Faste et furieux : dans l'univers outrancier des pochettes de mixtape

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Faste et furieux : dans l'univers outrancier des pochettes de mixtape

À l'occasion de la sortie d'un livre consacré au sujet, nous sommes allés passer un moment avec deux graphistes londoniens responsables de pochettes pour Lil Wayne, Future et Wiz Khalifa.

Et si les pochettes des mixtapes n'étaient rien d'autre que ça : un gros délire insouciant et extravagant, qui ignore totalement le monde autour pour en créer un autre, plus grossier, plus capitaliste et surtout plus outrancier ? C'est en tout cas l'une des questions que l'on est allés poser à Kid Eight et Skrilla, deux graphistes basés en Angleterre et très actifs dans la création de covers pour différents rappeurs américains ces dernières années. Quand le premier oeuvre pour Wiz Khalifa, Lil Wayne, Future ou T.I., le second, lui, compte déjà sur son CV les noms de Joe Budden, Boot Camp Clik ou Sean Price.

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À eux deux, ils symbolisent à merveille cette génération de graphistes, portée également par Tansta, Mike Rev ou encore Miami Kaos (allez jeter un œil à sa pochette de Battle Of The Sexes, où l'on voit Eminem prendre en levrette Mariah Carey). Une génération dont le travail est aujourd'hui compilé dans un livre, Damn Son Where Did You Find This?, qui témoigne presque à lui seul de la démesure des pochettes de mixtapes depuis le début des années 2000. Avec, à chaque fois, le même schéma : des couleurs éclatantes, des mises en scène étonnantes et, un peu à la manière des mixtapes en elles-mêmes, souvent bien plus hardcore et imprévisibles que les albums officiels, une volonté de laisser libre cours aux plus folles audaces.

Noisey : Comment tout a commencé pour vous deux ? J'imagine que l'on ne se met pas à créer des pochettes de mixtapes par hasard ?
Skrilla : Personnellement, j'ai étudié le graphisme à l'université et, sur mon temps libre, je m'entrainais à réaliser des pochettes d'albums, de 50 Cent ou d'autres rappeurs dont j'aimais le travail. Je faisais uniquement ça pour m'amuser, jusqu'au moment où j'ai fini par comprendre que je pouvais éventuellement en vivre. À partir de là, soit plusieurs mois après avoir commencé, je me suis investi encore davantage dans ce secteur.

Kid Eight : De mon côté, j'ai commencé à créer à l'âge de 12 ans. On m'avait filé une copie crackée de Photoshop 5.5. À la même période, le Peer To Peer commençait à se populariser de plus en plus, ce qui m'a permis de télécharger sur Napster les mixtapes de DJ Clue et d'autres DJ's. Ensuite, c'est Myspace qui a pris le relais, les mixtapes de G-Unit et Dipset m'ont mis une grosse claque, leurs covers aussi, et c'est comme ça que j'ai su ce que je voulais faire. Aujourd'hui, ça fait donc presque douze ans que je crée des pochettes, même si je n'ai commencé à travailler à plein temps qu'à partir de 2007.

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Kid Eight

Vous avez réussi à rencontrer les rappeurs ou tout se fait via Internet ?
Kid Eight : Je suis basé en Angleterre, donc toute mes collaborations se font en ligne. Ça a commencé grâce à Myspace, puis tous les réseaux sociaux actuels : Twitter, Facebook et Instagram. Ça facilite la vie, quand même.

Skrilla : C'est un peu pareil pour moi. Vivant en Angleterre, c'est forcément compliqué de rencontrer les artistes avec lesquels je travaille. Ça été le cas une fois avec Papoose, qui donnait un concert à Londres et qui m'a invité à venir le voir. C'était une expérience assez cool, mais ça été l'une des seules.

Skrilla

Pourquoi avoir choisi de vous spécialiser dans les mixtapes ? Qu'est-ce qui vous plaît dans ce secteur ?
Skrilla : J'ai l'impression que c'est un terreau d'expérimentation assez énorme. De la même manière que les rappeurs se permettent absolument tout sur leurs mixtapes, nous, en tant que graphistes, on peut aussi s'amuser à aller au bout de tous nos délires. Il n'y a pas de limite, et ça stimule l'imagination. Moi, par exemple, je réalise également des pochettes d'album, et je peux te dire que ce n'est pas du tout la même approche que pour les mixtapes. Il y a même une grosse différence, dans le sens où, pour ces dernières, il n'y a aucune restriction, aucune barrière, tout est possible. D'autant qu'il n'y a pas un label pour donner ses consignes ou discuter du résultat une fois la pochette réalisée. C'est bête, mais ça fait vraiment partie des raisons pour lesquelles il est bien plus facile de bosser sur une pochette de mixtape, même si, au final, j'y passe autant de temps que pour celles destinées à des albums.

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Kid Eight : De mon côté, j'adore également la possibilité d'être totalement créatif. Je suis le genre de mec qui devient dingue s'il n'a pas la possibilité de créer quelque chose, de s'amuser avec. La mixtape me permet ça, avec très peu de contraintes, là où les pochettes de single et d'album doivent répondre à de nombreuses règles. Ici, c'est plus DIY.

Kid Eight

J'imagine que vous avez quand même votre définition d'une bonne pochette de mixtape ?
Skrilla : C'est une bonne question, ça [Rires] ! Je pense que la règle numéro 1 est de réussir à créer une image à la fois fidèle à l'univers de l'artiste et suffisamment originale pour la démarquer de toutes les sorties que l'on peut trouver sur le net. C'est bête, mais la différence avec la concurrence peut déjà se jouer au niveau de la pochette.

Kid Eight : Une bonne pochette doit obligatoirement se démarquer des autres sorties, et cela implique qu'il ne faut pas hésiter à explorer à fond les possibilités de Photoshop, à exagérer le message souhaité. Après, j'ai toujours pensé qu'une pochette devait plus ou moins refléter le titre du projet ou son univers sonore. Ça doit être quelque chose qui saute aux yeux des gens et qui les incite à aller vérifier par eux-mêmes ce qu'ils pensent savoir de l'artiste à l'origine du projet.

Skrilla

Même si vous vivez en Angleterre et ne rencontrez presque pas les artistes pour lesquels vous travaillez, est-ce que vous avez quand même quelques bons souvenirs à partager ?
Kid Eight : Encore une fois, c'est difficile pour moi de parler de ça, dans le sens où j'ai réussi à travailler dix ans dans cette industrie sans rencontrer personne en face-à-face : je vis en Angleterre et 95% de mes clients sont américains… J'ai bien sûr eu l'opportunité de rencontrer quelques artistes, mais la vie a fait que ça ne s'est jamais fait. Pour tout dire, je pense que je préfère continuer de procéder par échange de mails. Je ne voudrais pas ressembler à tous ces graphistes qui postent sur Instagram une photo aux côtés d'un rappeur avec, comme légende : « Mon pote et moi, en train de travailler sur quelque chose… » [Rires].

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Skrilla : Tout ce que je peux ajouter, c'est que je réalise mon rêve en créant toutes ces pochettes. C'est le job parfait pour moi, donc je n'ai que de bons souvenirs. Et pas de mauvais. Ou alors, uniquement un : cette fois où un artiste ne m'a pas payé pour le travail effectué…

Kid Eight : Ce qui m'a le plus réjoui, au fond, c'est le retour des gens ou des médias. Par exemple, quand Marvel a fait un hommage à la pochette de Beats Mode que j'ai réalisé pour Future, j'étais très fier. Pareil avec le New York Times. Quand le journal a publié Damn Son, Where Did You Find This?, un livre sur l'art des pochettes de mixtapes, il a été dit que j'étais « l'excentrique du groupe, un maître de Photoshop et de la réappropriation des logos, avec un sens très fin de l'absurde ». C'était formidable pour moi.

Kid Eight

D'un point de vue personnel, comment expliquez-vous que les pochettes de mixtapes soient si souvent extravagantes, voire grossières ?
Kid Eight : Je pense que l'idée est de se démarquer de la foule. Si vous voulez que votre musique soit entendue sur le web ou dans le monde physique, il faut que le visuel saute aux yeux. Étant donné que les pochettes doivent refléter les lyrics du rappeur, autant y aller à fond. Si un MC rappe qu'il veut devenir riche, pourquoi ne pas jouer avec cette image ? Plus c'est gros, plus ça risque d'attirer le regard ou de susciter un buzz, qu'il soit bon ou mauvais.

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Skrilla : Il suffit de regarder mon travail pour comprendre que je suis constamment dans la surenchère. C'est le principe d'une mixtape : il faut provoquer, attirer le regard, que ce soit par fascination ou par dégoût. Kid Eight : Pareil pour moi : Si tu regardes bien la pochette de Most Wanted, The Get Away : No Ceilings No Walls 2 de Lil Wayne, par exemple, tu as l'impression que c'est hyper grossier. Mais tout est très codé. À l'époque, en 2009, il y avait une tendance chez les DJ's à utiliser l'expression « Most Wanted » dans le titre de leur mixtape. Ça pouvait être « Street's most wanted » ou « America's most wanted », peu importe, il fallait que ces deux mots y figurent. Sachant que le jeu vidéo Need For Speed : Most Wanted était sorti quelques années auparavant, je me suis un peu réapproprié le concept. En plus, en 2009, c'était plutôt bien vu de se réapproprier l'imagerie des jeux vidéo et des films. Du coup, j'ai mis l'horizon de Miami en arrière-plan, une voiture de police, des balles au premier plan et le tour était joué.

Skrilla

C'est vrai que c'est l'une des grosses tendances visuelles des mixtapes : s'inspirer des films, des jeux ou de l'imagerie populaire. Du coup, est-ce que vous avez des influences particulières ?
Skrilla : Personnellement, j'ai beaucoup de respect pour ce que fait un mec comme Tansta, mais c'est surtout en regardant les pochettes d'album ou les affiches de film que j'ai commencé à trouver l'inspiration au début. À présent, ça vient tout seul en quelque sorte.

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Kid Eight : Moi, c'est plus à l'instinct également. Généralement, un client me contacte, me dit ce qu'il veut et ce dont il a besoin. De là, je vais réfléchir, créer un prototype et lui envoyer pour voir si ça lui plaît. Bien souvent, tout part de Photosophop, mais Illustrator peut permettre aussi de créer du texte et quelques idées plus originales. Même si je peux également m'inspirer d'œuvres populaires, comme cette pochette où je rends hommage à Orange Mécanique.

Kid Eight

Vous deux, vous gagnez votre vie grâce à vos créations. Ça veut dire qu'il y a de l'argent à se faire dans ce secteur ?
Skrilla : Même si je gagne ma vie depuis dix ans grâce à mes pochettes, je sais aussi que tout le monde ne paye pas ses impôts grâce à cette activité. Cela dit, je pense qu'il y a de la place pour beaucoup de graphistes dans ce secteur, il y a une forte demande.

Kid Eight : Ma chance, ça été de me créer rapidement une réputation et d'être régulièrement contacté pour bosser sur différents projets. Si je n'avais pas cette régularité dans le travail, c'est sûr que ça serait plus compliqué pour moi.

Skrilla

Et selon vous, elle symbolise quoi la mixtape au sein de l'histoire du hip-hop ?
Kid Eight : Si la musique est la base du hip-hop, alors la mixtape est sa porte d'entrée. D'après ce que je sais, quand les DJ's voulaient organiser une soirée ou un après-midi à New York, leur méthode de communication était de distribuer des cassettes avec différents sons à l'intérieur. Sans la mixtape, je doute donc que le hip-hop aurait pris autant d'importance. C'est logique, après tout : vous ne pouvez pas vous réveiller un jour et penser que vous allez être signé immédiatement sur une major ou faire de l'argent grâce au rap. Vous devez partir de la base, faire vos armes sur d'autres formes. Selon moi, c'est donc impossible d'être hip-hop sans être passé par la mixtape.

Skrilla : Au-delà de son rôle essentiel au début du hip-hop, j'ai l'impression que la mixtape a pris encore une toute autre ampleur à partir des années 2000, dans le sens où elle a joué un rôle fondamental dans la signature en maison de disques de nombreux artistes au cours de cette décennie. L'exemple de 50 Cent est certainement le plus connu, mais il y en a eu des tas d'autres. Il faut aussi préciser que les mixtapes ont longtemps été l'apanage des DJ's, et que c'est souvent grâce à tous ces mecs-là que l'on a découvert tout un tas de rappeurs mondialement connus aujourd'hui.