Tiens, il y a encore des illuminés qui prennent Kendrick Lamar pour le messie
Illustration par Vincent Vallon.

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Music

Tiens, il y a encore des illuminés qui prennent Kendrick Lamar pour le messie

Là où ça devient compliqué, c'est que lui-même le croit un peu aussi.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Dans le film No (2013), Gael Garcia Bernal joue un jeune publicitaire chilien qui participe, à la fin des années 80, à la campagne de destitution du dictateur Pinochet. Dedans, il vante les vertus de la communication moderne aux vieux dinosaures de l'opposition, et compte amener le pays vers la démocratie en envoyant valdinguer la sinistrose nationale à coups de slogans positifs et simplistes - et à la fin ça marche, il dégage, l'Augusto. Le film, plutôt du genre feel good movie, contient tout de même une part sombre, bien que plus souterraine : on se dit d'abord que ça fonctionne et qu'il y a quelque chose de grisant (surtout rétrospectivement) à voir une mécanique si bien huilée pendant des années s'effondrer. La propagande dictatoriale est prise à son propre jeu, les méchants perdent à la fin, c'est toujours rassurant et ça permet de se sentir bien avec soi-même.

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Seulement, hors-champ, on se rend compte que les horreurs du régime ont pour ainsi dire été balayées par une autre mécanique, celle de la publicité. Un canal de communication qui dépolitise et infantilise tout ce qu'il touche, alors même qu'on ne parle que de politique tout au long du film et que de toute évidence, les problématiques abordées sont celles de grandes personnes. No est d'ailleurs filmé en 4:3 DV, un format de téloche volontairement dégueulasse et délavé façon telenovela de seconde zone qui donne, plus l'intrigue avance et les fils de se dénouer, l'impression que le sujet se fait vider de sa substance pour n'en garder que l'accroche ou le symbole.

Tout ça pour dire que c'est un peu le même sentiment contrarié que j'éprouve avec tout ce qui touche de près ou de loin à Kendrick Lamar ces dernières années, et peut-être plus encore avec l'obtention de son Prix Pulitzer de la musique cette semaine - lequel constitue, je pense, un précédent. Impossible de nier le talent ou l'efficacité du mec, et en même temps, plus ça va, plus j'ai l'impression qu'il nous prend un peu pour des gros jambons.

Pour ce qui est du Prix Pulitzer de la musique, il faut déjà savoir qu'il est, en soi, un petit plancton (mais au fort capital symbolique et à l'histoire compliquée) au milieu de l'océan des Pulitzers, lesquels se divisent en trois catégories distinctes (Journalisme, Arts et Lettres, et Prix spéciaux). Il y a en tout, 22 sous-catégories, et le Prix de la musique partage le butin des Arts et des Lettres aux côtés du théâtre, de la fiction, de la biographie, de la non-fiction et de la poésie. Depuis 1943, le Prix de la musique récompense quasi unanimement des artistes de musique classique, à l'exception de trois musiciens de jazz : Wynton Marsalis en 1997, Ornette Coleman en 2007, puis Henry Threadgill en 2016. On voit déjà qu'il aura fallu attendre longtemps pour ne faire accepter ne serait-ce que le jazz dans les consciences d'un comité d'obédience plutôt conservatrice dans ses choix. Notons aussi ce détail amusant : en 1965, alors que la sommité Duke Ellington se voyait offrir une récompense spéciale (hors musique pour le coup), il vit son attribution refusée par le comité. Et puis, le Prix reçoit régulièrement son lot de critiques depuis les années 70, qui se prend régulièrement des procès en ethnocentrisme, académisme et élitisme, bien que les conditions d'admission aient été élargies en 2004.

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Difficile donc de n'y voir autre chose qu'un beau gros coup de com' à l'ancienne en récompensant Kendrick Lamar, surtout que Sig Gissler, l'administrateur du comité à l'époque de l'élargissement, a dit alors que l'institution se devait à tout prix de se rajeunir et se démocratiser. Et lorsqu'on regarde les autres récipiendaires de cette année dans les autres catégories, on voit que le geste est évidemment politique, et assumé en tant que tel. Le New York Times et le New Yorker se partagent par exemple le prix du Public Service, pour l'enquête sur l'affaire Weinstein. Tandis que le Washington Post et le New York Times, les deux médias mainstream les plus virulents envers l'administration actuelle, se partagent le gros du butin - de toute évidence, le message est dirigé contre Trump, lequel doit avoir sacrément avoir les chocottes à l'heure qu'il est.

On rigole comme ça, mais il y a vraiment de quoi enrager lorsqu'on voit à quel point la gauche américaine continue de s'auto-congratuler en se tapant sur l'épaule, par exemple lorsque Dana Canedy, l'administratrice du comité cette année, déclare que le Prix Pulitzer parvient à distinguer les « real news » - une allusion évidente aux « fake news » de Trump. Il y a de quoi enrager également lorsqu'on voit les réactions des journalistes, qui parlent de « révolution » pour un prix dont tout le monde se foutait jusqu'à la semaine dernière.

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Dans No toujours, on oppose deux systèmes de communication, dans un grand remplacement (pour de vrai cette fois) où la communication, la force du slogan et du logo, se substitueraient à la parole politique. Et on comprend bien la manœuvre ici aussi. Avec le clin d'œil de Canedy à ses pairs, on oppose un symbole à un autre. Le symbole de Trump, sa propagande meurtrière et dévastatrice, opposé au vrai journalisme d'investigation, celui qui recoupe ses sources et qui travaille vraiment à parler du monde. Sauf qu'ici, on est bien loin d'un populisme de gauche (selon le terme consacré d'une Chantal Mouffe), qui opposerait le « nous » du peuple au « eux » du pouvoir, mais plutôt dans une opération de com' rondement menée par et pour des gens de bon goût, satisfaits d'eux-mêmes. Une opération, en somme, qui ne fait de mal à personne et qui arrange tout le monde.

Et Kendrick Lamar le premier doit être tout heureux qu'il doit être de se faire instrumentalisé de la sorte, lui qui œuvre depuis des années à être le poster boy idéal d'un rap de plus en plus institutionnalisé.

Depuis 2013, pour être plus exact, soit au moment où il pose son couplet sur le morceau « Control » de Big Sean. Dessus, Lamar s'en prend avec une telle virulence à tout le monde, de Mac Miller à Drake en passant par Tyler The Creator (et même le Big Sean qui l'invite en prend pour son grade) qu'on se dit que le mec veut se voir intronisé roi avant d'être roi. Depuis, il dissémine tout un tas de symboles sur le bord de la route pour que personne n'en perde une miette et qu'on soit bien sûr que tous les signaux clignotent bien. C'est lui, le roi hip-hop, lui le porte parole de la communauté noire, lui, le numéro un dans le cœur des fans de rap une fois dans l'année. En débarquant sur la scène des Grammys avec un faux œil au beurre noir et enchainé comme un bagnard des temps anciens, en réunissant-pour-la-première-fois les Crips et les Bloods de Compton dans le clip de « King Kunta », en posant devant la Maison Blanche pour la pochette de To Pimp A Butterfly, en appelant de ses vœux la société américaine à se réveiller, en produisant la B.O du premier blockbuster pour les Noirs et en se faisant introniser porte-parole officieux du mouvement Black Lives Matter avec son morceau « Alright » (et son clip pas possible au noir et blanc très, très, très officiel), on ne peut pas dire que Lamar n'ait pas cherché à devenir à lui seul la figure œcuménique d'un hip-hop qui dépasserait les frontières - et surtout, qui irait plonger les deux pieds dans le plat de l'acceptabilité.

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Et puis, avec des antécédents comme ça, on imagine mal un autre rappeur bénéficier des mêmes honneurs : vous pouvez aller vous rhabiller, YG avec ton « Fuck Donald Trump », Young Thug et ta robe, voire même Cardi B et tant pis si même Bernie Sanders trouve que même toi as a des choses intéressantes à dire. C'est évident : il n'y a que Kendrick Lamar qui puisse recevoir ce prix, et à ce titre, il y est parfaitement à sa place - d'ailleurs, la question n'a même pas fait débat, alors que pour Bob Dylan, le prix Nobel avait été autrement discuté. C'est même presque inquiétant : il y a dans la figure de Kendrick Lamar tellement d'autorité qu'on se dit qu'on n'a aujourd'hui même plus vraiment le choix de le trouver autrement que génial.

Seulement, ça n'a pas toujours été le cas. À l'époque de good kid, m.A.A.d city, son premier véritable album publié à la suite de mixtapes prometteuses, les nuages d'incertitudes (manque de confiance en soi, pression du groupe, alcool, fêtes, poussées d'hormones et d'egotrip) n'alourdissaient pas encore tout son propos. Rien à voir, par exemple, avec l'extrême solennité et le sérieux papal qui caractérisent tout ce qu'il entreprend aujourd'hui, au point de rendre illisible tout ce qui fait justement le sel de sa musique - les failles, les complications, les lignes de fuite.

Dans DAMN. (en majuscules et avec un point, s'il-vous-plait), Kendrick Lamar parle de religion, de damnation (forcément), du poids que lui incombent sa propre identité et le fardeau de celle de toute sa communauté. Seulement, cette complexité est quasiment rendue illisible par la solennité de l'ensemble, par son rôle si écrasant de porte-parole qu'il porte fièrement en bandoulière, par la pesanteur de sa couronne qui rend tout ce qu'il fait absolument irrespirable. C'était encore plus le cas sur To Pimp A Butterfly, album sur lequel Lamar, aveuglé par sa propre hybris, s'employait à tout dire, tout faire, ramener le jazz dans les chaumières et redonner au funk ses lettres de noblesse sociales, mais ne parvenait qu'à nous écœurer de tous les tropes qu'il réinvestissait alors, à trop vouloir tout jeter dans la même marmite.

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Lorsqu'elle lui a remis le prix, Dana Canedy a déclaré que son album contenait « une collection de chansons virtuoses, unifiées par leur authenticité vernaculaire et leur dynamisme rythmique, et qui offrent des vignettes émouvantes sur la complexité de la vie afro-américaine moderne. » Plus tard, elle a dit que la décision provenait d'un point de départ plus large : « Cela met en lumière le hip-hop d'une manière complètement différente. C'est un grand moment pour le hip-hop, et un grand moment pour les Pulitzers. »

On se rappelle alors à la douce époque où Kendrick Lamar ne représentait pas la totalité du hip-hop, mais seulement un rappeur en son sein. L'époque où il n'apparaissait pas comme le seul représentant d'un collectif uni et indivisible (ce qui est en soi questionnable) mais un individu doté de libre arbitre, qui avance sans avoir besoin de montrer à tout le monde qu'il sait marcher sur l'eau. En gros, un être humain et un artiste, pas une déité surplombant les simples mortels que nous sommes. Il y a quelque chose de profondément problématique à vouloir consacrer systématiquement le même rappeur de service, surtout lorsque la figure autour de celui-ci est devenue aussi consensuelle. Problématique pour les votants, qui ont tout l'air de vouloir se donner bonne conscience, mais aussi pour son art à lui, qui risque de se figer de plus en plus dans une serviabilité qui ne dit pas son nom et une respectabilité de bon teint.

Mais bon, Kendrick Lamar est aujourd'hui une superstar planétaire qu'on ne peut pas ignorer, ce qu'il n'était pas avant. Il parle désormais logiquement le langage simplificateur et grandiloquent de la pop music, puisqu'il est lui-même rentré de plain-pied dans la cour des Beyoncé et des Taylor Swift - qu'on le veuille ou non, c'est comme ça et pour le coup ce n'est pas nécessairement de sa faute. Mais contrairement aux deux gazelles suscitées, lui n'a pas toujours été une industrie - alors qu'elles si, elles sont littéralement nées en musique comme ça.

Là où sa canonisation lui retombe sur la gueule, c'est qu'on ne retient que le motif, la vignette, le symbole. Les complexités, justement, prennent alors le risque d'être déblayées, sinon occultées. Dans Simulacre et Simulation, son essai publié en 1981, Baudrillard parle de « mémoires artificielles qui effacent la mémoire des hommes », lorsqu'il écrit sur la manière dont la télévision et les médias traitent l'information (je ne parlerai pas d'hyperréalité pour ne pas trop vous brusquer). Peut-être que le fait pour Lamar de devenir une caricature de lui-même est plus inquiétant qu'on ne le croit, et participe à une entreprise plus générale de lissage d'une réalité sociale qu'on voudrait réécrire selon notre propre grille de lecture - celle des étiquettes et des bons mots donc, qui gomment toutes les aspérités.

Mais peut-être simplement que je n'arrive pas à digérer le fait qu'à une époque, j'avais l'impression qu'un individu arrivait à me parler à moi et à mon petit cul blanc. Tandis que là, quand j'essaie de le joindre, je dois passer à travers 48 attachés de presse, communicants, publicistes, et une fois que je l'ai enfin au bout du fil, sa parole est tellement loin derrière toutes ces interférences et son propre surmoi qu'elle en devient inaudible. Pour le coup, les deux ne sont pas nécessairement contradictoires.

Marc-Aurèle Baly est sur Noisey.