Pour faire face au chaos du monde, écoutez de la musique chaotique
Photo : Paul Harness/Redfer

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Pour faire face au chaos du monde, écoutez de la musique chaotique

Le nouvel album d’Autechre dure huit heures et est aussi interminable qu'hermétique. On vous dit pourquoi vous devez l'écouter d'une traite.
Lia Kantrowitz
illustrations Lia Kantrowitz
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Le monde va mal. C’est cliché de dire ça, mais tout ce que j’ai écrit ces derniers mois – que ce soit sur la musique ou pas – part de ce sentiment. Le monde va tellement mal qu’il est même difficile de se rappeler ses derniers maux. Le gouvernement américain continue de promulguer et d'appliquer des politiques racistes, sexistes, transphobes et fascistes. Les enfants de migrants, arrachés à leurs parents, sont, selon des rapports, drogués avec des psychotropes dans des centres de détention. Des actes de violence sont perpétrés sur les groupes les plus vulnérables de la société, avec peu ou pas de recours possible. Le réchauffement climatique s’accélère. On va droit dans le mur, et personne ne semble disposer à y faire quoique ce soit.

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Je suis moi-même tenté d’y répondre en cédant à mes pulsions d'évasion. Écouter de la musique réconfortante, passer des heures à jouer à Fortnite, me perdre dans les méandres de la téléréalité japonaise. Et pourtant, je suis aussi paradoxalement entraîné vers l’extrême opposé : j’écoute de plus en plus de musique imbitable. Me plonger dans les tremblements, les glitches et les sons tordus (qui sont, à mes oreilles, une métaphore sonore du transfert de données et de l'échec numérique), m'a d'abord mis mal à l’aise. Les sons violents et impitoyables, arrachés au code froid et insensible d’un ordinateur, sont à l’image de ce monde. Et ça fait du bien de savoir, dans un sens, que je ne suis pas seul.

La musique électronique et arithmétique d’Autechre a toujours exigé de ses auditeurs un certain engagement. Depuis que ce duo originaire de Sheffield, composé de Rob Brown et Sean Booth, a commencé à composer d’étranges titres de club au début des années 1990, il a toujours approché ses plus grandes influences – diverses couches de dance et de musique classique – de manière peu orthodoxe. Si ces styles de production se caractérisent par une solidité et une stabilité communes (à l'image, par exemple, d'une table de cuisine), la première chose que feraient Brown et Booth – en suivant l’exemple de la table – serait de scier quelques centimètres à l’un des pieds, obligeant celui qui voudrait s’en servir à compenser le déséquilibre.

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Photo fournie par le groupe.

Ils s'y sont attelé au fur et à mesure de leur carrière, cette approche culminant grâce aux logiciels défaillants qu'ils ont commencé à utiliser cette dernière décennie et avec lesquels ils ont parvenu à se détacher complètement de leurs influences - en jetant la table dans un broyeur et en laissant leurs fans se dépatouiller avec les restes. Car si Autechre a pu être rattaché au début de sa carrière à la fin des 80's à une poignée de producteurs à l’approche tout aussi désorientante et digitaliste de la musique électronique, ils ont toujours semblé avoir pour ambition de sonner différemment de tout ce qui existe aujourd’hui – et ils y sont parvenus.

À un moment donné, l'engagement qu'ils ont demandé à leurs fans dévoués est devenu plus explicite. Garder le contact avec eux est devenu vrai job à temps partiel. À cause, en partie, d'une nouvelle approche de composition musicale (dans laquelle ils utilisent le logiciel de programmation MaxMSP pour générer, de manière algorithmique, des torrents de sons qu'ils assemblent en morceaux), qui a rendu le format de leurs morceaux plus difficile à manier. Depuis Exai en 2013, la durée de leurs albums double à chaque sortie. Exai dure deux heures. Elseq 1-5, sorti trois ans plus tard, en 2016, en dure quatre. La série continue avec NTS Sessions 1-4, sorti cette année et diffusé en boucle sur la webradio NTS. Il dure pas moins de huit heures. Les MP3 contiennent à eux seuls un gigaoctet de données. Ils sont disponibles en 12xLP ou 8xCD. N'hésitez pas à vous procurer les deux si vous vous souciez peu de l'environnement (ou si vous avez de l'argent).

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Autechre est un duo difficile à suivre, et c’est la raison pour laquelle j'ai écrit un guide dans lequel je décompose leur catalogue en unités plus faciles à (di)gérer. Il y a des aspects plus lisibles à leur travail, qui peuvent avoir plus de sens pour ceux dont les oreilles ne sont pas encore habituées aux étranges modulations de fréquence qu'ils explorent souvent. Quand j'ai écrit cet article, j'avais déjà passé pas mal de temps à écouter NTS Sessions, assez pour considérer cet album comme l’un de leurs meilleurs (et certainement le plus déconcertant), mais pas assez pour réaliser à quel point il est diamétralement opposé à cette idée de consommation fragmentée de la musique. Il a été à l'origine diffusé en quatre segments de deux heures sur la webradio éponyme, mais j’ai vite compris qu’il s’écoutait mieux de manière plus continue.

Photo fournie par le groupe

Dès les premiers instants, l’album est étourdissant. La Session 1 prend vie avec le drame d'un boom-bap cybernétique et semble tout droit extraite d'un réseau neuronal formé aux compositions du GRM et à « We Will Rock You ». Elle mute et se déforme pendant 18 minutes, sans jamais vraiment prendre en volume ou en impact. Elle cède finalement la place au funk commuté et aux rythmes saccadés de « bqbqbq », qui dure presque 12 minutes. Il n’y a pas beaucoup de mélodies mémorables ou même de rythmes récurrents auxquels on peut s’accrocher. À ce stade, il reste encore une heure et demie de cette première session. Et puis six de plus après ça. Si vous commencez à perdre vos repères, c'est le but.

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En bonnes énigmes prolifiques qu’ils sont, Booth et Brown n'ont jamais été du genre à relier leur musique à des événements externes, ni à participer explicitement au monde qui les entoure. Ils trouvent leur bonheur dans les sons eux-mêmes et laissent la quête de sens à d’autres. Mais il y a quelque chose dans la structure – ou peut-être dans l’absence de structure – de NTS Sessions 1-4 qui m'a été utile pour comprendre le monde autour de moi.

Quelque chose d’étrange se produit lorsque vous écoutez de la musique pendant de longues périodes. Les haters diront que ce n’est qu’un syndrome de Stockholm, mais quand vous vous immergez dans ces sons troublants pendant des heures d’affilée, leurs grammaires étranges et leurs logiques confuses commencent à avoir du sens. J’ai commencé à paniquer au bout d'une demi-heure, à la fin du premier set. Puis j’ai commencé à me détendre au début de la Session 2 avec « elyc9 7hres ». J’ai eu de drôles de sentiments, entremêlés de moments d'extase – comme les grondements qui composent les beats rompus de « dummy casual pt. 2 ». C'est comme si mes yeux s'adaptaient à une pièce incroyablement sombre. Au début, ça fait peur, mais avec un peu de temps, tout redevient familier. Je retrouve mon sang-froid et la capacité de me déplacer confortablement dans l'espace.

Bien sûr, Autechre n'a pas inventé cette méthode d'écoute, et ne sont pas les seuls à avoir exploré ses étranges pouvoirs cette année. En ce moment même, le compositeur Mike Shiflet est au cœur d'un projet appelé Tetracosa. Il représente déjà plus du double de la durée des NTS sessions et atteindra bientôt les 24 heures. C'est une session lourde et sombre, au cours de laquelle il explore 350 « objets sonores » réarrangés et composés de processus aléatoires, inspirés par les travaux de John Cage avec le Yi Jing. La musique qu'il a diffusée jusqu'à présent n’est pas linéaire, elle se contracte et se dilate avec une énergie imprévisible, accompagnée de bruits de drones lents et longs. Elle s'appuie autant sur la composition que sur votre environnement direct, le genre de musique ambiante qui ne se distingue pas par des sons ou des mouvements en particulier, mais par la manière onirique dont elle se déplace en arrière-plan. Si vous vous déconcentrez pendant une seconde et que vous y refaites de nouveau attention, l'espace dans lequel vous étiez a soudainement changé complètement, sans que vous ne l’ayez remarqué. Où êtes-vous ? Est-ce toujours le présent ?

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Les parasites et les bruits apparaissent et disparaissent progressivement du projet. Impossible de savoir à quel moment le chaos s’installera ou la magnitude qu’il aura. Ainsi, le projet de Shiflet montre que le poids du monde peut être complètement aléatoire ; tout comme la souffrance peut venir du fait d’être au mauvais endroit au mauvais moment. En raison de la nature même de sa durée prolongée, et de sa préférence pour les sons naturels aux bruits de ferraille générés automatiquement par ordinateur, Tetracosa est un poil plus optimiste que les NTS Sessions.

Le fait de m’égarer dans mes pensées et de m’immerger pendant des heures dans ces morceaux m'a redonné un peu d'espoir. Bien sûr, cela ne se traduit pas littéralement dans le monde réel ; les choses ne vont pas aller mieux après avoir écouté l’album d'Autechre. Mais ce disque offre une échappatoire à ceux qui ressentent le besoin d'un appel à l'action, et qui se sentent dépassés par les torrents de merde du monde moderne. Il faut d’abord s’adapter à l'obscurité et trouver ses repères. Ce n’est qu’ensuite qu’on pourra commencer à arranger les choses.

Photo fournie par le groupe.

Colin Joyce est sur Noisey.

Cet article a d'abord été publié sur Noisey US.