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Music

DJ K-Sets mixe pour tous ses frères qui portent des sacs de ciment

Manuel Sánchez nous a raconté pourquoi il s'étais mis à utiliser des autoradios en guise de platines et à tracer au Maghreb et au Moyen-Orient pour dénicher des cassettes introuvables.

On devait parler musique avec Manuel Sánchez, mais ça s'est fini dans une discussion sur la géo-politique et la tectonique des plaques continentales, entre Orient et Occident. Avouez que vous auriez préféré qu'il vous parle de tecktonik ou des plaques qu'il se fait pendant ses sets. Manque de bol, Manuel ne roule pas sur l'or et il est plutôt branché musiques des mondes sous-représentés dans notre paysage occidental. Mon premier contact avec lui a eu lieu en mai dernier au festival Nuits Sonores à Lyon, alors qu'ils était en train de mixer (c'est un bien grand mot) sur scène, debout entre ses deux autoradios. Sous le nom de DJ K-Sets, ce trentenaire espagnol s'est ainsi fait une spécialité de mettre le feu (el fuego si vous préférez) en enchaînant des titres plus ou moins obscurs dénichés lors de ses voyages dans tous les pays où mieux vaut ne pas tenter d'expliquer le principe du paiement cashless en festival ou du lien de pré-écoute d'un album de Divine Comedy.

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Son site offre ainsi en toute légalité ses mixtapes classées selon une quinzaine de catégories de géographie musicale : Maghreb, Moyen-Orient, station de bus de Tel Aviv, électro de Téhéran… tout ça sous l'étiquette de « selected working-class music sound » affichée sur son site. Soit la musique de tous les défavorisés chantés depuis des siècles par Woody Guthrie, John Lennon ou Billy Bragg, à part que celle-ci vous colle au mur par son irrésistible sens de la fête et de la danse. Manuel passe ainsi d'un titre à l'autre en toute décontraction moustachue, chacun de ses autoradios balançant à tour de rôle un titre inconnu de nos services mais effroyablement dansant, palpitant, et passionnant. A vous de voir si vous le gardez ou si vous le dégagez. Mais DJ K-Sets, vous feriez bien de vous y intéresser.

Noisey : Sur ton site, on peut lire que tu l'as démarré en 2008. Tu faisais déjà des mixtapes avant de jouer en live ?
DJ K-Sets : J'ai commencé à jouer des mixtapes en live avec un ou deux Walkmans dès 2001 dans des fêtes d'appartement de mes potes d'école d'art. Quand je suis arrivé à la fac, pendant un certain temps, tous les étudiants semblaient très soudés et à bloc en matière de création subversive. Tout ça avait l'air sous influence de l'Internationale Situationniste et de la rave culture originelle, le tout à Cuenca, une petite ville dans la nature entre Madrid et Valence dotée d'une architecture de rêve.

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Il y a quelques années, j'ai commencé à m'intéresser à la musique étrange qui sortait des vieilles voitures déglinguées des travailleurs agricoles nord-africains temporairement installés dans le sud de l'Espagne. Je me suis rendu compte que leurs cassettes étaient faciles à trouver dans les petits supermarchés des quartiers ouvriers des villes du pays. J'ai découvert progressivement toute la diversité de la musique populaire du Moyen-Orient. Mais pour me procurer des cassettes, il me fallait soit voyager pour aller les chercher, soit les acheter en ligne au prix fort.

A ce moment-là, jai tenté de développer un projet solide de compilations mais je n'ai pas réussi à trouver de soutien institutionnel. En 2008, après avoir travaillé sur un projet auto-financé, je n'ai pas non plus réussi à trouver de lieux intéressés pour booker des sessions. J'ai demandé un peu partout dans le monde, mais le bide total. Pour cette raison, tout mon travail de compilation n'est pas aussi complet que j'aurais aimé mais peut-être que c'est le plus varié sur ce qu'il est possible de trouver en ligne sur le Moyen-Orient.

Dès tes premiers sets, tu as amené tes auto-radios avec toi sur scène ?
Vu que j'ai cassé plusieurs fois des cassettes, j'ai joué pendant plusieurs années uniquement avec des copies numérisées de secours. Mais en 2011, la demande s'est faite plus forte pour jouer les mixtapes live et j'ai commencé à recevoir des propositions pour des performances. C'est à ce moment que j'ai développé ce système basé sur des autoradios d'occasion car quand ils sont d'une bonne marque, ils sont solides, ont un son de qualité, sont transportables, et très évocateurs par rapport à leur dimension conceptuelle. Ils sont parfaits autant dans un musée que pour un usage quotidien !

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Je n'ai croisé que deux fois ce système durant tout mon travail de compilation : une fois chez le barbier Atlas dans la ville de Carthagène en Murcie. La seconde dans un kiosque de rue près du square de l'Imam Khomeini à Téhéran où un vieil homme vendait des cassettes de musique classiques et traditionnelles perse, toutes interdites par les Ayatollahs.

DJ K-Sets aux Nuits Sonores, mai 2016

Sur la mixtape Musica de Payos, on ressent une vraie passion pour l'electro pop des années 80. C'est de là que tu viens ? Ou tu as eu un background plus world music ?
Payos est un terme utilisé par les gitans espagnols, une grande communauté qui a historiquement souffert de ségrégation. L'expression « Musica de Payos » pourrait se traduire par « musique de l'homme blanc ». Des clubs espagnols qui m'appellent sont intéressés par les cassettes mais pas trop par l'idée d'avant-garde. C'est pour eux que j'ai réalisé cette sélection de pop synthétique européenne. Dans les années 90, quand j'étais ado, la musique des années 80 était ma préférée. J'étais fan de Kraftwerk, The Clash, The Smiths, New Order, Joy Division, Depeche Mode, Alien Sex Fiend… Plus tard à la fac, j'e me suis mis à écouter Yo La Tengo, My Bloody Valentine, Aphex Twin, Mouse On Mars, Sonic Youth, Laurie Anderson… Aujourd'hui, dans la musique internationale du moment, j'aime A-Wa, 47SOUL, Prince Rama et l'album Visions de Grimes. Et si je pouvais, j'améliorerais mes archives du côté de l'acid-house de la techno dystopienne et travaillerais à une compilation des trucs les plus forts du reggaeton.

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J'ai reçu une éducation de musique classique européenne et j'ai joué dans quelques groupes électro-acoustiques d'improvisation. Je viens du terrain de l'expérimental mais lié à un esprit de fête.

Je sais que chaque genre est constitué de 2 % de musique sublime et de 98 % de merde. Si tu veux tout le temps écouter de la bonne musique, il te faut chercher les 2 % un peu partout. Mais l'esthétique de ce qu'on appelle la world music représentait l'inverse de ce que je cherchais.

Tu es d'abord tombé amoureux des pays méditerranéens et tu as découvert leur musique en voyageant ou plutôt un fan qui est allé dans ces pays spécialement pour dénicher toutes ces cassettes ?
Les pays méditerranéens ne correspondent pas vraiment à ce qui m'attire. Je dirais que c'est plutôt un truc comme l'héritage de la Mésopotamie du côté des chants et des instrumentaux. Cela englobe la Perse, le Kurdistan, les gitans de Roumanie, l'Asie Centrale, le Caucase, le Moyen-Orient et bien sûr, presque tous les pays méditerranéens, tout spécialement pour le flamenco des gitans du sud de l'Espagne.

Je ne suis allé que deux fois au Moyen-Orient, une fois en Turquie et en Iran en 2005, et en Syrie et au Liban en 2010. Je n'ai pas de budget autre que les compilations. Parfois, je ne mangeais pas pour dépenser plus d'argent dans la musique. J'avais l'impression que je n'aurai peut-être pas d'autre chance d'y retourner.

Est-ce que fouiner et dénicher ces cassettes est aussi un moyen pour toi de faire le tour d'un pays et de sa culture ?
Oui, c'est un moyen d'accéder à la mémoire collective et émotionnelle des gens. Passée une première phase d'empathie, j'ai commencé à me passionner pour l'histoire de leur réalité socio-politique.

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Comment définirais-tu le profil des artistes qui sont sur tes cassettes ? Sont-ils connus dans leur pays ? On les entend à la radio ?
Il y a un peu de tout : de vraies pop stars super connues dans tout le Moyen-Orient et au-delà comme la Libanaise Haifa Wehbe. Et des chanteurs de mariages locaux comme Omar Souleyman, qui, avant sa signature sur Sublime Frequencies, n'était connu que dans une petite région de la Syrie et uniquement par les routiers dans le reste du pays. Quand je suis allé en Syrie, j'ai bien évidemment cherché des cassettes de lui. C'était super dur et j'ai finalement demandé à un ami syrien s'il le connaissait. Il m'a répondu « Je ne connais pas ce gars, ça doit être un gitan ».

Sélection de titres enregistrés dans des mariages à Damas et Alep durant le printemps 2010

Et pourquoi se passionner exclusivement pour le support cassette ? C'est un truc plus répandu dans ces pays que le CD, le CD-R ou le MP3 ?
Quand j'ai démarré mes recherches, la cassette était le support le plus utilisé sur ces genres-là. Maintenant, c'est le MP3 mais je continue à collectionner les cassettes quand j'en trouve. Ce qui ne m'empêche pas de m'intéresser aussi à tout ce qui se passe à travers les MP3 et les CD.

Est-ce que tu fais appel aux services de fans ou d'amis dans chacun des pays pour t'aider à dénicher les bons artistes et les bonnes cassettes ?
Pendant toutes mes recherches, j'ai appris à ne pas écouter les conseils de qui que ce soit afin de faire confiance à ma propre intuition. Seule exception, mon ami Mark Gergis de Sublime Frequencies, qui m'a fait découvrir Omar Souleyman et le rocker turc Erkin Koray. Et puis bien sûr, tous mes amis qui m'ont ramené du son de leurs voyages. Mais ce travail de sélection représente quelque chose de très personnel, un travail d'écoute sur des milliers d'heures où rien d'intéressant ne se présente, et parfois… bingo !

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Ton travail tend pourtant à prouver que toutes les musiques populaires et de danse partagent les mêmes racines, tu as aussi cette impression ?
Ce n'est pas mon problème si le concept de world music a besoin d'être redéfini. Les bonnes musiques sont universelles et ont des points communs assez étranges. Comme par exemple de vieux enregistrements d'Anatolie qui sonnent comme le Velvet Underground avec Nico. Peut-être que par le passé, les tendances musicales avaient un côté exclusif mais j'ai l'impression que ce sectarisme tend à disparaitre. Quand tu aimes la musique, la seule distinction à faire est entre la bonne et la mauvaise.

Qu'est-ce que tu entends par l'expression « working class music » sur ton site ?
Il y a 10 ans, quand je montrais certaines de mes cassette à des jeunes artistes et des intellectuels du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, les réactions étaient toujours les mêmes : « Cette musique n'est pas représentative de mon pays car c'est celle des couches économiques les plus basses de la société. Nous avons plus de groupes de hipsters que tu ne l'imagines ». Cette musique est donc l'ambassadrice de toutes ces classes populaires, en opposition au goût de quelques élites. Mais cette façon de penser par classe évolue très vite grâce aux activistes que sont Sublime Frequencies, Awesome Tapes from Africa, Cairo Liberation Front, Habibi Funk, Acid Arab…

Chaque pays possède son propre son, ses propres artistes… Qu'est-ce qui fait qu'une cassette retient ton attention ?
L'éclectisme instrumental et la force émotionnelle des voix, la « profondeur du chant » dans la musique populaire.

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Quelles sont les cassettes les plus dingues que tu as dénichées ?
Des cassettes réalisées par la communauté iranienne de Los Angeles car elles représentent un double combat de résistance contre l'oppression religieuse et pour la survie de l'identité perse d'une population en exil aux Etats-Unis.

Sélection de musique perse des 80s/90s produite par des labels de la communauté iranienne de L.A.

Par rapport à ton pays, l'Espagne, comment vis-tu la façon dont la gipsy-pop y est considérée ? C'est important pour toi de la resituer dans l'histoire de la musique espagnole ?
De plein de façons, l'Espagne fait aussi partie du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, et ça explique que cette musique ait été totalement méprisée durant des décennies. Cela bouge actuellement, les spécialistes de la musique commencent à changer d'avis. La musique des groupes pop sortie sur les grosses maisons de disques durant la deuxième partie des années 70 demeure toutefois la meilleure pop music jamais produite en Espagne.

Plus généralement, la gypsy music, qu'on appelle flamenco en Espagne, représente la même chose que le blues et la soul aux Etats-Unis et en Angleterre. Les gitans espagnols ont quelque chose de particulier. Durant les persécutions religieuses de l'Inquisition, ces nomades ont été contraints de se sédentariser dans des quartiers vidés de leur population. Du coup, beaucoup de musulmans et de juifs se firent passer pour des gitans pour continuer à vivre sur leurs terres. Du fait que l'intolérance les a poursuivis pendant des siècles, la communauté gitane ne se souvient pas forcément de ça mais au plus profond d'elle, sa musique s'en souvient.

Que retiens-tu de tous tes voyages et de toutes ces cassettes ?
J'ai appris que les populations du Moyen-Orient par essence sont extrêmement civilisées et cosmopolites. Le mode de vie urbain a démarré en Mésopotamie et les sociétés de cette région ont vécu sous l'administration d'un immense empire durant presque 5 000 ans d'affilée. Les civilisations sumérienne, babylonienne, assyrienne, perse, grecque, romane, byzantine, arabe et ottomane ont instigué un immense espace pour les échanges commerciaux et culturels à la frontière des trois continents. La musique synthétise tous ces particularismes et la personnalité de ces peuples est d'être très ouverte afin de s'imprégner de toute nouvelle influence de façon très subtile.

Durant le XXe siècle, à l'écroulement du dernier empire régional, les idéologies nationalistes européennes des deux guerres mondiales sont apparues. Ensuite, les méthodes ultra toxiques de la Guerre froide furent appliquées dans un contexte de destruction de toute possibilité de progrès politique.

Aujourd'hui, en lisant les journaux, on se rend compte que le djihadisme international continue d'être piloté par l'Otan avec l'aide de l'Arabie Saoudite. Mais aucun débat sérieux n'est entrepris pour résoudre cette question essentielle. Encore une fois, nous sommes en pleine dystopie.

Pascal Bertin n'est jamais allé plus à l'est que Ligny-en-Barrois, mais il est sur Twitter.