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Music

Peut-on vivre du rap en France ?

Nous avons enquêté auprès d'une cinquantaine de rappeurs, beatmakers et managers pour savoir si le hip-hop permettait à ses acteurs de toucher plus d'un SMIC.
Genono
par Genono

Photo : Lacrim dans son clip « Billets en l'air » Le rap français est un milieu étrange et incohérent, dans lequel tout le monde se vante de faire des sommes d'argent faramineuses, mais où personne n'ose jamais s'attarder sur leur montant réel –le plus souvent parce que les rappeurs en question ont en réalité autant de mal que vous et moi à boucler leurs fins de mois. Des artistes au succès monstrueux et suffisamment durables comme Booba ou Jul, ou des producteurs aux billes bien placées comme Tefa ou DJ Kore peuvent sans aucun mal se vanter de dormir sur de jolis matelas de billets, mais les millionnaires du rap français sont à peu près aussi nombreux que les bonnes idées dans le programme d'Emmanuel Macron.

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Il existe tout de même bon nombre de rappeurs qui gagnent relativement bien leur vie avec le rap, soit parce qu'ils ont su négocier de bons contrats avec leurs maisons de disques, soit parce qu'ils charbonnent toute l'année en enchainant showcases, concerts et séances de studios. Le public a généralement tendance à penser qu'un artiste ne compte que sur ses ventes d'albums pour survivre, mais dans le rap plus qu'ailleurs, la musique n'est que l'aboutissement final de toute une économie capable de générer des salaires pour bon nombre d'activistes. Un rappeur ou un beatmaker peut ainsi être propriétaire de studios d'enregistrements, et en tirer une bonne rente en sous-louant à l'heure ou à la demi-journée –les prix sont généralement exorbitants. Il peut également vendre ses services de ghostwritter, dans le rap ou ailleurs –une pratique courante.

Les rappeurs ayant poussé dans l'indépendance sont généralement touche-à-tout par la force des choses : ils jouent régulièrement le rôle de beatmaker et d'ingé-son, réalisent parfois leurs propres clips, gèrent eux-mêmes toutes les étapes de la mise en marché de leurs albums … Des expériences qu'ils peuvent par la suite faire fructifier, en devenant réalisateurs sur d'autres supports, en travaillant sur des ateliers d'écriture, ou en s'installant à des postes stratégiques au sein des studios d'enregistrements ou des maisons de disques. En somme : un rappeur au succès commercial relatif peut très bien vivre de son travail dans le monde de la musique, s'il ne mise pas uniquement sur la monétisation de son œuvre. C'est un peu comme dire qu'un artiste-peintre peut vivre de la peinture, à condition qu'il ne se contente pas de vendre ses toiles, mais qu'il accepte de compenser en faisant un peu de peinture en bâtiment, en donnant quelques leçons d'art plastique de temps à autre, et peut-être même en devenant revendeur de pinceaux.

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J'ai donc décidé de mettre les pieds dans le plat en profitant de mes relations dans cet horrible milieu pour soumettre une cinquantaine d'acteurs du mouvement à un petit sondage sur le montant et la nature de leurs revenus directement liés au rap. La question est tellement tabou que j'appréhendais un peu les réactions de tous ces rappeurs et beatmakers à qui je demandais très candidement de répondre à une question qu'ils arrivent toujours à esquiver en interview. La plupart ont pourtant accepté de répondre sans rechigner, certainement rassurés par le fait que le questionnaire soit court et parfaitement anonyme. Pour que mes données soient suffisamment exploitables, j'ai fait l'effort de réunir un panel composé à la fois d'artistes signés en grosses maisons de disques, et d'artistes plus underground.

Comme tout milieu générant un minimum d'argent, le rap est un milieu parasité par un nombre incalculable de vautours essayant de grappiller un maximum d'oseille –j'en fais clairement partie. Managers, journalistes, chargés de promo, clippeurs … Des parasites utiles, censés permettre aux artistes de se concentrer au maximum sur leur production musicale et de laisser les autres faire le sale boulot. J'ai donc convié également tous ces joyeux lurons à répondre au questionnaire, en essayant, là-aussi, de réunir un panel suffisamment large, entre mecs côtés et activistes confidentiels.

Je me suis tout de même concentré principalement sur les artistes, qui sont le nerf de la guerre, et dont les revenus vous intéressent probablement plus que ceux d'un obscur tourneur dont vous n'entendrez jamais parler :

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Dans le détail, le groupe « vautour de studio » est composée principalement de journalistes –ou assimilés- et de cette catégorie de personnes toujours trop sérieuses composée des chargés de promo ou de communication, des attachés de presse, et des « chargés de projets » -eux-mêmes ne savent pas en quoi consiste exactement leur taf. Généralement, ces gens font beaucoup trop de choses pour des salaires beaucoup trop faibles, mais après tout, c'est leur problème.

La composition des différents panels établie, passons aux choses sérieuses : l'argent du rap. Ou plus précisément : celui des rappeurs. Première chose à savoir : le rap est-il votre principale source de revenus ?

Sur ce point, les proportions ne correspondent pas forcément à la réalité : si l'on prend l'effectif total des rappeurs en France –à vue de nez, plusieurs milliers de personnes-, la caste de ceux qui gagnent effectivement leur vie avec la musique tombe à moins de 1 %. Mais pour un tel sondage, il faut obligatoirement forcer sur les proportions. Interroger 200 rappeurs qui ne commercialisent pas leur musique n'aurait absolument aucun intérêt –ou alors on appellerait l'article « le bénévolat dans le rap », et il faudrait commencer par interroger les beatmakers de PNL.

Parmi la majorité de rappeurs ne vivant pas du rap (pour plus de simplicité, nous les appellerons « amateurs », par simple opposition aux « professionnels » qui eux, gagnent leur vie avec la musique), les montants des revenus sont particulièrement diversifiés :

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Un rappeur/beatmaker amateur sur 4 estime avoir touché un total de 5 000 à 10 000 euros en cumulant ses gains au cours des deux dernières années. Si la somme parait importante, elle ne correspond qu'à un montant mensuel de 200 à 400 euros, ce qui, au mieux, permet de remplir le découvert et de payer un resto à sa meuf de temps à autre. Une bonne manière pour arrondir les fins de mois tout en faisant vivre sa passion. En revanche, pour 17,6 % des amateurs interrogés, le bilan est carrément négatif : le rap coûte plus qu'il ne rapporte. Sessions de studio –ou équipements du home-studio pour les plus débrouillards-, tournage des clips, coût des beats, voire des featurings : une grande partie des rappeurs ne vit que par amour de la musique, investissant de l'argent réel, issu du monde extérieur, travaillant à l'usine ou en boutique SFR pour financer leurs projets musicaux.

Ce qu'il faut retenir de ces données, c'est que parmi toutes ces étranges personnes qui font du rap principalement par passion ne grattent que des miettes –oui, 1000 euros sur 24 mois, ce sont des miettes. Un seul mec a répondu « plus de 30 000 euros », ce qui correspond à plus de 1 250 euros mensuels. Si l'on estime qu'il ne s'agit que d'un revenu annexe à son véritable emploi, on peut enfin considérer que le rap peut devenir un matelas confortable et une excellente manière de joindre les deux bouts.

Reste à savoir si le rap est véritablement rentable pour ces gens, ou s'il serait plus judicieux pour eux de prendre un deuxième boulot de livreur de pizza en soirée. Plus d'un tiers de nos rappeurs amateurs consacre en moyenne 10 à 20 heures hebdomadaires au rap, ce qui reste raisonnable. Il faut bien entendu tenir compte du fait qu'il s'agit d'une moyenne sur l'année, et qu'une semaine d'enregistrement, de promo ou de tournage peut facilement tripler ces chiffres. Un peu moins d'un quart de nos rappeurs non-professionnels se contente de 5 à 10 heures par semaine, ce qui est encore plus raisonnable, surtout quand on a une vie à côté et que la musique ne rapporte que des clopinettes. En revanche, plus de 16 % des sondés consacrent chaque semaine 35 à 50 heures, voire plus de 50 heures au rap, ce qui leur interdit quasiment tout possibilité de vie sociale, de repos, ou de coma artificiel devant D8.

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Du côté des rappeurs professionnels –en clair, ceux qui déclarent que le rap est leur principale source de revenus-, il est assez étonnant de constater que quasiment 40 % gagnent moins de 1 500 euros par mois, et qu'au total, presque un rappeur sur 5 se contente de moins de 1 000 euros. J'espère franchement pour eux qu'ils complètent leurs revenus d'une manière ou d'une autre, parce que se lever pour moins de quatre chiffres, c'est franchement insultant –et surtout terriblement handicapant.

L'autre tranche majoritaire est tout de même celle qui se maintient entre 2 000 et 3 000 euros par mois, ce qui correspond plutôt bien à ce que j'ai pu constater en côtoyant des artistes de maisons de disques : un niveau de vie confortable sans être particulièrement luxueux. Globalement, il est tout de même assez difficile pour un rappeur ou un beatmaker de faire une moyenne précise de ce qu'il touche mensuellement, puisqu'un artiste n'a pas de fiches de paye comme vous et moi : il peut toucher 20 000 euros en janvier, puis plus rien pendant 6 mois, ou prendre 5 000 euros par semaine de mai à septembre, quand il enchaine les festivals, et redescendre au SMIC mensuel l'hiver.

J'ai cru que les mecs dans le rose -qui touchent donc une bonne moyenne de 10 000 euros minimum par mois- voulaient simplement se foutre de ma gueule, ou faire foirer mon questionnaire, mais je me suis rendu compte que quelques gros poissons avaient pris part au sondage, et au moins l'un d'entre eux ne ment pas. On pourrait alors lancer un très franco-français « ah les enculés, ils se font des couilles en or avec des singles écrits en 20 minutes », mais contrairement aux apparences, les rappeurs et (surtout) les beatmakers sont majoritairement des acharnés de travail.

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La preuve : les deux tiers d'entre eux consacrent plus de 35 heures par semaine à leur activité artistique. Pire : plus d'un tiers de ces artistes n'a pas de vie en dehors du rap, consacrant à cette musique satanique plus de 50 heures hebdomadaires. Le plus étonnant, c'est que la plupart d'entre eux sont entrés dans le rap en tant que purs branleurs, et sont devenus de gros charbonneurs par pur appât du gain, appliquant à la règle la fameuse maxime de Nicolas Sarkozy ou de Gucci Mane, je ne sais plus : « travailler plus pour gagner plus ». Showcases chaque week-end, concerts dans toute la France, clips par dizaines pour engranger de la Youtube-money : un rappeur qui souhaite réellement faire de l'oseille a plus de chances de réussir en se levant tôt et en bossant énormément qu'en misant sur un potentiel tube intemporel qui lui permettrait de prendre sa retraite à trente ans.

Finalement, le point le plus important à retenir concerne les différences de sources de revenus entre les amateurs et les professionnels. Voici la répartition pour un artiste qui gagne sa vie avec le rap :

On constate aisément que la majorité des revenus d'un artiste provient des concerts et des showcases. Ces derniers, particulièrement lucratifs, sont clairement devenus une manière de faire de l'argent assez facilement pour tout rappeur capable de faire bouger un minimum les fesses des consommatrices de chicha. Alors qu'un concert nécessite une belle débauche d'énergie, pas mal d'heures de répétition, des balances, et l'obligation d'assurer un minimum sur scène, le showcase dure en général moins d'une heure, peut se faire partiellement en play-back, et permet d'être en contact direct avec des michetonneuses suceuses de sang.

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A contrario, pour ceux dont le rap ne constitue qu'une activité secondaire, la principale source de revenus est représentée par les ventes d'albums. Qu'il s'agisse d'une manière obsolète de considérer le business, ou plus simplement de difficultés d'organisation, il est assez difficile de considérer qu'un artiste d'influence moyenne ou basse puisse subsister en misant uniquement là-dessus.

Du côté des vautours de l'industrie, ils n'ont pas trop de mal à gagner leur vie de manière décente : plus des deux tiers des interrogés vivent de leurs activités directement liées au rap.

Cette donnée est tout de même difficile à appréhender et j'éviterai d'y attacher trop d'importance, car elle pose le même problème de répartition qu'avec les artistes : sur 100 activistes, 90 sont d'obscurs blogueurs qui n'intéressent personne, ou des managers improvisés d'artistes qui n'existent que dans leur tête. Du côté des professionnels, rien de bien extravagant, la plupart de ces vautours ne sont plus ou moins que des smicards, qui pourraient poser leurs guêtres de manière interchangeable dans le secteur de la publicité, de la techno, du théâtre ou des assurances.

Bon, au moins, personne ne touche moins de mille euros, ce qui signifie que malgré leur statut de vautours, ces gens ont tout de même le sens de la dignité humaine. Concernant les plus de 10 000 euros par mois, là aussi il s'agit d'un gros poisson qui ne ment pas, et si ma déontologie légendaire m'empêche de révéler son identité, sachez tout de même qu'il s'agit du genre de personne qui peut se permettre de considérer les rappeurs comme des vautours.

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Pas de secret sur le plan de la charge de travail : travaillez plus pour gagner plus (enfin, pour attraper un SMIC). La majorité de ces gens sont de simples salariés aux 35 heures avec heures sup', malgré quelques stakhanovistes qui explosent tous les quotas en enchainant plus de 50 heures par semaine. Je ne sais absolument pas qui est le petit bâtard qui consacre moins de 5 heures par semaine à son activité, mais je lui transmets tous mes respects, il rentabilise encore mieux qu'un élu à l'assemblée.

Du côté des journalistes / managers / attachés de presse / vautours amateurs, aucune tendance ne se dessine réellement, mais on peut quand même noter qu'un bon tiers affiche un bilan neutre (le rap n'a rien rapporté mais n'a rien coûté non plus). Soit ces gens ne savent tout simplement pas faire d'argent, soit il y a embouteillage sur l'autoroute du bif.

Le pire dans cette histoire, c'est que cette bande de dégénérés dont je fais partie cumule des plages horaires énormes pour grappiller des clopinettes. Quand on consacre 20 à 35 heures de sa semaine, chaque semaine, à une activité qui rapporte si peu, il faut vraiment se poser les bonnes questions –pour ma part, tous mes doutes sont évacués par l'équation dettes + famille nombreuse + amour de chaque nouvelle collection Ralph Lauren. En revanche j'aimerais vraiment savoir quel est ce mec qui consacre plus de 50 heures à ses activités liées au rap pour glaner moins de 800 euros par mois, parce que poto je veux bien que t'aies besoin d'oseille et je peux concevoir que ton amour de la musique surpasse tes besoins de vie sociale, mais à un moment donné il va falloir penser à te faire enfermer quelques semaines et à commencer un traitement à base de risperdal.

On arrive à l'heure des conclusions, et pour faire simple, voici les enseignements principaux à retenir de cette étude :

  • Gagner sa vie en tant que rappeur est utopique : sur 100 rappeurs, 95 n'ont pas de revenus liés au rap. Sur les 5 rappeurs qui ont des revenus liés au rap, 4 ne gagnent pas suffisamment pour en vivre. Le rappeur qui en vit paye son électroménager en 4 fois sans frais chez Cdiscount, comme tout le monde.

  • Vivre du rap est une chose, poser un pied dans le luxe en est une autre : sur 100 rappeurs qui vivent du rap, 22 vivent avec moins de 1 000 euros par moins, et 16 avec 1 500 euros. C'est probablement moins usant à la longue que la caisse du KFC, mais franchement, les gars, évitez de moisir là-dedans –et surtout, restez cohérents et roulez en Clio 1 dans vos clips.

  • Le beatmaking est parfois moins précaire que le rap : la grande différence entre le rappeur et le beatmaker, c'est que le premier est tributaire du public. Et si le public ne veut plus de lui, son porte-monnaie va vite diminuer. Ce n'est pas le cas du beatmaker, qui peut placer autant de prods qu'il le souhaite, en France ou ailleurs, et sans forcément les signer. Ses revenus dépendront en grande partie de son volume, et de sa capacité à ne pas se faire arnaquer par des rappeurs qui oublient un peu trop souvent de les rémunérer pour leur travail.

  • Il y a pas mal d'argent à faire autour du rap : journaliste, tourneur, attaché de presse, manager, réalisateur … il y en a pour tout le monde. Les sommes sont plus rationnelles que chez les artistes, qui peuvent parfois atteindre des millions, mais mieux réparties, puisque nombre d'entre eux arrivent à en vivre convenablement.

  • Les grosses sommes sont possibles : Ca n'arrive qu'à une personne sur mille, mais Mad Max Fury Road nous a enseigné à tous l'importance de l'espoir. 

    Genono ne sponsorise aucun de ses posts Twitter.