King Krule nouvel album
capture d'écran du clip de « Alone, Omen 3 »
Music

King Krule n'est pas prêt de se faire détrôner par qui que ce soit

Sur son nouvel album « Man Alive ! », le natif du sud de Londres montre que tant qu'il sera là, le rock anglais ne sera pas complètement foutu.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Avec son éternel air d'enfant-vieillard, King Krule a toujours eu l’air mal ajusté à l’époque. Comme s’il apparaissait tour à tour trop sage ou trop vert, n’arrivant jamais à se départir de restes de colère adolescente ainsi que d’une placidité vis-à-vis des affres du monde – souvent les deux en même temps. Depuis ses débuts en 2011, à l’âge de 16 ans, sur la scène de la Flèche d’or ou au Midi Festival à Hyères, alors qu’il se faisait encore appeler Zoo Kid, il se murmurait déjà que sous ses airs de petit malin et sa guitare titubante et désaccordée, le tout jeune rouquin tenait la meilleure came sur le marché. À rebours de l’ironie naissante et de la nu rave mourante (ou qu’elle que fut alors le sous-mouvement de jeunesse du moment), sa musique, faux blues urbain troué d’arpèges lumineux et serti par une voix rocailleuse, ne ressemblait déjà à rien de ce qui se faisait ailleurs.

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Seul sur le radeau du rock anglais

Au fil des années, King Krule n’a quasiment pas changé d’un iota, alors même que l’époque tourbillonnait autour de lui – émeutes de Londres, hystérie des réseaux sociaux, changements politiques majeurs, Brexit, etc… Et tandis que lui s’échinait à toujours rester planté sur le même radeau, fidèle à ses racines et à ses quartiers du sud de Londres (Peckham et East Dulwich en tête), autour de lui s’opérait la lente mort de la scène rock de la capitale – déjà pas dans un état fameux lorsqu’il commença à publier ses premiers maxis sur Bandcamp. Mais étant par définition isolé, cela l’a sans doute empêché de couler avec le navire, ou une quelconque scène à laquelle il n’aurait jamais vraiment appartenu de toute façon.

Cette ambivalence face au monde (un pied en dehors, l’autre en le surplombant) lui a permis d’observer la lente consumation du rock anglais autour de lui. Et alors que les seuls groupes à peu près valables du Royaume (Idles, Selaford Mods, Fat White Family) s’écharpent aujourd’hui pour savoir qui aura droit à la moins bonne ration de frites dans l'assiette (et ainsi donc prétendre à la couronne de dernier vrai représentant de la classe ouvrière), King Krule semble lui mener sa barque cahin-caha, sans se soucier de son éventuelle street cred’ sociale. La rugosité de sa musique a pour autant le mérite de mettre en lumière l’inanité de la scène musicale autour de lui. Et dont les maigres réussites comme la sienne apparaissent par ricochet comme plus triomphantes, plus vraies, plus fragiles, plus authentiques et qui parlent plus volontiers de la « vraie vie » que les cerveaux fatigués des directeurs artistiques qui ont oublié depuis longtemps ce qui faisait vibrer la jeunesse.

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Beaucoup de groupes anglais de merde (qu’ils soient prolos ou preppy, lads ou chavs) ont pollué les couvertures du NME pendant une bonne partie des années 2000 – un grand nombre d’entre eux a fini dans les poubelles de l’histoire de la musique, et personne n’ira les pleurer. Mais ils avaient au moins l'avantage d'être pourvus d'un peu de personnalité : aujourd’hui, même les têtes à claques ont déserté l’arène, et seuls subsistent une litanie de groupes sans visage ni voix à faire entendre, fonctionnaires proprets d'une certaine idée de la pop britannique aujourd'hui, celle qui n'a plus rien à dire et dont on se demande ce qui peut bien encore l'animer lorsqu'elle se lève le matin.

Miraculé de Londres

La faute sans doute en grande partie à la gentrification, qui a lentement mais sûrement foutu dehors les quelques esprits perturbateurs restants. Et dont la musique a toujours rendu compte, plus ou moins directement et consciemment, de ces questions de classe, d'exclusion, de sentiment général que les choses seront éternellement fucked up. Comme le disaient les sympathiques Rhythm Method quand on les interviewait en 2015 : « Quand tu es né et que tu as grandi ici, sans faire partie des classes bohémiennes, tout te paraît temporaire. C'est évident et inévitable que nous ne serons pas capables d'élever nos familles ici. La gentrification nous a jeté du sud ouest de Londres, et nous avons déménagé à Hackney où nous sommes devenus les gentrifieurs. On fait quoi maintenant ? » Comme dit plus haut, cette poignée de récalcitrants ne vient pas exactement du même creuset que le robinet d'eau tiède qui inonde le pays depuis plusieurs années maintenant ; les XX, Sam Smith, James Blake, Alt-J et consorts, lesquels ont tous étudié dans des écoles prestigieuses, avant de sortir du four et de servir une soupe infâme et indolore aux radios du pays.

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King Krule se situe lui à la croisée des chemins : il a également étudié à la Brit School, cette école d’art londonienne qui a vu passer l’élite musicale de la nation, d’Adele aux Kooks en passant par Jessy J ou encore Rex Orange County. Sur le papier, il aurait dû être un gentrifieur musical comme les autres. À la place, il aura plutôt opéré comme transfuge, et aura échappé assez rapidement aux sirènes de la célébrité et de la facilité de la musique au mètre. Plusieurs raisons à cela : sans doute une batterie de problèmes mentaux et de phobie sociale entrevus dès son plus jeune âge, ainsi que le fait que la vie ait de manière générale tendance à lui mettre « des coups de pieds au cul et à le renvoyer au fond du trou », comme il le confiait récemment à Libération.

Ce qui se ressent dans sa musique, et la rend d’autant plus rare et précieuse dans le paysage musical aujourd’hui. Une musique perpétuellement en jet lag, comme si elle sortait en permanence d’une vilaine grippe et qui ne semble infusée que d’angoisses sourdes et profondes – la dernière pour le jeune homme de 25 ans est celle d’être devenu père, laquelle parcourt tout son nouvel album, Man Alive !, sorti vendredi chez XL Recordings. Mais sur ce disque, on retrouve également des détritus de dub, des souvenirs trip-hop qui n’auraient jamais existé, ce qui accentue l’idée de prise directe avec son environnement direct de Londres, indépendamment du fait qu'il s'agisse sans doute de son album le plus composé, audacieux et puissamment imagé à ce jour.

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Mélancolie triomphante

Il faut plusieurs écoutes pour laisser Man Alive ! opérer son pouvoir de séduction. C’est un disque assez mal-aimable, qui ne contient pas de tubes évidents, et dont il faut laisser lentement infuser les vapeurs impressionnistes de spleen (« Theme for The Cross », « Please Complete Thee ») et les éructations de haine (« Supermarché », « Stoned Again ») pour pleinement mesure la force d’évocation. Depuis son précédent album The OOZ sorti en 2017, King Krule aurait pu tomber dans la facilité, jouer éternellement le personnage de chantre des freaks, porte-parole des laissés-pour-compte et poète des bas-fonds – ce dont il continue plus ou moins de se réclamer aujourd’hui. Mais s’il n’a pas froid aux yeux pour revendiquer une telle couronne, ça montre qu’il croit un minimum en ses capacités d’artiste, ce qui est déjà, dans l’Angleterre musicale sinistrée d’aujourd’hui, quelque chose de grand.

À l’image d’un autre grand miraculé musical, le rappeur Earl Sweatshirt, au fur et à mesure que King Krule s'enfonce dans la dépression, sa musique semble en ressortir grandie. Et même si sa nouvelle paternité semble lui avoir donné une once de répit, il y a des signes qui ne trompent pas. Son merveilleux nouvel album ne semble en tout cas pas dire autre chose : tant que le trait de son réalisme poétique sera aussi précis, et tant que les chemins pour y accéder resteront aussi tortueux, en somme, tant que son auteur restera intranquille, on pourra quant à nous le rester, tranquilles. Car King Krule restera alors la meilleure chose arrivée à la musique britannique depuis un paquet d'années.

Le nouvel album de King Krule, Man Alive !, est sorti le 21 février chez XL Recordings.

Il sera en concert le 4 mars à l'Olympia.

Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.

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