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Comment enseigner dans les quartiers nord de Marseille a changé ma vision de la société

Je travaille dans une « zone de sécurité prioritaire », le seul endroit de France où une directrice d'école peut se faire séquestrer pour avoir capturé un singe, mais aussi là où vous pouvez devenir le plus heureux des profs.

Photos d'illustration des quartiers nord de Marseille ; Ali Assoumani/VICE.com

Alors que le soleil et les cagoles font un retour remarqué dans les rues de Marseille, j'achève ma première année en tant que professeur des écoles dans les quartiers nord, dans une de ces zones de sécurité prioritaires. J'avais demandé à être affecté « là où ça craignait », et je dois dire que j'ai été servi. J'enseigne dans un quartier où le taux de chômage atteint les 88 % et où il règne une loi de la Kalach. Après près d'un an de bons et loyaux services, je peux dire que cette expérience a violemment changé mon regard sur la société.

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La cité qui borde mon école compte 5 000 habitants et offre chaque jour à peu près autant d'emmerdes. Elle a aussi la puante singularité d'être considérée comme une des plus sales d'Europe – elle doit cette réputation à une époque pas si lointaine où les habitants, faute de poubelles, avaient pris pour habitude de jeter leurs ordures par la fenêtre.

Ici, l'horreur fait partie du quotidien. Ce n'est pas un cliché. Si la plupart du temps la violence reste confinée à l'intérieur des cités, il arrive qu'elle déborde. C'est d'ailleurs ce qui a failli se passer en décembre dernier dans une école de La Castellane. Tout est parti d'une histoire de singe nourri aux Kinder Bueno par les jeunes du quartier. En grandissant, la bestiole est devenue folle, terrorisait tous les enfants du quartier, les griffait et les mordait. Elle s'est longtemps baladée dans les collèges et lycées des alentours jusqu'à se faire enfermer dans les toilettes par une directrice d'école primaire. Quatre jeunes du quartier ont débarqué cagoulés pour tenter de la récupérer, et s'en est alors suivi un monumental bordel : les brutes ont menacé de tout brûler et ont saccagé les lieux à tel point que la directrice a été obligée de céder devant les enfants, dont certains étaient en pleurs. Un soir, elle s'est faite longuement poursuivre en guise d'intimidation. Quant au primate, il sera finalement tasé et capturé par la police quelques semaines plus tard.

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Mon école me permet d'être aux premières loges pour comprendre de nombreux fragments de notre société, et notamment le pourquoi du comment des cailleras, l'échec scolaire comme autoroute vers la délinquance, les destins qui se brisent et qui créent des mecs à enfermer mais aussi la reproduction sociale – théorie de Bourdieu selon laquelle la position dans l'échelle sociale se transmet d'une génération à l'autre comme un héritage. Et là, pas de bol, parce que les ascendants de ces minots sont de braves gens qui n'ont souvent que la poisse à transmettre.

Ce sont pour la plupart des chômeurs respectueux et plus que sympas, mais désespérés et parfois désespérants. Par exemple, quand une maman d'élève qui habite juste en face de l'école sort au balcon pour fumer sa clope du réveil, je sais qu'il y a des chances de voir – enfin – son môme débarquer en classe. Le problème, c'est qu'elle attend parfois midi pour se réveiller – et donc pour réveiller son fils.

La théorie de Bourdieu est fataliste. Tout mon boulot consiste à le désavouer, mais parfois le quotidien des élèves me pousse au mieux vers une constante indignation, au pire à une indifférence cynique face aux coups de putes de ces destins qu'on croirait pondus par l'auteur de Game Of Thrones un lendemain de biture. On trouve notamment celui qui n'a pas de parents et qu'on découvre battu par son oncle ou encore celle dont le frère est mort dans une fusillade et qui va rentrer à l'heure du goûter pour découvrir que son père est en prison. Il y a aussi les enfants sans-papiers qui peuvent laisser leur chaise de cours vide d'un jour à l'autre, et les roms qui te regardent avec de grands yeux quand tu leur parles de choses simples comme un matelas ou une télévision.

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J'ai aussi des collègues qui ont vu débarquer des réfugiés syriens ou tchétchènes dans leur classe réservée aux nouveaux arrivants non-francophones. Quand tu les vois dans la cour, tu ne peux t'empêcher d'imaginer à quoi a pu ressembler leur vie au saut de l'utérus, et tu retournes boire ton café et rire à la salle des profs – sans ces instants entre collègues, tu serais vite bon pour l'asile psychiatrique.

Les autres élèves, ce sont des maghrébins ou des africains, souvent de nationalité comorienne ou française. En fait, personne ne sait vraiment car le droit du sol n'est pas automatique : un enfant peut naître en France mais il doit attendre ses 18 ans pour demander la nationalité. En attendant, il est en transit identitaire et certains politiques proposent de les trier comme du bétail : si le gamin n'a pas donné satisfaction ses 18 premières années, on le renvoie dans un bled qu'il n'a jamais connu pour son anniversaire.

Avec tout ça, la première question que tu te poses après deux semaines de fonction, c'est comment enseigner un programme normal à des élèves qui viennent parfois en cours avec des cahiers à moitié bouffés par des rats qui squattent leurs sacs. Mon taf, c'est non seulement de leur apprendre à apprendre, mais aussi d'en faire des citoyens éduqués, un minimum patriotes, laïcs et républicains qui disent bonjour et merci. Nicolas Sarkozy ajoute aussi, dans sa loi portant reconnaissance de la nation, qu'ils doivent connaître et réciter « les aspects positifs de la colonisation » de leurs pays d'origine. Est-ce bien raisonnable ?

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Très vite, tu comprends que la transmission des valeurs républicaines sera plus compliquée que celle des règles d'accord du participe passé. En fait, tu le comprends avant même d'arriver à l'école tant c'est un périple d'y accéder sans caisse. La Bonne Mère de la basilique Notre-Dame, cette élégante gardienne censée veiller sur tous les Marseillais, ne peut pas voir aussi loin. D'ailleurs, elle est plutôt tournée vers les beaux paysages. Le quartier est paumé à tel point que certains enfants ont beau habiter Marseille et supporter son club de foot, ils n'ont jamais vu ses plages du Prado ni son centre-ville. Aucun sentiment d'appartenance à une nation ne peut naître dans un lieu où elle regroupe ceux qu'elle juge être ses parias.

Si on ressent constamment ce manque de considération à leur égard, il a explosé au lendemain des attentats de janvier. Je me souviendrai toujours de ces quelques journalistes venus remuer la merde qui ont campé comme des vautours devant les écoles sensibles du coin. Ils n'étaient pas à Béziers ou à Hénin-Beaumont, mais là où il y a des noirs et des arabes. J'ai trouvé que cette démarche avait un parfum de prophétie autodestructrice.

Dans son essai de sociologie Social Theory and Social Structure, Robert K. Merton développait la théorie selon laquelle, par un jeu de rétroactions bâtardes, on finirait toujours par ressembler à l'idée que les autres se font de nous. Il appelle ça l'effet Pygmalion quand il est positif et Golem quand il est destructeur, en référence à un personnage de la mythologie juive fait d'argile, incapable de parole, dépourvu de libre-arbitre et entièrement façonné par les autres. On s'attend à ce que ces gamins soient au mieux des dealeurs de shit à l'huile de moteur et au pire qu'ils applaudissent les frères Kouachi, mais en réalité ils sont comme tous les minots, c'est-à-dire débordants d'énergie, hyper influençables, curieux jusqu'à en être chiants, et je m'excuse de décevoir les chantres de l'apocalypse identitaire : ils ne portent pas de haine en eux.

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Ils sont au contraire motivés par la volonté de me plaire à tout prix, moi, leur prof. Je le vois dans leur besoin de me montrer tout ce qu'ils font, ou dans ce sourire qu'ils esquissent quand je les félicite. Ils sont dans l'affectif le plus total et leur manque en la matière est criant : un jour, alors que je leur expliquais le principe d'une pétition, j'ai vu une feuille circuler entre eux. J'ai soupiré, bombé le torse et je m'apprêtais à les engueuler théâtralement, avant de réaliser que c'était une pétition pour je que sois « leur maître pour toujours ».

Mettons-nous bien d'accord : je ne dis pas là que ma vie professionnelle ressemble à un film de Jean-Pierre Jeunet. Parfois, mes journées commencent avec des grosses bagarres à gérer, le caillassage de ma caisse, des « nik tes mores » écrits sur les murs de la cour, ou même une fois un crachat reçu en pleine face. Néanmoins, une fois que t'as trouvé ce subtil équilibre entre bienveillance et autorité, détachement et implication, professionnalisme et légèreté, tu rentres dans une bonne phase.

Là, tu te découvres le pouvoir de changer ce qui peut l'être, la force d'accepter les merdes qui te tombent dessus et la sagesse de distinguer l'un de l'autre. Comme l'explique le philosophe Henri Peña-Ruiz dans son essai Qu'est-ce que la laïcité ?, la société déconne violemment par endroits, par moments, mais l'École fait tout ce qu'elle peut pour rattraper ses regrettables conneries à répétition. N'en déplaise aux réacs qui l'ouvrent à chaque aubaine, l'École évolue avec son temps, propose tout un escadron de dispositifs qui vont vers un enseignement à la carte et sort des sentiers trop longtemps arpentés de la compétition pour penser « progression personnelle ».

Quand l'École mène une croisade contre les notes, c'est parce qu'elle a compris que cette pratique venait d'une époque où on cherchait à la mettre au service de l'entreprise. Quand elle veut en finir avec les devoirs, c'est parce qu'elle aspire à nous rendre un peu plus égaux devant l'apprentissage. Tout ça, les adeptes de la blouse et de l'encrier devraient lever leur nez du bouquin de Zemmour pour le réaliser, et même s'ils peuvent accuser l'École de mettre des pansements sur des jambes de bois, qu'ils se préservent de dire qu'elle n'essaye pas des choses qui vont dans le bon sens.

Des collègues, plus âgés, m'ont raconté l'histoire d'un élève, peut-être l'un des plus brillants qui soit, passé par notre établissement. De ce qu'on m'en a dit, c'était un peu le prototype du gamin-éponge hyper enthousiaste qui absorbe tout sur son pupitre et te rend fier à chaque intervention. Malheureusement, on a toutes les chances de le retrouver en train de faire le guet en sixième, à crier « akha » pour avertir les vendeurs de shit du quartier de la présence de flics. Petit frère a déserté les terrains de jeu. Bourdieu et sa reproduction sociale ont gagné, Merton et son effet Golem aussi. Et moi, je resterai en éveil malgré la pesanteur des choses, loin des prophéties et des étiquettes foireuses, parce que c'est le seul moyen de se prémunir contre le renoncement.