bonnet, elle propose aux gens de lui cracher dessus ou de lui lancer des oeufs. Un spectacle dur à voir pour beaucoup, qui résonne très fort ensuite. « Beaucoup de personnes ont été très touchées et m’ont demandé comment j’allais. Des femmes n’ont pas supporté que je reçoive des oeufs de la part d’hommes blancs », raconte-t-elle, dans l’après-coup.

À 22 heures, c’est Rrose qui prend les platines avec sa techno brumeuse. Le personnage est mystérieux, et veut peu dire sur lui. Ses longs cheveux noir et son nom viennent de Rrose Sélavy, un personnage de Marcel Duchamp. « Je n’aime pas utiliser des étiquettes. Je voudrais que l’on étende la notion de genre, pour être le plus large possible ». Du post-genre à l’empowerment des corps, il reste encore des défis aux féminismes.

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