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Music

Par pitié, ne devenez pas un vieux con

Que vous ne compreniez rien à Jul ou PNL, c'est une chose. Que vous passiez vos journées à vous en plaindre en invoquant les « valeurs originelles du hip-hop », c'en est une autre.
Genono
par Genono

C'est un passage obligé pour tout article de n'importe quel site -généraliste comme spécialisé- : publiez un sujet impliquant de près ou de loin Jul, PNL ou Gradur, et vous mangerez immédiatement une fabuleuse série de commentaires impliquant obligatoirement le terme « vrai rap français », enchainant sur l'inévitable « IAM, c'était quand même autre chose » ou le tout aussi original « Kery James et la FF, ça c'était de la musique ». Pour les plus téméraires, vous aurez peut-être même droit au fabuleux « on est loin des valeurs originelles du hip-hop ». Vous aurez aussi -obligatoirement- un commentaire de ce mec qui copie-colle sous chaque article la même liste de cinquante artistes hipopement validés allant de Kacem Wapalek à Hugo TSR en passant par son voisin de pallier.

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La FF, c'était très bien, et Hugo est vraiment un excellent rappeur - ce n'est évidemment pas le problème. Seulement, ce n'est pas parce que vous êtes hermétique à l'autotune ou aux textes axés sur des thèmes aussi intelligents que le trafic de drogue ou la sexualité ouverte et débridée de filles à peine majeures que vous êtes forcément dans le vrai. Il est tout à fait honorable de préférer écouter un mec qui vous sensibilise à l'écologie ou aux conditions de vie des sans-abris plutôt qu'un mec qui va vous tirer vers le bas intellectuellement et inciter vos petits-frères à prendre Tony Montana -un sociopathe drogué et mégalomane- pour modèle absolu de réussite. Seulement, même si votre conscience se sentira mieux, cela ne fera pas de vous un auditeur plus vrai qu'un autre. En fait, cela fait surtout de vous un auditeur plus vieux qu'un autre.

Être vieux n'est pas une tare, ni quelque chose contre quoi on peut lutter. C'est un processus naturel, qui s'applique à tout le monde, sauf aux gens qui ont le bon goût de mourir avant d'avoir du bide et une calvitie. Si vous ne comprenez pas l'intérêt d'un Jul, que vos oreilles saignent à l'écoute de Niska, ou que vous préférez ATK à PNL, ce n'est pas parce que cette nouvelle génération fait de la mauvaise musique : c'est juste que vous avez vieilli. Vous pouvez vous réfugier derrière tout un tas d'arguments plus ou moins rationnels pour vous rassurer, mais vous ne pourrez pas échapper éternellement à la réalité.

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Pour prendre un mauvais exemple, c'est un peu comme si vous étiez un inconditionnel des jeans taille-haute -mais genre vraiment haute, bien au-dessus du nombril, juste sous le torse- comme ces actrices des années 80. Vous avez tout à fait le droit de vouloir ressembler à Steve Hurkel. Seulement, rendez-vous à l'évidence : vous êtes en décalage avec votre époque. Vous ne pouvez pas forcer les autres à porter des jeans taille-haute, ni traiter tous ceux qui osent le taille-basse d'abrutis qui ne pas respectent les valeurs originelles de la culture jeans.

Eh bien, c'est exactement le même principe pour la musique -rap ou autre, d'ailleurs- : si vous considérez que les évolutions d'un genre sont un blasphème, c'est que votre grille de lecture refuse d'évoluer. Vous voulez vivre dans un monde où le cinéma muet ne serait jamais devenu parlant, où les diligences n'auraient jamais laissé leur place aux automobiles, et où les smartphones tactiles n'auraient jamais supplanté les combinés à touches. De la même manière que la photographie couleur est devenue une alternative au noir et blanc, le dirty, la trap ou le cloud sont devenus des alternatives au boom-bap. Cela ne veut pas dire que le boom-bap ou le noir et blanc n'ont plus aucun intérêt. Simplement, le fait que vous aimiez la trap ou la photo couleur ne signifie pas pour autant que vous insultez la mémoire des personnes qui ont œuvré pour que le rap ou la photographie deviennent des formes d'art à part entière.

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On pourrait filer un nombre incalculable de comparaisons aussi subtiles qu'un coup de coude dans les côtes sur ce thème, mais j'ose espérer que vous avez compris où je veux en venir. Le rap ne vous appartient pas, pas plus qu'à Afrika Bambaataa ou à Akhenaton. Maintenant que vous avez accepté que vous n'aviez pas la bonne grille de lecture pour apprécier à leur juste valeur les dégaines improbables de Jul ou Sch, passons à la deuxième étape : oubliez tout ce que vous croyez savoir sur ce qu'est le rap, et surtout, sur ce qu'il doit être. Il ne doit rien être.

Parmi la flopée de critiques adressées au rap actuel, le grand ennemi, celui qui cristallise toutes les frustrations des vieux, c'est bien évidemment l'autotune. Pour le puriste, le moindre filet d'autotune, aussi léger soit-il, et c'est la rupture d'anévrisme instantanée. Bien sûr, si on est adepte d'une épuration eugénique de la société, c'est une solution efficace, mais soyons pragmatiques. Ami puriste, l'autotune n'est pas ton ennemi. Il n'est pas juste un effet de voix grossier que l'on tartine en autoprod quand on ne sait pas chanter.

Vu de loin, l'autotune apparait comme un outil terriblement standardisant. Il donne la fausse impression que tout le monde a la même voix, que tout le monde chantonne sur le même modèle préconçu. Mais pour les vieux des années 90 -ceux que vous traitiez de puristes-, Snoop Dogg et Havoc étaient deux rappeurs quasi-identiques. Ils faisaient la même musique, sur le même modèle préconçu, et racontaient la même chose, de la même manière. Prenez donc sur vous, et faites ce que les vieux puristes des années 90 auraient du faire à l'époque : prenez le temps de vous intéresser à ce que vous critiquez. Allez donc écouter deux titres : « Porte de Mesrine » (PNL) et « En Y » (Jul). Faites une pause entre les deux, buvez de l'eau, épongez-vous le front. Si vraiment ça ne va pas, allez vomir. Brossez-vous les dents, mangez un bonbon ou un fruit. C'est bon ? Maintenant, analysez les deux titres que vous avez écouté.

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Le premier parle de trafic de drogue sur fond de spleen. Avant toute objection sur le fameux cliché du dealer-rappeur, respirez : il n'est à aucun moment question d'apologie, les deux membres de PNL ne se vantent pas du tout de leurs activités illicites. Ils ont même plutôt tendance à le regretter. Vraiment, réécoutez ce premier couplet d'Ademo. Analysez les images, les détails. La bicrave telle qu'elle est décrite ici est plus proche de l'activité redondante et décourageante d'un ouvrier à l'usine que du quotidien faste et luxueux d'un gangster hollywoodien. Les fenêtres qui se ferment, laissant Ademo seul dans son hall, en pleine nuit, le bout de zetla entre les boules, et oublié au moment d'aller se soulager… Que vient foutre l'autotune là-dedans ? « Porte de Mesrine » est un titre empli d'émotions. Les deux frangins crient, se révoltent, se lamentent. Les effets de voix ne sont pas forcément omniprésents, mais ils sont utilisés de la manière la plus pertinente possible à chaque fois. Quand les voisins ferment leurs portes, que la nuit arrive, le filet de voix est mince, ajoutant à la solitude du protagoniste. Quand le proverbe « la nuit porte conseil » est balancé, la voix se fait subitement énervée, contrebalançant immédiatement avec un « pas du tout, la nuit, nique sa mère » étalé jusqu'à la fin de la mesure. Rappé avec le flow classique d'un rappeur des années 90, l'émotion transmise aurait été toute autre.

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Il n'est pas impossible de jouer avec les variations de sa voix pour transmettre des émotions sans se servir de l'autotune, évidemment. Prenez « Paris Sous Les Bombes », par exemple. Ces flows chuchotés, pour accentuer la discrétion dont doivent faire preuve les graffeurs. Mais l'autotune apporte une dimension supplémentaire.

Passons au deuxième morceau proposé. Si vous n'avez pas pris le temps de l'écouter en lisant le paragraphe précédent, jouez vraiment le jeu, me feintez pas. Allez l'écouter. Vous n'allez pas l'aimer, et je ne suis pas là pour vous convaincre que vous êtes face à un classique intemporel. Je veux juste que vous cherchiez à comprendre pourquoi cette chanson existe, pourquoi vingt millions de personnes ont pris le temps de l'écouter, et par extension pourquoi Jul est un tel phénomène de société -parce que oui, un mec qui fait quatre disques de platine en deux ans, sans la moindre couverture médiatique est un phénomène de société. Par contre, ne comptez pas sur moi pour vous expliquer ce que signifie l'expression « en Y ». Si vous ne le savez pas, c'est que vous êtes un vieux. Et donc que vous avez des gosses en âge de lever un T-max. Demandez-leur de vous faire une petite démonstration -assurez-vous tout de même au préalable d'être à jour dans vos mensualités auprès de votre mutuelle.

Allons-y doucement, et n'attaquons pas directement le fond. Si je vous dis tout de suite que Jul est un mec qui écrit des textes incroyablement profonds, vous allez, au mieux, fermer votre navigateur internet et passer à une activité normale, au pire, chercher ma localisation et me traquer. Quel est donc l'intérêt de l'utilisation de l'autotune sur « En Y » ? C'est très simple : donner au rap l'élément qui le différencie du slam. Six lettres, dont deux voyelles : du RYTHME. En tant que fanatique de flows linéaires posés sur des boucles de piano encore plus linéaires, vous n'en avez probablement jamais entendu parler, mais pas d'inquiétude. Il suffit de décrisper les muscles de votre nuque, et de décontracter ceux de vos fesses. Sur un beat aussi rapide, rapper de manière trop classique aurait pour simple conséquence de transformer Jul en vulgaire Scatman. L'ajout de grosses tartines d'autotune pas du tout subtiles permet ici à Jul d'allonger la fin de ses mesures, de chantonner par moments. Il fait ainsi plus que poser scolairement sa voix sur une instru : il fusionne avec elle. Il y a la prod d'un côté, la voix de Jul de l'autre. L'autotune est le liant.

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Que vous ayez apprécié ou non ces deux titres n'a aucune importance. L'idée était simplement de vous faire comprendre que l'autotune avait plusieurs utilités. Des utilités véritables, qui apportent une plus-value pour l'artiste. PNL ne transmettrait pas autant d'émotions sans autotune, et Jul ne serait pas aussi dansant. Il existe évidemment un tas d'autres applications à cet outil. Certains l'utilisent pour jouer sur le décalage propos sombres / forme enjouée, d'autres pour éviter d'inviter de mauvaises chanteuses de french RnB sur leurs refrains, tandis qu'un mec comme Sch s'en sert pour créer des ambiances à mi-chemin entre fantasmes de grand-banditisme et univers gothique.

Mais l'autotune n'est pas le seul repoussoir naturel à puristes. « Trap » est l'autre gros mot à ne pas prononcer en leur présence sous peine de se voir taper sur les doigts. Considérée comme l'oeuvre de Satan sur terre pour toute une catégorie de vieux auditeurs, la trap est vue comme une solution de facilité. Pas besoin de passer des heures à écrire des textes bourrés de rimes riches sur 42 mesures, pas besoin de se prendre la tête à inventer des flows, puisque copier-coller celui des Migos suffit à poser dans les temps en donnant plus ou moins l'impression de maitriser son art. Là-dessus, il n'y aucune raison de vouloir contredire nos amis puristes. Seulement, il faut savoir regarder plus loin que le bout de sa bite, et réduire le phénomène trap à un flow saccadé et des mauvaises rimes est aussi stupide que de réduire le rap des 90's à une bande de B-boys qui tournent sur la tête.

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Intéressons-nous donc à l'impact positif de la trap -ou de ses dérivés- sur le rap. L'uniformisation de surface a en fait eu l'effet inverse sur la scène rap, et en France comme aux Etats-Unis, la période 2012-2014 où tout le monde semblait faire la même chose a abouti sur un game beaucoup plus éclectique et ouvert qu'auparavant. Un peu comme un Big Crush aboutissant sur un nouveau Big Bang : tout se recentre dans un périmètre minuscule, pour ensuite mieux repartir dans toutes les directions.

La trap, comme toutes les autres tendances actuelles -cloud, afrotrap, soul trap, drill, hybrid trap- est un sous-genre complètement incompréhensible pour une personne qui refuse de faire évoluer ses grilles de lecture, et qui considère que la musique est quelque chose de figé et immuable. Mais le rap est comme l'autobus de

Speed

: s'il avait fait le choix d'arrêter, il serait mort dans le film (encore une expression que vous ne comprendrez pas si vous êtes vieux).

Comme le gangsta-rap aux débuts des 90's, comme le Dirty au milieu des années 2000, ce style trop neuf, trop éloigné de l'idéal hipopement-correct des absolutistes trop vieux pour porter des baggys, ne peut qu'être décrié. Le contraire signifierait que les gens sont prêts à accepter la nouveauté telle quelle, sans devoir se plaindre au préalable. Ce ne serait pas cohérent. Critiquez l'autotune, la trap, ou toute nouvelle tendance un peu trop jeune pour vous. C'est le principe de reproduction des comportements parentaux. Fans de rock, de variété française, ou de tout autre genre musical de vieux, ils vous ont craché à la gueule quand vous avez débarqué avec Assassin dans le baladeur, une paire de jeans trop larges, et une casquette de travers. Aujourd'hui, fan d'un rap « avec des valeurs », vous crachez à la gueule de vos marmots qui se baladent avec Niska dans l'Iphone, un jean slim trop serré, et une crête sur le dessus du crâne. Félicitations, vous êtes devenu un vieux con. Genono est sur Twitter.