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Comics!

La lente agonie de la page blanche : une conversation avec Art Spiegelman

Le créateur de Maus et des Crados n’a toujours pas envie de devenir une marque.

llustration : Molly Crabapple

Art Spiegelman a besoin de caféine.

J’avais promis de lui amener du café très corsé pour l’interview, mais depuis ma dernière visite à son studio de SoHo, le torréfacteur de son quartier avait fermé boutique. Je donc suis arrivée sans café, avec l’amer sentiment de l’avoir déjà déçu. Art a préparé un café un peu fade à la place, et il a enchaîné cigarette sur cigarette entre deux râlotes sur les changements qu’avait subis son quartier.

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« Ça m’énerve vraiment qu’il n’existe plus le moindre magasin qui vende effectivement des trucs à SoHo. La plupart des magasins, maintenant, sont des pubs pour des marques de mode déguisées en vitrines. Je n’ai absolument pas besoin de sneakers à 2 000 dollars. »

Art se tenait dans son incroyable bibliothèque qui lui fait également office d’atelier. Il a escaladé l’échelle posée contre ses étagères en bois, en furetant avec la ferveur d’un archiviste excentrique pour trouver le livre qui saurait le plus me parler.

Je savais que j’avais beaucoup de chance de bénéficier de son attention – Art est un homme très occupé. Bien qu’ils soit aussi sarcastique que modeste, il est considéré comme un des plus grands auteurs de comics vivants. Depuis des décennies, c’est un dessinateur éminent – et c’est notamment grâce à lui qu’on peut aujourd’hui qualifier les dessinateurs d’éminents.

Si Will Eisner a popularisé le terme « roman graphique », Spiegelman est celui qui les a rendus respectables, même aux yeux du New Yorker et du MoMA. Son œuvre Maus, qui raconte l’histoire de son père pendant l’Holocauste, a pu montrer au monde entier qu’assembler des mots et des images permettait d’exprimer l’horreur de manière subtile et sérieuse.

Mais Spiegelman ne saurait être résumé à Maus.

À l’heure où la plupart des artistes travaillent à entretenir leur « marque » et acceptent docilement de produire des resucées de leurs grands succès, Spiegelman a touché à tout. Dans les années 1970, il a pris beaucoup de LSD, griffonné des actes sexuels dépravés et publié son travail dans des fanzines et des comics indépendants – tout en prenant le temps de devenir pote avec Robert Crumb. En 1985, il a inventé Les Crados, projet qu’il a quitté par la suite.

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Art a également été historien de la bande dessinée, avant de devenir enseignant et critique d’art. De 1980 à 1991, il a publié avec sa femme, la directrice artistique Françoise Mouly, une anthologie de comics expérimentaux, RAW. Il a aussi illustré le classique oublié Wild Party. Il s’est fait plagier par Steven Spielberg avec le film Fievel et le Nouveau Monde. Tous ces faits d’armes font l’objet d’une rétrospective exposée en ce moment au Jewish Museum de New York.

Autour d’une tasse de café insipide, Spiegelman m’a parlé de ce qu’il est possible de faire quand on est capable de tout faire.

VICE : Qu’est-ce que ça fait de voir tous vos travaux rassemblés, depuis le début ?
Art Spiegelman : C’est dangereux de faire l’objet d’une rétrospective de son vivant, vous savez. Je n’ai pas dessiné depuis des mois, à l’exception d’un petit truc pour le New York Times. Je me sens vraiment rouillé. Actuellement, je me dis : « Ah, super ! Maintenant je peux revenir à la lente agonie de la page blanche, sans avoir la moindre idée de comment la remplir. »

Comment vous gérez cette agonie ?
Je fais ce qu’on appelle hurler de douleur. C’est ce qui se passe, en général. Je deviens très déprimé. Ça m’est arrivé plein de fois, généralement entre un projet A et un projet B. Même si tout finit plus ou moins par se ressembler, j’ai l’impression que je dois à chaque fois réinventer la roue.

Certains pensent que les artistes n’ont qu’un seul style et ne savent faire qu’une seule chose. Votre carrière prouve le contraire. Vous avez tout fait, des Crados à Wild Party en passant par Maus. C’est quoi au juste, le style Spiegelman ?
Le style, c’est ce qu’il reste quand on veut bien faire. Il y a des années, j’ai lu une citation de Picasso qui parle de la différence entre un cercle parfait et les cercles qu’on dessine. C’est ça, le style. Il faut savoir ce qu’on veut faire et pourquoi on tient à le faire. Ensuite, on découvre à quoi ça doit ressembler. L’alternative, c’est Roy Lichtenstein, pour qui le style est un logo, une image de marque.

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Vous avez grandi à New York. Que pensez-vous de l’évolution de la ville ?
Me lancez pas là-desssus. S’il existait un autre New York, je m’empresserais d’y emménager.

C’est toujours une ville tremplin pour les artistes ?
Non. Cassez-vous en Allemagne, les jeunes. Peut-être à Budapest si vous n’êtes pas juif. Je tiens ça d’une interview que j’ai faite d’Al Hirschfeld. Après son diplôme, il est parti vivre à Paris pendant quelques années. Je lui ai demandé : « T’as connu Picasso ? », ce à quoi il a répondu : « oui, je le voyais chez Gertrude. » Au bout de quelque temps, je lui ai demandé : « Pourquoi t’as voulu partir à Paris ? À New York, le design est bien, les peintures sont bien, la littérature est bien, l’architecture est bien. Les Français mettaient des trucs particulièrement bons dans l’eau ? » Il a répondu : « Non. Les loyers étaient pas chers. J’ai trouvé un appartement que je louais environ 300 $ par an. » À un tel prix, c’est facile de prendre le temps de savoir si on est artiste ou pas.

Mais ça n’existe plus à New York, et c’est une perte inestimable. Cela dit, on ne peut qu’admirer la capacité de cette ville à changer en permanence. Peut-être que SoHo deviendra un bidonville. C’est une possibilité.

Vous avez déclaré apprécier les comics parce qu’ils n’avaient aucune prétention intellectuelle et très mauvaise réputation. Mais c’est vous qui les avez rendus respectables.
J’ai fait un pacte avec le Diable. J’étais attiré par les comics parce que d’une certaine manière, ils n’étaient pas compris dans « la culture ». Ne pesaient sur eux aucune règle, je poyvais expérimenter ce que je voulais, trouver ma propre voie. C’est assez pratique quand on est aussi peu sociable que moi.

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Si vous étiez à l’université à mon époque, vous auriez lu Marshall McLuhan. Il expliquait que dès lors qu’un média cesse d’être un média de masse, deux options s’offrent à lui : mourir, ou s’élever au rang d’art – les comics allaient connaître ce destin.

On était loin des comics des années 1900 ou des années 1940. Tous ces idiomes étaient en train de disparaître. Nous avions besoin d’une autre manière de fonctionner, parce que si l’un de nous désirait une bourse comme celles que les poètes obtiennnent, il fallait qu’on soit considérés comme des gens capables d’apporter leur pierre à l’édifice de la culture – tout comme les poètes. D’où le pacte avec le Diable. Consciemment, j’ai essayé de faire la liaison. Pas seulement avec les grands magasins, mais aussi avec les petites librairies, les bibiliothèques, les musées et les universités. Avec un système de soutien solide, le média peut rester en vie.

Mais il reste aussi de la place pour tous les Johnny Ryan et les gens qui aiment parler d’infections vaginales et de décapiter des gens pour fourrer leur pénis dans leur tête, juste pour le plaisir d’offenser.

Selon vous, quelles formes d’art ont encore mauvaise réputation – et sont donc encore totalement libres ?
Jene pense pas qu’il existe grand-chose dans le monde post-Internet… Il n’y a rien, si ce n’est Internet lui-même, qui existe dans la liberté la plus totale, tout en comportant son lot de fascistes.

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J’ai d’abord fait des fanzines photocopiés parce que j’ignorais comment faire publier mon travail en dehors des journaux underground. Je faisais un comic, et je l’imprimais dans une de ces boutiques d’impression où on peut obtenir 100 copies pour un dollar. Puis je les distribuais comme s’il s’agissait d’un flyer pour un salon de massage ou une épicerie fine, et je les donnais à des belles femmes, à des gens qui me paraissaient intéressants. C’était peu commun, cette idée de publier un truc qui ne vendait rien d’autre qu’une certaine idéologie politique. C’était un moyen d’utiliser les nouvelles technologies pour arriver à mes fins. Aujourd’hui, j’imagine que tout est strictement virtuel, même les beaux zines DIY.

Quand on fait un zine DIY, on espère secrètement qu’il sera conservé précieusement et qu’il se vendra à 10 000 $ l’exemplaire dans le futur. Mais je peux dire en toute sincérité que ce n’est absolument pas ce qui me traversait la tête à ce moment-là.

J’ai eu la chance de trouver un job à Topps Bubble Gum. J’ai réalisé mon rêve d’enfance en travaillant avec des artistes de MAD, en faisant office de directeur artistique pour eux, en les éditant, en écrivant pour eux et en esquissant des croquis qu’ils allaient ensuite fignoler. C’était le meilleur travail du monde. En bossant un jour par semaine, je gagnais un peu plus qu’un secrétaire qui travaille 5 jours par semaine. Ça signifie qu’il me restait 6 jours pour faire ce que je voulais.

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Vous m’aviez dit que les publishers de Mausavait peur de le sortir parce que vous faisiez aussi les Crados.
Les Crados juifs.

D’après vous, pourquoi les gens ont-ils autant de mal à saisir que quelqu’un puisse à la fois faire Les Crados et Maus ?
Je suis mal placé pour répondre, parce que si vous vous rendez à la rétrospective au Jewish Museum, vous entrerez dans un lieu majestueux. On y voit beaucoup d’illustrations des Crados, et une exposition qui ressemble à un magasin de bonbons glorifié. À l’opposé, on retrouve Maus, et entre les deux sont affichés les comics de mauvais goût que nous avons évoqués. Puis mes trucs expérimentaux. Tout est rassemblé au même endroit. J’ai moi-même du mal à leur trouver un dénominateur commun. Mais je sais qu’il en existe un. Sans doute l’envie de savoir où se trouve la limite. Jusqu’à quand peut-on continuer de courir dans la même direction ?

Wayne Koestenbaum a dit de Susan Sontag qu’elle était une « dévoreuse du monde » : quelqu’un qui s’engage dans tout ce qu’il peut et qui ignore les frontières séparant le travail des autres. Je vois ça en votre travail aussi, au vu de la diversité de vos projets. Pourquoi ne voyez-vous aucune frontière ?
Sans doute parce que j’ai une très mauvaise vue. C’est précisément pour ça que je n’ai jamais fait de baseball. Ça ne m’est jamais venu à l’esprit. Ce qui m’a vraiment surpris après la sortie de Maus, c’est quand ce qu’on appelle la Seconde Génération s’est formée. Les enfants des rescapés de l’Holocauste portaient la culpabilité de leurs parents. Des gens sont venus me chercher parce que je faisais quelque chose d’interdit, à savoir être énervé contre mes parents. Pour moi, c’est la seule manière possible de vraiment devenir un adulte.

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Je ne savais pas que c’était mal vu. J’étais très énervé. C’est devenu nécessaire pour moi, et c’est devenu un point central de mon projet. Je n’allais pas dépeindre mon père Vladek en martyr. Je pense que ça a donné l’occasion à ces jeunes de la seconde génération de réévaluer leur sentiment de culpabilité. La phrase qu’on leur répétait tout le temps, c’était : « J’ai tellement souffert, tu n’as plus le droit de me faire souffrir. » Et je peux comprendre ça.

Vous avez récemment commenté les caricatures danoises de Mahomet et le pouvoir de choquer que possède encore le dessin. Actuellement en Syrie, des dessinateurs se font exécuter par Bachar al-Assad. Qu’est-ce qui vous pose problème dans les caricatures ?
Par nature, elles ne respectent pas la réalité. Par conséquent, on voit pas mal de merdes passer. Même lorsque les gens essaient de faire des caricatures en faveur d’Assad, il y a quelque chose qui cloche.

Vous pensez que les comics peuvent servir au journalisme ?
Je suis très impressionné par ce qui s’y passe actuellement. À cause de Photoshop, on sait tous que les photographies publiées mentent. On ne peut plus vraiment faire confiance à un photographe. C’est plus facile de faire confiance à un artiste.

Le problème, c’est que les comics sont lents. On ne peut pas faire ce qu’une caméra peut faire. Une caméra, c’est comme un aspirateur. On aspire et on ressort ces images dans un JT de nuit, en ne gardant que les images les plus impactantes. Mais la personne qui tient la caméra pourrait tout aussi bien ne jamais avoir vu ce qu’il a vu. Et la personne qui les voit  au JT ne voit qu’une partie du puzzle.

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Nous vivons dans un univers hyperactif. L’ordinateur encourage cette montée de dopamine lorsqu’on navigue de page en page. Les comics et l’impression sont précieux, dans le sens où ils nécessitent qu’on y passe du temps.

Maus est un des comics les plus emblématiques de notre temps. Quand vous étiez dans les Simpson, votre personnage portait même un masque de souris. Ça vous arrive de vous sentir réduit à cette œuvre ?
Absolument. J’y ai travaillé activement pendant dix ans. En fait, j’étais particulièrement reconnaissant quand j’ai vu l’image que j’avais dessinée pour le New York Times. Le masque de Maus est au centre de l’image, mais il est minuscule. Il fait à peu près la taille d’un bouton sur mon nez.

La célébrité ne vous a pas trop assagi ?
Je suis trop anti-hédoniste pour apprécier pleinement toutes les bonnes choses qui m’arrivent. Je manque d’assurance. J’imagine que ça aide à rester honnête. J’ai appris à ne pas me vexer trop facilement. Cela dit, ça ne m’empêche pas de m’inquiéter sans cesse.

J’ai écrit un truc pour Artforum. Et j’ai fait cet auto-portrait [pour le New York Times]. J’avais très peur que les gens n’aiment pas. Je déteste ce moment où je suis persuadé qu’on va me demander de tout changer. Je n’ai aucune envie de changer mon travail – il est ce qu’il est. Mais on m’a répondu « oh, merci ! » pour ces deux travaux. C’était un grand soulagement. J’ai toujours du mal à soumettre mes travaux à cause de ça. Je préférerais fonder mon propre système avec des facilitateurs.

Des facilitateurs ?
Pour remplacer les rédacteurs en chef. Ils auront juste à me dire / « OK, vous voulez faite quelque chose ? Voilà un peu d’espace. Allez-y. » Aujourd’hui, ce n’est pas aussi facile. J’ai moi-même été rédacteur en chef. Ça ne peut pas fonctionner.

Je comprends ce système, mais j’ai dû mal à accomplir mon rôle, à savoir soumettre mes travaux. « Tenez ! Prenez-moi ! Je suis à vous ! » Je suis incapable de faire ça. Et plus on a de liberté, moins on obtient d’argent. Heureusement pour moi, Maus se vend toujours très bien et m’offre une rente, ce qui me permet de me consacrer au reste de mon travail. Mais ça veut aussi dire que je dois refaire ce dont nous parlions au début de l’interview. Je me trouve face à une page blanche. Je dois déterminer si je suis encore capable de la remplir.

Pourquoi est-ce que vous continuez à faire face à cette page blanche ?
C’est ma seule boussole. Soit on se rappelle de ses rêves et on les couche sur papier, soit on réalise ses rêves et on voit ce à quoi ils ressemblent une fois couchés sur papier.