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Music

Ed Banger, symphonie pour un massacre

Comment on passe des déguisements Cool Cats et des hymnes puputes d'Uffie à la fête de la Musique chez Macron et au double album symphonique pour Noël ? C'est simple : en devenant vieux.
Ed Banger, 15 ans, anniversaire

Putain, 15 ans. En temps réel, ça fait déjà beaucoup, tiens, un peu moins de la moitié de l’existence terrestre de DJ Mehdi, de quoi foutre le bourdon même aux rustres que nous sommes. En temps perçu, tenant compte des changements de règles incessants de l'industrie musicale et de l’accélération concomitante des retournements de veste de la hype, c’est encore plus long. Et puisqu'on parle de Ed Banger, qui s’est voulu le champion d’une génération en préemptant une marque aussi fourre-tout que notoirement exportable (la french touch), une éternité nous contemple du haut de sa molle pyramide… et ce qu’elle voit est d’autant plus vexatoire que personne n’est exempt de reproche (j’ai dansé sur « D.A.N.C.E. », tu as eu un crush pour Uffie, il s’est habillé sur Cool Cats, nous avons cru que Mr Oizo aurait la peau de Flat Eric, vous pensez que Vladimir Cauchemar existe, ils attendent encore quelque chose de Cassius…).

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15 ans, au fond, c’était le temps nécessaire pour circonscrire ce qui déconne dans notre époque ; cet anniversaire est l’opportunité de renvoyer la politesse à ceux qui ont décidé de (et, à bien des égards, réussi à) l’incarner. Point positif : avec Pedro Winter, il n’est jamais trop compliqué de deviner l’intention sous le geste, ce qui est à la fois malin de sa part (les kids n’aiment pas se sentir dépassés) et assez inconscient pour pouvoir être confondu au pire avec de l’honnêteté, au mieux avec de la paresse (pourtant Busy P n’est pas a priori un nom humoristique). Autant dire qu’on a biché en découvrant le gros gâteau que celui-ci avait choisi pour s’auto-célébrer : un double best of de reprises symphoniques du catalogue par L’Orchestre Lamoureux, enregistré en public au Grand Rex. Un choix de DA tellement mégalo et rincé qu’il ne demandait qu’à être érigé en ultime symbole de cette Great French Touch Swindle dont nous avons été les pigeons plus ou moins consentants. Comme si tous les griefs hétéroclites accumulées contre Ed Banger au cours du temps se fondaient en un seul objet dense, glissant de lui-même dans la corbeille de l’année. Enfin, on peut vider le cache.

Une famille en or

Soyons honnête, l’expression « best of » n’a jamais été employée par le marketing Ed Banger pour qualifier ce qui se cache sous la pochette aux lettres néons sucrées glacées dessinées par So-Me. Ce serait contraire à l’image du label et à sa volonté de faire événement en offrant du plus-produit à son public-cible. La phrase d’accroche retenue est « The greatest songs of the label as never heard before », ce qui veut dire exactement la même chose : la sélection opérée par Pedro Winter et Thomas Roussel (chef d’orchestre métrosexuel de l’Orchestre Lamoureux) répond moins à des réflexions d’ordre musical (quels morceaux se prêteraient le mieux à la transformation symphonique) qu’à une volonté de faire le bilan comptable et de distribuer les primes au mérite. Car si Ed Banger a toujours filé la métaphore familiale pour décrire son fonctionnement et se donner une image sympa, nourrissant au passage l’espoir de ceux qui rêveraient d’en faire partie, il faut préciser ce qu’on entend par famille ; en l'occurrence, moins une auberge accueillante qu’un système hiérarchique et économique verrouillé, où chacun occupe une place précise et où les vaches (à lait) sont bien gardées.

C’est pourquoi on trouve sur l’enregistrement trois morceaux de Breakbot et trois de SebastiAn (fils aimés, mais pas préférés), deux de Busy P (la part du papa-patron), deux de Mr Oizo (le demi-frère dont on redoute un peu le talent et l’originalité non fabriquée), deux de DJ Mehdi (RIP), un ou un demi pour chacun des oncles et cousins (Cassius, Laurent Garnier, Feadz, Mr Flash, Para One, Myd, Boston Bun…), et sept signés Justice, enfants prodiges et prodigues sans qui rien n’aurait été possible (du moins pas comme ça, ou pas aussi longtemps), en guise de bouquet final. Verticalité implacable signe d’une pensée du plan de table, axée sur les quotas d’influence et le retour sur investissement. Reste à insérer la question qui fâche : sur les 27 titres retenus, combien peuvent prétendre au statut de classiques des musiques électroniques à usage festif ou, pour le dire mieux, combien n’apparaîtront pas aux générations futures n’ayant jamais mis les pieds au Paris Paris comme des objets de moquerie ou de nostalgie morbide ? On en a compté cinq dans un accès de bienveillance hors sujet, et les seuls qui n’ont pas pris une ride, ou si légère que c’en est charmant, sont l’oeuvre de DJ Mehdi (« Pocket Piano » et « Signatune »). Ce qui n’est pas sans émouvoir les rustres que nous sommes.

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Les Bourgeois, c’est comme les cochons

Attaquer l’héritage en pointant les limites du « greatest hits », c’est bien, ça marche presque à tous les coups, mais ça ne dit rien du degré de honte propre à ces agapes orchestrales. Osons une comparaison encore plus pétée. En matière de pop music, l’orchestre symphonique, c’est l’équivalent de l’auberge de la Montalant dans la chanson de Brel : le symbole de l’inéluctable processus d’embourgeoisement. Les jeunes bourges se prennent toujours pour ce qu’ils ne sont pas (des mecs cool qui vont changer le monde) avant d’endosser le rôle pour lequel on les a éduqué et les privilèges qui vont avec. Si on avait demandé il y a dix ans à Xavier Dupont de Ligo-Rosnay (nom tiré au hasard) ce qu’il pensait d’une relecture symphonique de ses hooks compressés au marteau-pilon, il nous aurait ri au nez, et on n’aurait plus jamais osé se montrer au Social Club. Pourtant, personne ne tique aujourd’hui face à cet étalage de cuivres et vents hors de prix (la composition de l’orchestre reproduit celle de John Williams pour ses blockbusters), personne ne conteste cette urgence à étouffer la culture club sous les ronflements de la grande musique (aberration qui semble être devenue la norme ces dernières années), et personne non plus ne s’émeut de voir 70 musiciens virtuoses harmoniser des mélodies-ringtones en tapant du pied. Tout le monde semble heureux et rassuré de vivre dans le monde superficiellement désenclavé et perpétuellement ironique dont Ed Banger a fait fructifier le fantasme. C’est la victoire d’un contresens historique érigé par le label depuis ses débuts : la « révolution musicale » pourrait être le fait de privilégiés qui, en s’exprimant par le médium populaire par excellence (la pop music), favoriseraient l’accès des plus démunis à un bien d’exception (la pop music branchée).

« Because we are your friends/you’ll never be alone again » : sous le cri de rassemblement techno-hippie enflait le chœur du néo-libéralisme triomphant. Bien sûr, en guise de révolution, la bande à Pedro passait juste un coup de polish digital sur les formules de la french touch, capitalisant sur son aura d’ex-manager de Daft Punk et un sens aigu des nouvelles formes de marketing (ludiques donc forcément inoffensives). On glissait ainsi, tête vide et narines pleines, de la France de Chirac à celle de Sarkozy : un peu moins ringarde et faux-jeton, plus bling-bling et agressive. Et quoi de plus méprisant que ce second degré constant, résumé par le mantra « Travail Famille Party » ? Provoc' en simulacre, comme la panoplie tatoos/skate/badges/fluo pouvait faire passer les plus impitoyables entrepreneurs pour des gamins inconscients, et prouver qu’on peut en fait, au 21ème siècle, être les deux à la fois.

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Il n’y avait plus qu’à glisser jusqu’à Macron, autre connaisseur taquin du Maréchal qui, comme Ed Banger, a essayé de ne pas être perçu comme un riche de droite (encore raté). Comme il était content, Pedro, de se voir confier cette année l’orga de la Fête de la Musique à l’Elysée, entraînant Kiddy Smile et Chloé sur la voie de l'institutionnalisation… Il était enfin à sa place,là où il a toujours voulu être (« Ça va faire 25 ans que je défends la musique électronique, alors la faire entrer dans l’enceinte du palais présidentiel, c’est une forme de consécration »). Bien sûr, les sociétaires de Ed Banger aimeraient encore croire que leur jeunesse n’est pas finie (Pedro a un tatouage PNL mais pas de bol, c’est pour des raisons de vieux), seulement le corps ne suit plus et le cœur a ses raisons que la raison accapare : maintenant, pour continuer à jouir, on a besoin de grands ensembles, de places assises à prix progressif, de scénographie à suspense, de contrôle des décibels, de répartitions des timbres, d’aplanissement des crêtes, de lumières tamisées, de tentures frémissantes, d’ors de la république, bref, de tout ce qui permet d’éliminer les reflux gastriques après un bon dîner chez la Montalant. Et le port obligatoire de Nike Air Force n’y change absolument rien.

Massacre pour une symphonie

On sent venir le moment où vous vous demandez si, après cette tartine de haine marxiste, on va enfin avoir la décence de chroniquer ce disque pour ce qu’il est, à savoir de la musique enregistrée, arrangée et produite par des artistes. Artistes dont l’une des particularités socialement construites est justement d’échapper à leur condition terrestre, quelle qu’elle soit, à travers l’acte de créer, accédant et nous faisant à accéder à cette grâce qu’on ne peut et ne voudrait surtout pas expliquer. Après tout, il ne semble pas que Albinoni ait été fils de clochards, ni que les Belleville Three aient vécu dans un mobile home, et on n’y trouve rien à redire. Alors voilà : ce double album d’anniversaire est un tas de boue aussi pompier, artificiel, anodin et complaisant que sa conception pouvait le laisser penser. Mais rien de bien grave au demeurant, tant cet objet-défouloir n'a d'autre conséquence que de nous faire lâcher un peu la pression en cette fin d’année et liquider quelques flous souvenirs de post-adolescence. Et puis, la bonne nouvelle, c’est qu’au rythme où vont les choses - renforcement de la frilosité éditoriale, dégradation de l’attractivité de la marque, vieillissement accéléré lié à une cocaïnomanie soignée trop tard - on ne devrait pas avoir besoin de se donner rendez-vous dans 15 ans. Où ça, d’ailleurs, au Carnegie Hall ?

Hervé Catala est sur Noisey.

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