Tout le monde irait clubber avec son père s'il s'appelait Kevin Saunderson

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Tout le monde irait clubber avec son père s'il s'appelait Kevin Saunderson

Une discussion sur le statut des DJs et le fossé entre les générations avec l'un des pères fondateurs de la techno de Détroit et ses deux fils, Dantiez et DaMarii.

Quand j'ai rencontré Kevin Saunderson dans les coulisses du festival Movement à Détroit, lors d'un après-midi pluvieux du mois de mai, il était assis à une table avec toute sa famille, backstage, en train de manger. Il s'est adossé à sa chaise, m'a salué avec un large sourire et m'a présenté à sa femme, Sharmeela, ainsi qu'à sa fille, qui a l'âge d'aller à l'école primaire. De l'autre côté de la table, son fils de 25 ans Dantiez m'a fait un salut de la tête, alors que son deuxième fils DaMarii, 27 ans, est arrivé quelques minutes plus tard, jetant son sac à dos sur une chaise comme s'il rentrait du bahut.

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En les voyant déconner ensemble tout en se faisant passer la sauce barbecue, il était clair que les Saunderson était un clan plus que soudé. Mais ce sens de la famille va encore plus loin. Après des années à traîner aux gigs de leur père, Dantiez et DaMarii ont tous les deux commencé à mixer et à produire leur propre musique, au début de la vingtaine. Depuis, ils ont déjà sorti des remix de Green Velvet ou Carl Craig, et des maxis sur des labels comme Defected, Nervous, et évidemment KMS, le label fondé en 1987 par papa, où Dantiez (qui vient de sortir le EP Radiator en collaboration avec Joe Mesmar et Mr. Bizz) occupe également le poste de D.A.

Lors de la dernière édition du Movement, qui a lieu tous les ans fin mai à Détroit depuis 2000, les garçons ont joué sous le nom The Saunderson Brothers, et ont participé à l'afterparty de KMS en compagnie de Floorplan (alias Robert Hood). Mais alors qu'ils restent intimement connectés à la scène techno que leur père a participé à créer, Dantiez et DaMarii puisent aussi leur inspiration chez leurs contemporains, qui ont emmené le son traditionnel de Détroit dans d'autres sphères, à l'image de Seth Troxler ou Marco Carola.

Après ce repas dans des assiettes en plastique, en quittant la loge, Kevin Saunderson s'arrêtait toutes les 5 secondes pour serrer des mains. Sa voix grave résonnait dans la pièce dès qu'il se référait à ses fistons, en demandant à ses potes, « hey, vous avez rencontré mes frangins ? » On a fini par se poser tous les 4 pour discuter de l'art de clubber en famille, et des différences entre l'ancienne et la nouvelle génération de Détroit.

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Noisey : Quand tu habitais à New York, j'ai lu que tu te grugeais l'entrée du Paradise Garage et du Loft avec tes cousins. Ca se passait comment ?
Kevin Saunderson : Je ne me grugeais pas en fait. Je devais avoir 17 ans, mais comme j'avais une barbe j'en faisais 21, donc je rentrais à l'aise. J'y allais avec mon cousin le plus vieux—c'est lui qui m'a sorti pour la première fois, avec ses potes. Je les ai vu danser le disco et tout ça, j'étais là, « wow, méga cool ! » Quand on a quitté le club, je pensais qu'il faisait encore nuit car c'était très sombre à l'intérieur, mais il devait être midi, le lendemain.

Le clubbing, la musique, ce sont des trucs que tu as toujours fait en famille ?
Kevin : Un peu oui. Ma mère avait l'ambition de devenir chanteuse; elle chantait avec les Marvelettes avant qu'elles ne deviennent les Marvelettes, elles étaient au lycée ensemble. Mon frère aîné, Ron, était tour manager pour le groupe de funk de Brooklyn Brass Construction, et il est ensuite devenu membre de Skyy, parce que Brass Construction, BT Express et Skyy partageaient les mêmes membres. Donc il était là quand la technologie a fait son entrée dans la musique, les synthétiseurs, le MIDI, tout ça. Quand je m'y suis mis plus tard, il me donnait des conseils sur les trucs à acheter et comment s'en servir. C'était très difficile de lire les notices des Roland parce qu'elles étaient écrits dans un anglais très pauvre, très difficile à comprendre… et je n'avais aucune idée de ce que je faisais. La rave n'avait rien à voir avec un truc de rébellion pour nous en tous cas. C'était tout pour la famille.

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Dantiez et DaMarii—étant donné que votre père est un DJ superstar, qu'est ce que la culture techno et rave signifie pour vous ? Est-ce que c'est encore une forme de rébellion, ou juste une affaire de famille ?
DaMarii Saunderson : C'est clairement une affaire de famille. On a découvert la techno ensemble. Avant ça, je n'ai jamais vraiment eu l'impression d'être influencé par mon père. Mais quand j'ai commencé à sortir avec lui, et voir ce qu'il faisait vraiment—la façon dont il contrôlait la foule—ça m'a clairement inspiré.

Dantiez, toi tu as commencé par l'EDM, c'est ça ?
Dantiez Saunderson : J'ai commencé à clubber assez tard. Mis à part les quelques clubs où mon père m'a emmené—et le festival Movement, où je vais chaque année puisqu'il y joue tout le temps—j'ai fréquenté les clubs avec mes potes après le lycée seulement, quand j'avais 18 ou 19 ans. L'EDM était le truc le plus populaire à cette période. Finalement, c'est dans l'underground que j'ai trouvé la musique que j'aime aujourd'hui.

DaMarii : Moi j'étais très branché sports et je jouais au baseball, mais les choses ont pris une autre tournure. Je cherchais ce que je voulais faire ensuite, et je me suis mis à voyager avec mon père.

Quels programmes et équipement utilisez-vous quand vous mixez et produisez ? Est-ce que vos techniques sont différentes ?
Dantiez : On a débuté avec Traktor et des enceintes pour le DJing. Pour la production, on utilise Ableton, et DaMarii tâtonne sur Logic.

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DaMarii : Pour nos techniques de DJing, on prend les bonnes choses de notre père et on les incorpore aux nôtres. Mais on a des goûts qui nous sont propres, des trucs qu'il ne jouerait jamais. On a des oreilles différentes.

Dantiez : Le style de DaMarii est plus dark, plus deep, plus techno. Moi je suis peut-être plus connu pour mes productions funky, soulful et housy, mais j'aime aussi la techno.

Kevin, tu dirais que le marché du DJing a changé pour tes enfants ? Quels challenges les DJs doivent relever aujourd'hui par rapport à tes débuts ?
Kevin : Je pense que le défi est dans la diversité des styles musicaux. Aujourd'hui, il faut choisir ta niche—il n'y a pas beaucoup de DJs house qui jouent de la trap, ou de DJs de trap qui jouent de la techno. Il faut trouver sa voie, et c'est un défi de se décider. C'est bien plus compliqué que lorsque j'ai commencé. La musique avait un impact fort à l'époque, parce qu'il y en avait beaucoup moins. Quand t'avais un disque qui était chaud, chaque Dj le jouait. Maintenant, il y a tellement de possibilités dans la découverte musicale qu'il est impossible de connaître chaque disque.

Est-ce que vous faites de la musique ensemble ? Comment vous collaborez ?
Kevin : Dantiez fait maintenant partie de Inner City, et on a bossé ensemble sur un morceau qui vient de sortir, « Good Luck ». Et on a d'autres tracks qui arrivent.

Dantiez : Parfois, on passe au studio chacun notre tour, et on s'envoie nos projets. Il arrive aussi qu'on se pose ensemble et qu'on se mette dans la vibe, un sur la boîte à rythme, un autre au synthé.

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Kevin, t'es un coach directif ?
Kevin : C'est différent quand tu as des enfants. Avant, il n'y avait que moi, donc je faisais ce que j'avais à faire pour boucler mes tracks. Aujourd'hui, si Dantiez ou DaMarii bossent sur un morceau, je leur fais des suggestions—genre « Ouais ! C'est bon ça, c'est comme ça qu'il faut faire ». Mais je ne donne pas de conseil quand ce n'est pas nécessaire.

Dantiez et DaMarii, est-ce que vous repoussez vos limites musicales pour échapper à l'ombre de votre père ?
Dantiez : J'ai un background hip-hop, donc tu entendras beaucoup de saveurs rap et 2-step dans mes trucs. Mais ça n'est pas évident dès le début, il faut être patient pour trouver son son.

Vous trouvez qu'il y a un fossé entre la vieille et la nouvelle génération de Détroit ? Ou est-ce que tout le monde se soutient ?
Kevin : Pour être honnête avec toi, je ne sais même pas si les DJs actuels de Détroit se parlent entre eux ! Quand j'ai grandi, chaque DJ était à chaque soirée. Ils adoraient la musique et s'inspiraient les uns des autres. Je vais te donner un exemple : quand je voulais devenir DJ, Derrick May m'a présenté à ces mecs, Art Payne et Keith Martin, qui avaient des platines Technics 1200. C'était LE matos qu'il fallait avoir. Derrick leur a dit « Hey, c'est mon poto Kevin, il est cool. » Donc j'ai fini par traîner avec eux, toucher à leur platines, écouter leur musique, enregistré une cassette, et juste chiller des heures chez eux. Et il n'y avait pas que moi—20 autres types comme Eddie Folkes traînaient là-bas. C'était le début du mouvement. Je ne sais pas si ça se passe toujours comme ça. On dirait que chacun est dans son monde maintenant, et fait son truc de son côté. Il n'y a plus de connexion et de soutien mutuel. C'est ce que je vois en tous cas.

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DaMarii : Je suis plutôt d'accord. Nous, on prête attention aux anciens, mais la plupart du temps, chacun reste dans son coin.

Dantiez : La scène est un peu saturée. C'est comme une mode—tout le monde veut être DJ et essaie de dépasser les autres. Mais il y a encore une bonne dose d'entraide, surtout avec les gens du milieu, qui apprécient quand tu te tournes vers eux, il y a un respect mutuel. Je collabore avec d'autres gens, même si'l y a beaucoup de cliques. Il y a des tas de communautés en compétition, alors qu'il ne devrait y en avoir qu'une seule. Ce n'est plus uniquement la house et la techno, mais aussi la trap et l'EDM.

Mais il y a aussi Internet, et les communautés qui se forment sur Soundcloud et Facebook, plus que la simple appartenance à une ville.
Kevin : Une chose est claire : tu peux collaborer bien plus facilement aujourd'hui. Avant, tu devais te rendre chez les gens ou dans un studio. Donc tout est plus simple. Là, je bosse sur un morceau avec KiNK, je lui envoie des bouts, il m'envoie des bouts. C'est plutôt agréable.

Tu penses que la scène que tu as vu naître aurait pu être possible si Internet avait existé ?
Kevin : Ouais. L'origine reste la même : les instruments électroniques. Bidouiller avec ce qui te permet de créer. À l'époque, il y avait très peu de collaborations. Tu te procurais ton équipement, et tu composais ta musique. Quand j'entendais la musique de Derrick [May] et de Juan [Atkins], je me disais, « je veux faire un track comme ça ! » Le facteur temps n'entrait pas en compte.

Dans une interview, tu as dit que Détroit était la ville la plus futuriste car elle avait été la première à subir la révolution technologique. Tu as conservé cette vision utopique du futur ?
Kevin : Je pense que le futur doit arriver, parce que nous voulons tous un lendemain, peu importe ce qui est en jeu. Et en même temps, la technologie peut mettre un terme à tout ça—on peut tous mourir en quelques minutes. C'est un pari à relever. Nous devons évoluer en tant que race humaine, toujours, parce que comment progresser autrement ? Ce qui est positif avec la dance music c'est qu'elle réunit les gens. La couleur ou la race n'a plus d'importance—elle est destinée à tout le monde. C'est une atmosphère de joie, et un diffuseur de bonnes sensations. C'est facile. Tu n'as même pas besoin de faire passer un message. Tu contribues juste à un monde de positivité et d'ouverture.

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