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Music

Sumiko nous enterrera tous

Chef le jour, DJ la nuit, la Japonaise de 82 ans nous a parlé de son quotidien hors du commun.

« Hier, j'étais à l'Electric Daisy Carnival », annonce Sumiko Iwamuro, en retirant ses lunettes de soleil. Rouge à lèvres éclatant et T-shirt léopard, Sumiko est assise dans la salle de réu d'une école de DJ de Tokyo quelle a fréquenté il y a 4 ans. « J'écoutais Afrojack sur la plage avec une coupe de champagne » poursuit-elle avec le sourire. « Le petit vent marin était tellement agréable que je me suis endormi ! C'était un peu embarrassant. »

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Lorsqu'on réalise que Sumiko a 82 ans, savoir qu'elle a passé son week-end dans l'un des plus gros festivals EDM qui avait lieu au Japon le mois dernier, est assez bluffant, c'est le moins que l'on puisse dire. Elle m'a même fait légèrement culpabiliser de mater des séries le vendredi au lieu de sortir clubber, alors que je n'ai que 23 ans.

Sumiko, qui se fait appelée DJ Sumirock, a probablement déboulé plus d'une fois sur votre timeline le mois dernier, après que le traditionnel triangle étoilé « DJ + exotisme + insolite » se soit synchronisé dans la galaxie du reach. Son existence hors du commun, DJ la nuit / restauratrice la journée, a déjà été abordée copieusement ces dernières années par les médias locaux, elle a donné des dizaines d'interviews au Japon et a même figuré dans une pub pour la marque de téléphonie Y!Mobile en 2014.

« Ça a commencé quand je me suis rendu à la soirée mensuelle de mes amis, la Tokyo Decadance, il y a une douzaine d'années » répond Sumiko quand on lui demande comment elle est entrée dans le monde de la dance. « J'allais à des concerts avant ça, mais je n'avais jamais été exposée à la musique de club. Tous les gens qui venaient à la Tokyo Decadance était si libres et stylés—ces soirées étaient vraiment très drôles. »

Peu de temps après, Sumiko était déjà prête à prendre les platines. « Il y a 4 ans, mon ami m'a demandé si je voulais passer DJ. Je n'ai pas hésité une seconde. C'est là que j'ai commencé à prendre des cours [dans cette école de DJ] et que j'ai appris à me servir d'un CDJ. »

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Grâce à sa famille, l'intérêt de Sumiko pour la musique s'est déclaré très tot. « Mon père était batteur de jazz et jouait souvent pour les militaires américains, donc son influence m'a poussé à écouter du jazz, de la pop et de la musique classique » explique t-elle. Le fait d'avoir grandi juste après la Seconde Guerre mondiale, dans un pays occupé par les Etats-Unis, rendait l'accès à la musique pas si évident, sa principale source restait la radio. « Après la fin de l'occupation, mon père a mis sa carrière dans la musique en pause et a ouvert son restaurant. J'étais tellement occupée à l'aider que je ne pouvais même pas sortir. Je ne suis jamais allée en discothèque ! J'ai loupé tout cette période. »

Depuis, les goûts musicaux de Sumiko n'ont cessé de s'étendre, et quand elle passe aux manettes, les fêtards qui sont là pour une dose prévisible de techno ou de house seront les premiers déçus.

« Je joue de la techno, du rock, de la chanson, du jazz, du classique… tous les genres », me confie t-elle. « Je débute toujours mes sets par le générique du dessin animé Astro, le petit robot parce que c'est celui qu'ils utilisaient dans la station de radio de ma ville, et j'aime rendre hommage à mes racines. »

« Ensuite, j'aime bien mettre un peu de Kraftwerk au début, puis enchaîner avec des morceaux un peu plus rapides. J'essaie de rester entre 128 et 135 BPM. Mon musicien favori est probablement Chet Baker, mais ces derniers temps, je joue beaucoup de Zedd et de Adam Beyer. J'aime aussi beaucoup ce groupe français appelé Punish Yourself—ils sont très cools. »

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Alors que mes grands-parents sont déjà en pyjama à 8h du soir, c'est l'heure où Sumiko choisit sa tenue pour la nuit qui s'annonce. « Les promoteurs me donnent généralement un créneau assez tôt, habituellement entre 1h30 et 2h30 » m'avoue t-elle. « Les soirées décollent réellement à partir de 2h du matin, mais moi je ne peux tenir que jusqu'à 4h environ. Sinon je suis trop fatiguée pour travailler. Quand je joue à Sinjuku, c'est tout près de chez moi, alors je peux rentrer du club à vélo. »

En plus de ses apparitions aux soirées Tokyo Decadance, Sumiko a également une résidence mensuelle au DecabarZ, un bar de Shinjuku qui se décrit lui-même sur son site comme « le seul lieu où des employés de bureau japonais boivent des coups avec des groupes de rock et des gothic lolitas. »

« La soirée où je joue est un peu coquine… Ca s'appelle l'Opparadise ('le paradis des tétons') » confie Sumiko avec un rictus. « J'ai le coeur bien attaché donc il n'y a pas grand chose qui me choque. Des gens qui sont intéressés par différents genres de musique et autres fétiches s'y rendent. Ca ne ressemble pas vraiment à une soirée tokyoïte ; à peu près la moitié du public n'est pas japonais. »

La DJ octagénaire a tellement buzzé dans son pays qu'elle reçoit maintenant chaque jour des offres de booking des quatre coins du monde. L'année dernière, le Fuji Rock, l'équivalent japonais de Glastonbury ou de Coachella, voulait l'ajouter parmi les têtes d'affiches de l'édition, entre James Blake, Disclosure et Baauer. Mais alors que n'importe lequel artiste tuerait pour jouer là-bas, Sumiko ne le sentait pas : « Il fait chaud, il y a de la boue, et puis il faut beaucoup marcher. Beurk, j'aime pas ça. Je préfère encore jouer dans un club toute la nuit. »

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L'énergie de Sumiko est cependant admirable pour une personne de son âge. Surtout quand on sait qu'elle travaille toujours à plein temps dans le restaurant qu'elle co-gère et où elle fait la cuisine. Etabli en 1954, le resto chinois Gyoza-sou Muro, est toujours restée entre les mains de sa famille et représente une part importante de sa vie depuis ses 19 ans.

« J'ai aidé dès le début, dès que mon père a ouvert le restaurant » se souvient Sumiko. « J'y travaillais tout le temps [quand j'étais plus jeune] et les journées de repos étaient rares. Aujourd'hui, j'y suis de 16h à 23h, six jours par semaine. On a de la chance que les affaires tournent si bien, c'est souvent bondé. »

Son restaurant est un passage obligé du quartier de Takadanobaba, plébiscité par les locaux, un internaute l'a même qualifié de spot « légendaire » pour tout amateur de boulettes. C'est le frère de Sumiko qui gère cette spécialité, tandis qu'elle s'occupe de tous les autres plats proposés sur la carte, du poulet sauté aux nouilles de boeuf en passant par les côtes de porcs fries.

« Travailler au restaurant et être DJ sont des activités très similaires finalement—tu as une marmite en face de toi, tu mets des trucs dedans, tu en retires, tu les maintiens à température » s'agite Sumiko, en parlant avec les mains, comme si elle dansait. « C'est dur de rester debout la majeure partie du temps, mais j'aime être en mouvement. » Bien qu'elle ait toujours voué une passion pour la musique, l'exploration créative de Sumiko n'a réellement commencé qu'après la mort de son mari dans les années 90, lorsqu'elle a pu se retrouver elle-même.

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« S'il y a des obstacles qui m'empêchent de faire certaines choses, ce n'est qu'une question de temps ou d'argent—rien d'autre ne peut m'arrêter » déclare t-elle. « Passer du temps avec mon mari était une priorité lorsqu'il était en vie. Quand il est mort, je me suis lancé plus de défis. Je me suis d'abord dit 'il faut que je passe mon permis !' et je suis allée prendre des leçons » rigole Sumiko. « J'ai étudié la peinture à l'huile, le violoncelle et le français. J'ai voyagé aussi, vu que mon mari détestait ça. Je suis allée à New York et à Key West toute seule. Je n'ai eu aucun problème pour m'y rendre ! »

On demande continuellement à Sumiko comment elle peut encore faire tout ça à 82 ans, mais l'âge n'est pas du tout une de ses préoccupations—et elle a encore une longue liste de choses à faire avant de mourir. « Dans ma tête, je sais que j'ai 82 ans, mais je ne n'y pense jamais en me demandant ce que devrait faire ou ne pas faire une personne de mon âge. Quand je suis derrière les platines, je ne pense pas à l'âge que j'ai. Je me sens juste libre » poursuit t-elle. « En ce moment, j'aimerais me perfectionner en violoncelle et apprendre à monter à cheval. Mon rêve serait de jouer à une soirée dans un petit club new-yorkais. Ce serait trop cool ! »

On en viendrait presque à se demander pourquoi les gens ne font pas autant la teuf qu'elle.

« J'ai l'impression de voir de moins en moins de jeunes aux soirées ces derniers temps. On dirait que les jeunes ne sont plus si curieux » se lamente t-elle. « Est-ce qu'ils ont peur d'essayer de nouveaux trucs et d'échouer ? Moi je n'ai jamais réfléchi de la sorte. Tu ne sais jamais si tu vas aimer quelque chose avant de l'essayer. »

Alors que deux élèves de l'école de DJ essaient de mixer deux tracks de tech hosue dans la pièce voisine, Sumiko lève la tête et tapote sur la table. Puis elle me sourit et me fait part de son dernier souhait :

« J'ai déjà décidé que lorsque je mourrai, ce sera soit dans la cuisine de mon restaurant, soit dans la cabine de DJ ou sur le dancefloor. Ce ne serait pas si mal de tomber sur la piste en dansant, et de mourir juste là. »