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Music

Cthulhu était un junkie

Philippe Druillet a pris plus de drogues que vous et possède un GPS du cosmos.

Soyez bien certain d'une chose : Philippe Druillet a une vie et une oeuvre au moins quarante fois plus dingue et excessive que la votre, qui que vous soyez. L'an dernier, l'auteur de Lone Sloane et de La Nuit, a renoué avec une de ses vieilles lunes, la pochette de disque, grâce à la compilation Cosmic Machine - A Voyage Across French Cosmic & Electronic Avant-garde (1970-1980), que vous pouvez voir ci-dessus. Druillet a également publié, il y a quelques semaines sa biographie, Delirium, dans laquelle il raconte ses parents collabos, la découverte de la SF, l’underground parisien sous De Gaulle, le rock, les années Pilote, la mort de Nicole -sa première femme à qui il rend hommage dans La Nuit- la drogue, Métal Hurlant, le fric, Flaubert, les opportunités ratées, son amitié-rivalité avec Mœbius, et son amour du cinéma. Un livre dantesque à la mesure de son auteur, seul dessinateur de BD à avoir mené une vie digne des méga-stars du rock. Je me suis rendu chez lui pour lui poser quelques questions autour d'une bouteille de whisky.

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Noisey : Qu’est-ce qui t’a poussé à publier ton autobiographie maintenant ?
Philippe Druillet : J’ai déballé ce qu’il fallait que je déballe. J’avais été interviewé pour un docu sur mon père. Après, je n'ai plus voulu en parler. Par la suite, on m’a proposé d’écrire ma bio, mais j’ai refusé. En plus, j’ai été malade ces dernières années, j’ai subi plusieurs opérations. Et puis j'ai réalisé une chose : la période actuelle me fait penser aux années trente…. Je me suis donc dit que c’était le moment ou jamais de lâcher le paquet, de se battre. Il fallait dire des choses parce que, là, ça pue en France !

Comment te sont venues tes visions cosmiques ?
À 14, 15 ans j’achète du Fleuve Noir, je tombe un roman de Stefan Wul, Le Temple du Passé. Après, je découvre Lovecraft puis Elric le Nécromancien de Michael Moorcock et je découvre l’univers fabuleux de l’heroic fantasy.

Lone Sloane, mon personnage récurrent, se bat contre l’empereur Shaan, le Dark Vador de l’époque. Shaan, c’est Sloane dans 300 ans et Sloane se bat pour ne pas devenir comme lui. David Alliot, avec qui j’ai écrit la bio, m’a fait prendre conscience que c’était mon histoire, que toute ma vie je m’étais battu pour ne pas devenir comme mon père et ma mère ! Au début des années 60, dans la France de De Gaulle, Lovecraft n’était lu que par quelques initiés…
On était des camisards, des combattants, des mecs qui frôlaient les murs avec un masque noir sur la tête. À l’armée, j’ai été pris pour un cinglé. À l’époque, il fallait lire Proust et Jean-Paul Sartre. Jan Kounen a dit une phrase sublime : « comment peut-on faire des films de science-fiction dans un pays qui vénère Proust ? ». Avec le travail que je fais depuis quarante ans, je suis d’ailleurs étonné d’avoir vendu près de deux millions d’albums ! En quarante ans certes, mais c’est pas mal ! J’avais la certitude de ne pas être le seul à penser comme moi, de faire partie d’une génération.

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La génération bande dessinées des années 60 – 70 est une génération qui marche de pair avec le rock. C’est exactement la même chose ! C’était une génération qui avait des choses à dire. Pour moi, la clôture du rock c’est les Sex Pistols. Ils sont la fermeture idéale, géniale, je les adore. Des tas de musiciens ont fait après des choses merveilleuses, mais j’ai l’impression d’avoir déjà entendu ça mille fois. J’avais découvert les Doors très tôt, je suis tombé raide. C’était l’époque des premiers pétards – j’ai vite arrêté parce que c'était pas bon pour bosser. Pour parler de musique, je crois aux cycles. Actuellement, il y a toujours ce gros problème par rapport aux major companies et je sais que dans quelques années une nouvelle génération de musiciens arrivera et foutra la merde comme on l’a foutue dans les années 70…

Avant 68, lire de la BD et parler de cinéma ou de littérature de science-fiction vous faisaient passer pour un débile mental. Seul Bradbury était reconnu parce que c’était quelque part un monolithe. Mais Cocteau adorait Lovecraft. Quand je suis tombé dessus, j’ai compris que j’avais trouvé certaines des clés de mon avenir. Pour moi, le plus beau c’est Démons et Merveilles que j’ai illustré plus tard, une édition rare. Pochette de l'album disco éponyme de Black Sun, sorti en 1978. Par moments, ce livre fait penser à un trip psychédélique. Dans Deliirum, tu dis avoir touché à toutes les drogues sauf à l’acide.
Oui, c’est la seule drogue que je n’ai jamais prise. Sinon, j’ai pris tout ce qui existe au monde y compris des choses inconnues.

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Ça t’a aidé au niveau artistique ?
Jamais [catégorique] ! Seule la cocaïne m’a aidé parce qu’elle accélère la pensée. Je le dis avec beaucoup de précaution et de réalisme : si tu es con et que tu prends de la drogue, tu restes con ! J’avais des copains qui faisaient des peintures sous acide. Ils faisaient des choses abominables dont ils étaient éminemment fiers et, au bout du cinquième jour, quand ils étaient redescendus, les toiles finissaient à coups de pompes. J’ai touché à tout : l’héroïne, l’angel dust, les champignons, j’ai tout fait. Je suis un survivant, un miraculé. La mort de Lou Reed m’a touché : on a eu la même vie et je suis encore vivant. J’aimais me défoncer la gueule mais contrôler. J’ai pris de l’opium. Je n’en prendrai plus jamais parce que tu as des retours huit jours après. Maintenant, il faut que je fasse gaffe avec l’alcool parce que je prends de l’âge et que ça fatigue.

La cocaïne m’aidait quand elle était bonne, pas quand elle était coupée avec du speed ou de la strychnine ou n’importe quoi. Ça m’arrive encore d’en prendre même à mon âge. Je la teste. On me fait le rail sur la table. Maintenant, je prends la précaution de ne prendre qu’un centimètre, de la goûter. Si dans la seconde qui suit j’ai des battements de cœur, j’arrête parce que la bonne coke n’a aucune incidence sur le système cardiaque. N’oublions pas qu’elle est à la base de 90 % des médicaments mondiaux ! C’est un truc étonnant, une drogue et un système médical. C’est le seul produit que je regrette parce que je ne peux plus en prendre quotidiennement. Mais ça n’est pas un opiacé contrairement à l’héroïne qui crée des séquelles, des manques, l’horreur. On peut être addict mentalement à la cocaïne mais pas physiquement parce que si tu prends de la coke, même de la bonne, pendant trois jours, elle affaiblit tes défenses naturelles et tu te prends des rhumes et toutes les merdes du monde.

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Et ça peut rendre parano…
Ça dépend des individus, moi ça me boostait, j’ai passé des nuits entières grâce à elle. Pochette du 45 tours electro-expérimental de Richard Pinhas West Side, sorti en 1980. Tu as aussi été accro à l’héro… Comment en es-tu sorti ?
C’était l’horreur. J’avais fait une série pour les premiers jeux vidéo, pour Thomson je crois. Et la personne m’appelle pour me dire : « Monsieur Druillet, nous ne comprenons pas très bien ce que vous nous avez livré ! » Le deuxième, c’était Dom, le lettreur de Salammbô, qui m’a dit qu’il ne comprenait pas pourquoi je lui avais livré des textes qui ne correspondaient pas aux bulles, aux pages, à rien ! Alors, là, mon système de défense – la survie, la rage – s’est déclenché. Je me suis dit : « j’ai un gamin de trois ans, si je continue, je suis foutu ». Je suis allé avec Anita, ma deuxième femme, à Marmottan. Ça a mis huit, dix jours. Inutile de dire que le sevrage est lourd. À la sortie, j’ai apprécié le médecin qui m’a dit « rendez-vous dans quelque temps ». Et bien, je ne l’ai jamais revu, c’était terminé. Et je n’ai pas de haine contre l’héroïne parce que quand on a de la haine, cela veut dire qu’on a encore de l’amour.

Je suis un angoissé de nature, c’est pour ça que je bois. Au début, l’héroïne me calmait, c’est le plus grand des calmants. Là, j’avais trouvé un médicament fabuleux. On commence avec un képa par mois. Le problème, c’est que ça devient un paquet tous les quinze jours, puis un tous les deux jours et on arrive à deux paquets par jour. Là, je me suis dit « je vais à la mort ». C’est donc le travail qui m’a sauvé. Avec les parents que j’ai eus, j’aurais fini en HP ou en taule. Pour moi, le travail est une thérapie.

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Tu as fait des dessins d’Hendrix, des Cramps, un clip de Motörhead pour Les Enfants du Rock, La Nuit a été adaptée par les métalleux de Proton Burst et tu as travaillé avec… William Sheller pour qui tu as réalisé le clip Excalibur.
J’ai rencontré William au début des années 70. Il m’a dit « il faut qu’on fasse quelque chose ensemble ». On attendu le début des années 90 pour finalement réussir à allier la musique et le dessin. J’ai fait ce clip en hommage à l’expressionisme allemand. On a tourné dans des décors peints, on s’est éclaté comme des fous. Pochette de l'album Métamorphose du groupe metal Sortilège, sorti en 1984. Pour en revenir à Delirium, comme dans la vie tu ne mâches pas tes mots et pas mal de gens en prennent pour leur grade comme les chirurgiens qui n’ont pas su soigner ta première femme, ou Mœbius…
J’ai dit la vérité mais je n’ai pas pu tout dire. Moebius habitait à cent mètres de chez moi. Lui, au niveau dessin, il vient de Jijé, du western. On se voyait en permanence et il m’engueulait en disant : « on ne cadre pas comme ça ». Je lui répondais : « tu me fais chier, c’est comme ça que je vois les choses », on s’engueulait en permanence. Je lui disais aussi qu’il pouvait m’apprendre ce que je n’ai pas eu, en l’occurrence l’école et la connaissance du dessin. On passait nos vacances ensemble et il est arrivé bien souvent que je fasse appel à lui quand j’avais un problème, comme ne savoir pas où placer le personnage. Et Jean me disait où il fallait le mettre en me faisant un petit croquis. On était deux homosexuels de graphisme et d’amitié. Je l’ai fait entrer aux éditions Opta pour faire de la science-fiction. Je l’ai emmerdé toute sa vie. Comme il venait de l’école franco-belge, effectivement il y avait une rupture mais on avait les mêmes passions et on a passé des moments merveilleux ensemble. Effectivement, je dis certaines choses mais je les dis avec beaucoup d’amour et de respect.

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Ton prochain projet s’annonce dantesque puisqu’il s’agit de l’adaptation de La Divine Comédie…
Je suis à moitié fou. J’ai envie de m’y attaquer parce que c’est un livre ésotérique, un livre à clés et une merveille Je n’aurai pas le temps mais j’aimerais aussi m’attaquer à La Légende des siècles de Victor Hugo. Dante me passionne. Son personnage sera incarné par Sloane qui avait déjà fait Mathô dans Salammbô. Il y aura Virgile, bien sûr. La Divine Comédie est une quête vers la lumière, un bouquin fascinant. La première page montrera un dessin de Sloane dans son vaisseau presque identique à la première image des 6 Voyages de Lone Sloane. Après, Sloane entre dans l’Île des Morts, qui sera différente de celle de Gaïl, elle sera spatiale. Ensuite, il rencontre Virgile et ils font le voyage à travers les trois étapes : l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. C’est un bouquin très dangereux qui me fout les jetons mais j’aime me mettre en danger.

Il sort quand ?
Houlà ! Je commence dans deux mois donc ça sera dans deux, trois ans.

Pour finir, lequel de tes bouquins conseillerais-tu à quelqu’un qui ne connait pas ton œuvre ?
J’en recommanderais quatre : Les 6 Voyages de Lone Sloane, Yragael, Salammbô, et, bien sûr, La Nuit.

Delirium est disponible aux éditions Les Arènes, et La Nuit vient d'être réédité chez Glénat.

La compilation Cosmic Machine - A Voyage Across French Cosmic & Electronic Avant-garde (1970-1980) sera célebrée ce soir à la Gaîté Lyrique avec Cerrone, Space Art, Prins Thomas, Uncle O, Gaspirator et Turzi. On a des places à faire gagner ici.

À noter également, deux expositions consacrées à Druillet à venir, au festival d’Angoulême du 30 janvier au 2 février, et en mars à la Galerie Glénat 22, rue de Picardie, 75003 Paris. Olivier Richard est notre vagabond des limbes. Il est là, et puis l'instant d'après, il n'est plus là. Il n'est évidemment pas sur Twitter.