Aux sources du Habibi Funk
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Aux sources du Habibi Funk

Le DJ Jannis Stürtz révèle depuis 3 ans les secrets les mieux gardés de la musique arabe, entre funk, éléctro et B.O.s de film. Il en a fait un label, un genre à part entière, et publie ce mois-ci une première anthologie de haut vol.

Il y a trois ans l’allemand Jannis Stürtz, DJ et fondateur du label Jakarta Records, se prend de passion pour un pan méconnu de la musique arabe et jette son dévolu sur des disques disparus de la circulation au feeling oriental et influencés par la musique occidentale des années 70 et 80. Le Habibi Funk est né, le label aussi et les rééditions incroyables, pochettes et livrets haut de gamme en bonus, peuvent commencer à chahuter nos sens et nos certitudes. Comme ce disque de l’Algérien Ahmed Malek, plongée dans une électronique planante et avant-gardiste, celui de Fadoul surnommé le James Brown de Casablanca ou ce best of des musiques de films sublimes d’Ahmed Malek. Trois ans après son lancement, et une poignée de rééditions de haut vol, Habibi Funk sort sa première compilation en forme de panorama idéal pour se plonger dans les douceurs méconnues du Habibi Funk.

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Noisey : Ça a commencé comment cette histoire de Habibi Funk ?
Jannis Stürtz : Par un concours de circonstances, je m’occupe du label Jakarta plutôt spécialisé hip-hop et il y a quelques années j’ai été invité à mixer dans un festival au Maroc. J’étais quelques jours sur place et, grand digger devant l’éternel, j’en ai profité pour chiner et je suis tombé sur pas mal de disques arabes des années 70/80 avec un feeling très occidental. Rentré en Allemagne, j’ai enregistré avec ces morceaux une mixtape que j’ai mis sur Soundcloud et les retours ont été incroyables. En prospectant je me suis rendu compte que je recherchais un style de musique très particulier, peu documenté et souvent oublié.

C’est quoi le Habibi Funk exactement ?
Déjà, il est bon de rappeler que c’est un genre inventé et qui n’a jamais existé. Disons que c’est un son très particulier qui emprunte autant aux traditions locales qu’à des influences américaines ou occidentales. Les morceaux qui entrent dans cette case sont plutôt rares, on n’en chope pas tous les jours. Quand j’ai commencé ma première mixtape, je me suis dis que trouver de nouveaux disques pour une prochaine serait très compliqué et j’en suis désormais à la septième ! La seule limite à cette appellation c’est que beaucoup pensent qu’il s’agit uniquement de funk alors que non. Sur notre première compile par exemple on trouve aussi bien de la coladeira algérienne que de la bossa libanaise. J’aimerais m’ouvrir à la musique publiée uniquement sur K7 audio, je suis certain qu’il y a beaucoup de choses très intéressantes à découvrir. Comment expliquer que ces musiciens aient été autant influencés par la musique occidentale ?
C’est un mélange de plein de choses, déjà ce sont souvent des pays qui ont connu la colonisation, tu as aussi l’influence de certaines radios qu’on captait dans ces pays, des gens qui partaient travailler en Europe et revenaient au pays avec des disques de James Brown dans leurs valises. Il faut garder en tête que ces musiciens étaient peu connus même dans leur pays d’origine, que ces disques ont été pressés à peu d’exemplaires, qu’ils n’ont pas connu un immense succès. Ce sont aussi des morceaux un peu licencieux avec des références à l’alcool, la drogue ou le sexe. La manière dont ces musiciens ont intégré la musique occidentale peut passer par reprendre les gimmicks d’un style musical, faire des reprises ou emprunter des mélodies et en faire autre chose. C’est difficile de retrouver les musiciens et les masters ?
C’est au cas par cas. Pour Fadoul ça a pris deux ans, on nous a d’abord dit qu’il était décédé, puis on a trouvé le contact d’un mec qui se souvenait où habitait sa famille à Casablanca. On s’y est rendu, on a questionné les habitants du quartier et on a retrouvé sa trace.

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Ça c’est la première étape, la deuxième c’est trouver du matériel avec lequel pouvoir travailler. Si tu tombes sur un disque de bonne qualité c’est facile, mais au Soudan par exemple, ça devient très complexe. Je m’intéresse beaucoup à des musiciens qui jouaient du jazz à Khartoum dans les 70’s. Mais la majorité d’entre eux n’a jamais signé sur un label, la seule musique qu’ils aient enregistrée c’est pour la radio nationale car la loi sur le copyright interdit aux radios de diffuser des morceaux sortis sur des labels. Du coup, elles enregistraient leurs propres sessions, ce sont souvent les seuls enregistrements qui existent et la plupart du temps ces musiciens n’en ont même pas une copie car à l’époque tout le monde avait peur du piratage en K7. La radio soudanaise nationale possède d’énormes archives dans un très mauvais état mais personne ne peut travailler dessus. Il y a des raisons politiques à ce blocage où entrent des considérations entre les identités africaines et arabes du pays, c’est une facette du patrimoine culturel du Soudan que le gouvernement ne souhaite pas mettre en avant, même si ça ne nous a pas été signifié aussi clairement. Dans le cas du soudanais Kamal Keila, qui est sur la compile, on a eu beaucoup de chance car il avait en sa possession des copies des sessions radio grâce auxquelles on va pouvoir sortir un disque de lui l’année prochaine.

Comment éviter l’exploitation culturelle et économique avec de tels projets ?
Être un label qui passe des contrats avec des artistes non-occidentaux est complexe, le passé est lourd et il est très important de respecter certaines règles. La première étant l’aspect économique du projet : on ne demande pas de copyright mais une licence pour un certain nombre d’années et surtout on partage les profits à 50/50 avec les artistes. Sans compter que tous les frais occasionnés par les voyages que je fais pour rechercher ces disques rares sont pris sur les 50 % qui me reviennent. Et entre ce qu’on dépense et le temps passé sur un projet Habibi Funk ne rapporte pas d’argent, mais c’est vraiment passionnant. Quand tu rencontres ces musiciens, tu te rends vite compte que beaucoup de labels spécialisés dans les rééditions n’ont pas ces précautions et abusent de leur méconnaissance en termes de contrats. Récemment je discutais avec un musicien soudanais dont je souhaite publier certains morceaux, je lui demandais si on pouvait les sortir et il m’a répondu « Mais de quoi tu me parles ? Fais-le. » Ils sont tellement fiers qu’on se souvienne et apprécie leurs disques que certains labels que je ne citerais pas n’hésitent pas à les entuber. Après on essaie de ne pas donner dans l’imagerie orientaliste et il est donc hors de question d’avoir des pochettes ou des visuels avec des chameaux, des palmiers ou des danseuses du ventre. Et quand on communique sur Facebook, du moins pour les post les plus importants, on les traduit dans la langue du pays d’origine. Pas parce qu’on pense que nos followers venant des pays arabes - et c’est 50 % de notre audience - ne comprennent pas l’anglais, mais plutôt pour le symbole. Ce sont de petits détails qui peuvent être insignifiants pour certains, comme remercier sur les livrets les gens dans les pays d’origine qui nous ont aidé à publier ces rééditions. On est très vigilants sur les responsabilités qui sont liées au travail qu’on fait, même si ça ne veut pas dire qu’on ne fasse jamais d’erreurs. C’est aussi pour ça que vous ne faites ni edits, ni remixes ?
Ce n’est surtout pas nécessaire, pas mal de labels sont spécialisés dans l’oriental house music, des groupes comme Acid Arab avec qui je joue souvent aussi et je ne crois pas que plaquer un beat 4x4 sur la musique qu’on sort soit nécessaire. DJ Odisee, un producteur et rappeur signé sur Jakarta Records aimerait remixer certains titres de notre catalogue. Je trouve ce projet différent, justement parce qu’il a une certaine légitimité à le faire, il est moitié soudanais, il parle l’arabe. Il y a des pays où tu rêves d’aller mais où tu ne peux pas, à cause de la situation politique ?
Oui bien sûr, la Lybie, la Syrie ou l’Irak qui renferment j’en suis certain des trésors, mais je pense qu’il y a des limites au digging. Samy Ben Redjeb du label Analog Africa travaille sur une compile de musique somalienne et m’a m’envoyé une photo de lui dans un camion avec quatre mecs à l’arrière avec des AK 47. J’irai sans doute en Syrie dans quelques années, il y a des taxis qui partent depuis Beyrouth et c’est une zone sécurisée par le gouvernement donc relativement safe.

Jannis Stürtz en plein travail. Photo - Fabian Brennecke.

Sortir ces compiles t’as appris quoi ?
J’ai réalisé qu’il y avait énormément de clichés associés à ces régions. Récemment je répondais à une interview pour une radio qui programme beaucoup de musique arabe et africaine. Le journaliste était calé, a beaucoup voyagé par le passé et sa première question était de savoir si ce n’était pas très dangereux d’aller dans ces pays, alors que le plus grand risque c’est la circulation et se faire écraser par un chauffeur de taxi ! La première fois que j’ai joué à Beyrouth, la veille - le 12 novembre 2015 - il y avait eu un double attentat dans le quartier chiite. Mes parents paniqués, ils avaient vu les news à la télé, m’ont appelé sachant que je devais m’y rendre le lendemain, je leur ai répondu que les promoteurs, mais aussi des amis sur place, m’avaient assuré que tout allait bien. Et le soir où je mixais là-bas, il y a eu l’attentat du Bataclan à Paris, sauf que personne ne m’a jamais demandé si c’était raisonnable de mixer à Paris ! Ces dernières années, j’ai du aller plus de quarante fois dans des pays arabes, je n’ai jamais eu le moindre problème, je ne me suis jamais fait agresser, on n’a jamais essayé de me voler mon appareil photo ou mon téléphone, je ne me suis jamais retrouvé dans des situations dangereuses. Même si, je le reconnais, j’ai un statut privilégié, je suis un homme plutôt costaud, j’ai une barbe… Je conçois que pour une femme seule au Caire la situation soit nettement plus compliquée, mais c’est la même chose pour les égyptiennes. Tu as découvert une autre facette de la planète clubbing ?
Que ce soit au Caire, à Casablanca, à Beyrouth ou à Tunis, je me retrouve souvent à mixer dans des clubs ou des lieux incroyables même si la scène peut paraître minuscule. À Tunis, il y a ce collectif - Downtown Vibes - qui organise des fêtes fantastiques, j’ai joué pour eux sur un rooftop qui surplombait la Medina. Ils ont un groupe sur Facebook où les events sont annoncés, l’adresse est communiquée au dernier moment car la plupart du temps ils n’ont pas d’autorisation et la police peut débarquer et faire interdire la soirée. Il y aussi le Ziz Zag, ce club au Caire que j’adore et qui est très brut avec juste une salle plongée dans le noir et un soundsystem Audio One. Après, ce n’est pas toujours facile de trouver le club dont tu rêves et qui correspond à la musique que tu joues. Il faut avoir conscience que le clubbing dans ces régions est surtout réservé aux gens riches, tu as des cocktails tenders, des tables VIP, un service de bouteille, des nanas en talons hauts, des mecs qui se la pètent. Bien sûr il m’arrive d’y jouer mais j’essaie progressivement de trouver des clubs ou des collectifs qui correspondent plus à ma conception de la musique. Récemment le groupe Acid Arab a publié sur Facebook un long texte expliquant son désir de ne plus travailler qu’avec des promoteurs palestiniens pour ses dates en Israël. Tu en penses quoi ?
J’ai pas mal de demandes de booking venant de promoteurs basés en Israël car le Habibi Funk a beaucoup de fans là-bas, mais au lieu de répondre à chaque promoteur j’ai préféré préciser mon point de vue par un post sur Facebook. Ce que je veux dire c’est que je ne crois pas au boycott, mais je ne pense pas non plus que jouer du Habibi Funk soit approprié en ce moment, je ne veux pas participer à un récit qui me verrait jouer de la musique arabe oubliée à dix kilomètres d’un mur qui sépare des gens pour qui cette musique a une signification particulière et les empêche de venir danser avec nous. Mais si on m’invite pour faire un set axé sur le label Jakarta, on peut en discuter.

Habibi Funk - An eclectic selection of music from the Arab world est disponible sur Habibi Funk depuis ce vendredi 1er décembre. Patrick Thévenin est sur Noisey.