Profession : pusher de soda mousse

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Food

200 $ pour une caisse de soda mousse

Avec son entreprise Rare Drank, ce « trafiquant de boissons gazeuses » vend du soda mousse québécois à gros prix aux dealers de lean et aux rappers américains.

Chaque semaine, Louis G.* se rend au bureau de poste, sa voiture remplie de caisses de bouteilles de soda mousse Crush. La préposée de Postes Canada le regarde incrédule, essayant de comprendre pourquoi le jeune Longueuillois envoie toutes ces boissons aux États-Unis, à gros prix. Mais surtout, elle ne se doute pas qu’il obtient près de 200 $ pour chacune de ces caisses.

Au mois de septembre 2018, Louis ouvre la page Instagram Rare Drank. Il y publie quelques photos de boissons gazeuses exclusives au territoire québécois, comme le Sprite aux pêches et le Kiri Cola. Rapidement, il reçoit des demandes de la part d’utilisateurs prêts à débourser le gros prix pour du soda mousse Crush. « La première journée, j’avais déjà des commandes pour cinq caisses, avec seulement une centaine d’abonnés », dit-il.

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Louis s’inspire du succès de l’entreprise américaine Exotic Pop, un site internet sur lequel on trouve des dizaines de saveurs de boissons gazeuses provenant de partout dans le monde. Une simple bouteille de Fanta peut se détailler 50 $ US. La compagnie installe aussi des machines distributrices sur le territoire américain.

L’engouement pour ces boissons de luxe est gonflé par des rappeurs comme Lil Pump, Travis Scott, Migos ou Drake, qui les exhibent sur les réseaux sociaux et en parlent dans leurs morceaux. Cet engouement est aussi intimement lié à la consommation de lean, (aussi appelé purple drank ou syzzurp) : du sirop codéiné mélangé à des boissons gazeuses. Depuis les années 90, cet opioïde est associé à la communauté hip-hop du Sud des États-Unis.

« La majorité de mes clients sont soit des dealers de lean, des rappeurs, des labels de musique ou des studios, explique Louis. Avant, ces gens allaient au dépanneur pour acheter 35 Sprites pour que tout le monde ait de quoi à boire. Maintenant, ils me commandent une caisse et revendent ça de 15 à 20 $ la bouteille. »

Une bouteille de 500 millilitres de lean peut se détailler plus de 1200 $ US sur le marché noir. « Le genre de consommateur qui porte des chaînes à 30 000 $ s’en câlisse de payer une bouteille 20 $ pour mettre 60 ml de sirop dedans. Il est pas mal plus baller sur les réseaux sociaux. Pour lui, c’est mieux que du Dom Pérignon. »

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Louis a fait du soda mousse Crush sa marque de prédilection. Le produit translucide est une exclusivité québécoise. Les consommateurs se l’arrachent. Il en vend de 15 à 40 caisses par semaine. Même Lil Pump en boit. « Les breuvages sans colorant s’envolent d’ailleurs beaucoup plus rapidement puisque les amateurs de lean peuvent voir leur sirop tomber dans le fond de la bouteille et mettre l’image sur les réseaux sociaux. C’est vraiment plus une histoire d’image que de goût. »

Toutefois, exporter des dizaines de caisses de boisson gazeuse aux États-Unis s’est révélé beaucoup plus compliqué que prévu pour le jeune « entrepreneur », qui travaillait auparavant comme gestionnaire de réseaux sociaux auprès d’influenceurs. Au mois de septembre, son premier envoi a été un échec complet.

« Je ne connaissais absolument rien des douanes, dit-il. La Food and Drugs Administration [l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux] a intercepté mon stock. J’ai reçu un appel du département de la Sécurité intérieure. Je n’avais pas de numéro d’importateur et tout a été saisi. »

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Quelques produits offerts par Rare Drank.

Pourtant, selon l’Agence des services frontaliers du Canada, il est légal d’exporter les boissons gazeuses par la poste. « Il est de la responsabilité de l’exportateur de vérifier l’admissibilité de ces produits dans le pays où le produit sera exporté, affirme la conseillère en communication Jacqueline Roy. Les exportations de marchandises commerciales non restreintes telles les boissons gazeuses qui sont évaluées à moins de 2 000 $ canadiens n’ont pas besoin de faire l’objet d’une déclaration d’exportation. »

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Toutefois, aux yeux de la loi américaine, Rare Drank est tout à fait illégal. Pour traverser la frontière, les cargaisons de boissons doivent être enregistrées auprès de la FDA et du Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis. Louis n’avait aucune de ces autorisations et n’en a toujours pas fait la demande.

Flairant l’argent facile, il n’avait pas l’intention de laisser s’envoler son profit aussi rapidement. Il venait de laisser son ancien emploi pour se consacrer entièrement à Rare Drank. Il a donc rempli sa voiture de bouteilles de soda mousse pour franchir la frontière en personne. Il fait croire au douanier qu’il est un représentant dans le domaine alimentaire. Une fois arrivé à Plattsburgh, il se rend au bureau de poste pour envoyer le précieux liquide à tous ses clients.

Le stratagème n’a pas fait long feu. « Au mois de janvier, un douanier m’a donné une lettre du département de l’Intérieur des États-Unis qui m’obligeait à obtenir un permis d’importation. Je m’exposais à une amende de 5000 $. »

Louis se rabat donc sur Postes Canada pour livrer ses cargaisons. Chaque semaine, il envoie des centaines de bouteilles par le système de courrier ordinaire. Et il se croise les doigts pour qu’elles ne soient pas interceptées une fois arrivées aux États-Unis. « Aujourd’hui, ça me coûte environ 100 $ de frais d’envoi par caisse. C’est lourd, du liquide. Lorsque j’envoyais ça directement des États-Unis, je payais 40 $. »

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Le « trafiquant de boissons gazeuses » a aussi essayé de joindre les bureaux canadiens de Pepsi et Coca-Cola pour leur offrir un partenariat. « Aux États-Unis, il y a une boisson Crush à l’effigie de Travis Scott et Exotic Pop. Il y a un marché pour ça et l’industrie ne le comprend pas. » VICE Québec a aussi contacté les représentants des deux multinationales, sans succès.

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Même si sa logistique de livraison « artisanale » est de plus en plus complexe, Louis tente tout de même de diversifier son offre de produits exclusifs au territoire québécois, au moyen de son nouveau site internet. On y trouve maintenant un lot de sept boîtes de céréales Paw Patrol pour 110 $, huit sacs de croustilles au ketchup pour 100 $ et même des bouteilles de Red Champagne, la boisson gazeuse officielle du Lac-Saint-Jean.

« La business grossit beaucoup trop pour que je la laisse aller, dit-il, en prenant une gorgée du breuvage à saveur de pomme. Rendu là, sky is the limit! »

Simon Coutu est sur Twitter .

* Louis G. nous a demandé de préserver son anonymat étant donné l’illégalité de ses activités.