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Music

Gérard Pisani était déjà punk avant le punk

En proposant une satire du punk dès 1977 avec son groupe Bulldozer, celui qui se faisait appeler Gerry Zipanar a incarné le chaînon manquant entre Coluche et les Sex Pistols.

Ne surtout pas déranger Gérard Pisani pendant sa sieste, « tous les jours entre 13 et 14 heures (sieste de vieux !) ». À 76 ans, celui qui baroude depuis plus de 50 ans dans la musique n'est toujours pas enclin à se laisser emmerder. C'est bien pour ça qu'il habite aujourd'hui une modeste maison au fin fond des bois, dans un coin paumé de l'Yonne, entouré de ses Ford Mustang, vestiges de l'époque. Dans les années 50 et 60, Gérard, qui a commencé la musique dès l'âge de 14 ans à la fois fan de jazz et de chanson, se retrouve dans des tas de groupes (les Gamblers, monté par Claude François, les Blackburds avec Johnny Hallyday, tapant le bœuf avec le Jimi Hendrix Experience…), avec son instrument, le saxophone. Il parcoure le monde entier pendant quelques années mais ce n'est réellement qu'en 1969 que les choses sérieuses commencent : il participe à la création du groupe Martin Circus avec 5 autres potes, dont Bob Brault et Paul-Jean Borowsky.

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Après avoir co-écrit leur premier « tube », le déjà caustique « Je m'éclate au Sénégal » (censuré sur Europe 1), qui figure sur le deuxième album du groupe Acte II (et une apparition dans le mythique film Les Bidasses en folie), Pisani quitte la troupe, qui s'oriente de plus en plus vers la variété et le blé. Il fonde Tartempion l'espace de deux 45 tours (dont l'incroyable « Peinture à l'huile »), en sort deux autres de son côté, et signe un album complet chez Barclay, Le Loup des Steppes dans lequel il rit du mouvement hippie. Un échec. C'est à la suite de ces mésaventures industrielles et détours artistiques que le personnage de Gerry Zipanar va naître (anagramme de son vrai nom, au cas où vous ne l'auriez pas compris).

« J'avais signé un contrat chez Philips/Phonogram, et j'ai enregistré chez eux trois 45 tours. Pour le premier, ils m'avaient fait une grosse avance parce que ça plaisait beaucoup, ça passait beaucoup à la radio, c'était une chanson en hommage à Sidney Bechet, qui s'appelait 'Sidney', et puis finalement, ça ne s'est pas vendu. Ils m'ont donc demandé de leur rendre l'avance et m'ont réclamé l'argent, que je n'ai pas pu leur rendre. Ils m'ont envoyé une lettre recommandée disant que si je ne remboursais pas la somme, ils ne m'enregistraient plus, avec la menace de ne plus jamais enregistrer ailleurs non plus. Et j'ai été obligé de faire un truc sous un pseudonyme. Voilà pourquoi j'ai fait ce groupe, Bulldozer. »

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Après être tombé sur un article d'Actuel évoquant le punk new-yorkais et londonien, Pisani recrute une armée d'affreux : Lolita Carabine (qui montera plus tard Extraballe) à la guitare, Monica Baston à la batterie, Jérôme Boche (« peintre en bâtiment ») à la basse et Emile Palfium (du Big Bazar) aux chœurs. Tous les genres sont inversés, et un premier 45 tours est enregistré : « L'Enclume des jours / Corned-Beef ». Il sort chez RCA en 1977 et montre sur sa pochette un groupe punk, mais pas trop, pris en photo devant le chantier des Halles. La musique est une sorte de rock loubard surjoué, avec un côté bancal et gueulard qui le rend punk. Les lyrics, qui décrivent la semaine du (z)héros, renforcent l'idée générale de satire :

Lundi, j'me soûle la gueule à la bière
En regardant passer les caisses sur l'autoroute
Mardi, j'vais sur un banc au cimetière
Pour lire le catalogue de la Redoute
Jeudi, j'fais les poubelles à Sarcelles
Avec un vieux clodo qui refoule du goulot
Samedi, j'pose un lapin à Marcel
Y paraît qu'il m'a trouvé du boulot

La face B déboussole encore plus. Le tout ressemble à un mélange entre Renaud et Coluche, un proto-Gérard Blanchard, les Sex Pistols à la sauce Charlots. « Moi, j'ai écouté les Sex Pistols, j'ai écouté quelques groupes punk, j'ai vu à quoi ça ressemblait, et je l'ai fait parce que ça m'a amusé de le faire » se défend tout simplement Pisani. Alors que le punk parisien de l'époque se partage entre des groupes premier degré comme Asphalt Jungle, Guilty Razors ou Métal Urbain, Bulldozer déboule comme une mouche sur la soupe. Rock & Folk ne sait pas quoi en penser et les punks, « les vrais », sentent bien que Zipanar se fout de leur gueule. Bulldozer perpétue une tradition bien française de passer la musique à la moulinette de la gaudriole (ce qui s'était produit dès l'arrivée du rock dans l'hexagone, comme nous en parlait Eric Deshayes). Ce sentiment sera encore accentué avec la sortie du premier album du groupe, Bulldozer, qui reprend à la plus petite provocation près (Hitler sur la pochette, patchwork crado, vignettes porno, chants nazis en intro…) tous les codes du punk de l'époque. Le véritable hymne du groupe, « J'suis punk », est le pendant dégoulinant du « Ca plane pour moi » de Plastic Bertrand. Et il continue à faire grincer des dents.

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« Je ne sais pas qui ça a dérangé, au contraire, il y a des tas de gens qui ont trouvé ce disque génial, les paroles géniales, j'ai reçu beaucoup de compliments à son sujet. Si vous avez Internet, vous n'avez qu'à taper Bulldozer, et vous verrez, il y a des tas de commentaires qui sont absolument favorables et admiratifs… Donc je ne sais pas pourquoi des gens ont été dire que j'étais un opportuniste, un usurpateur ou je ne sais pas quoi. On s'en fout de tout ça, le résultat, ce qui compte, c'est que ça plaisait aux gens de radio, le disque a bien tourné et a bien marché, voilà. »

Pisani fait l'autruche, alors j'insiste.

« Mais oui, y'a toujours une bande de petits trous du cul qui ont imaginé que le punk leur appartenait, mais le punk c'est une attitude, c'est pas une mode, et moi je vais vous dire, j'ai été punk dans ma vie avant que ça existe. Qu'est-ce que ça veut dire le punk au début ? En anglais, ça voulait dire 'People Under No King', ni Dieu ni maître; ça veut dire anarchiste, sans foi ni loi, c'est ça que ça veut dire. Punk, c'est être révolté, être en colère, bah voilà, j'ai pas attendu 1977 pour être comme ça hein, je l'ai toujours été. »

Force est de constater que l'album se tient sur la durée et que, mis à part 2-3 titres, il ne contient quasiment que des tubes : « Il était une tranche de foie dans l'ouest » (deuxième single du groupe), « Pourvu que Satan me pardonne », « Y'en a ras l'bol », « Sauve qui punk » ou encore « L'ogre bolchévique », un rock anti-coco dont le chant et la démarche pourraient rappeler une création de Jean Yanne. « Ah bah c'est un compliment que vous me faites, parce que j'ai beaucoup d'admiration pour Jean Yanne. Je ne le connaissais pas personnellement, mais comme tout le monde, je l'entendais, et je le voyais à la télé. » En plus des titres à la fois insolents et cyniques, l'album est ponctué de références extra-musicales (de Groucho Marx à Idi Amin Dada) et de gimmicks sonores qui rappellent les délires de Frank Zappa et des Mothers of Invention, grande influence de Pisani, qui sera le thème du second album du groupe, entre jazz rock et subversion. Des gamelles et des bidons sort en 1979 après que Pisani ait viré ses « punks » pour retrouver ses collègues du Martin Circus, Brault et Borowsky. Flop intégral malgré le hit « Flip intégral », il signera la fin de Bulldozer.

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« Ca s'est arrêté quand on m'a proposé un deuxième disque. J'ai eu envie, moi, le fondateur et leader du groupe, de faire un disque avec d'autres musiciens, un album plus évolué que le premier. J'ai donc enregistré un disque que je trouvais meilleur que le premier, malheureusement, il n'a pas plu autant… »

Durant sa courte existence (Bulldozer n'aura existé que 2 ans), le groupe jouera très peu.

« On n'a jamais tourné, on a fait trois uniques concerts, deux au Gibus à Paris, et une première partie d'Au Bonheur des Dames à Lyon, quelques temps après, et c'est tout. Comme tout le monde, j'attendais à côté de mon téléphone qu'on me propose des concerts mais on ne m'a jamais appelé, alors on n'en a pas fait ! »

Et quand je demande à Gérard de se souvenir un peu plus en détail de ce fameux concert au Gibus en 1977, que certains ont qualifié de lynchage public, il relativise :

« C'est surtout moi qui a cru que ça s'était mal passé, parce que quand on était sur scène, dans le public, certains nous jetaient de la bière, d'autres nous crachaient dessus… Mais après, on m'a dit que c'était normal, que c'est parce qu'ils aimaient ça… »

Tout était normal donc. Ce qui l'était moins, c'est que les groupes punk lambda galéraient tellement à la fin des années 70 qu'aucun n'a jamais pu sortir d'album digne de ce nom à l'époque. Bulldozer eux, ont réussi à afficher 2 singles et 2 albums au compteur, dans un laps de deux ans, pépère. Au cours des années 80, Pisani se tiendra à l'écart du showbiz et reviendra à ses premières amours : le jazz. Il sortira un deuxième album solo, Jazz In The Night, en 1996, avant de migrer sous des ciels plus cléments.

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« Dans les années 2000, je partageais ma vie entre la France et Cuba. Là-bas, j'ai monté un collectif de rap hip-hop avec des Cubains, tout ça est sur YouTube. Mais finalement, c'est pareil tout ça. L'important c'est ce que disent les gens, c'est les paroles, la musique c'est un véhicule, c'est les paroles qui sont une arme… »

Pour ne pas se quitter sur une punchline de Passi, Gérard Pisani avait une annonce à faire qu'il aurait été dommage de ne pas faire passer :

« J'ai un projet, depuis un an, un recueil de toutes mes paroles de chansons depuis 1969. J'ai envoyé des demandes à droite à gauche mais j'ai trouvé personne. Si vous connaissez quelqu'un que ça intéresserait… À côté de ça, j'ai regroupé tout ce que j'ai enregistré dans la musique depuis 1968, pour faire une intégrale, j'ai 250 titres. La seule solution, c'est que si je sors ce recueil, avec mon email dans la préface, les gens pourront prendre contact avec moi et je pourrais leur envoyer TOUS les titres qu'ils veulent, ils sont tous en MP3 dans mon ordinateur. Voilà. » Avis aux éditeurs !

La compilation BINGO ! – French punk exploitation 1978-1981 est disponible depuis quelques semaines chez Born Bad.

Le livre Voix de garage - Pépites oubliées du punk-rock 1977-1978 sera publié chez Camion Blanc à la rentrée.

Merci à Jean-Baptiste Guillot et Jean-Marc Quintana pour leur aide précieuse.

Rod Glacial remercie également Twitter.