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Music

Alors comme ça, on veut se lancer dans le booking ?

Nous avons demandé à trois jeunes bookers de nous parler de leur métier et de nous raconter comment ils conciliaient choix musicaux de qualité, artistes ingérables et programmateurs frileux.
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Vous le savez, il y a en France un truc qui s'appelle l'exception culturelle et qui est censé justifier, par un voile de fumée violet, qu'on ne peut rien faire comme les autres. Ça a souvent des bons côtés (personne n'est plus choqué, ni ici ni à l'étranger, par nos comportements de sociopathes alcooliques et nos montées d'egotrip permanentes) et aussi quelques mauvais il faut bien l'avouer (pour rappel). Ce grand écart est aussi parfaitement représenté dans notre industrie musicale, qui d'un côté dorlote les musiciens en herbe au sortir du cours de reprises de Nirvana à la MJC du coin pour l'emmener vers l'intermittence, et qui de l'autre mâchouille régulièrement tout un tas d'aspirant Vianney pour les cracher quand ils n'ont plus le goût des billets bleus. Bien heureusement, il existe une petite clique de kamikazes qui, en dépit du bon sens, ont décidé de se placer à une position bien casse-gueule sur l'échiquier de la musique : le booking de concerts et de tournées. J'ai décidé de demander à trois d'entre eux, plutôt représentatifs de notre ligne éditoriale, de nous raconter un peu comment ils se dépatouillent pour concilier choix musicaux qualitatifs, artistes ingérables et programmateurs chagrins. Discussion croisée entre Flo Felix de Zoobook (qui s'occupe entre autres de JC Satàn, Death Grips, Volcan, Bass Drum of Death), Marion Gabbai de My Favorite (Ought, Swans, Jessica93, Cheveu) et Charles Crost, boss du label le Turc Mécanique (Strasbourg, Bajram Bili, Harshlove, Teknomom). Noisey : Vous pouvez m'expliquer chacun comment vous vous êtes retrouvés à booker des tournées et des concerts ?
Marion : Moi, j'avais envie de faire ça dès le départ. J'ai donc enchaîné pas mal de stages et une formation à l'IRMA. J'ai fini par faire un stage chez Imperial comme chargée de production pour le festival Les Femmes s'en Mêlent. Ils m'ont ensuite embauchée pour faire du booking et développer un catalogue d'artistes. Maintenant j'ai ma boîte, My Favorite depuis 1 an et demi. Flo : J'étais à Bordeaux, je faisais des études plutôt pour bosser dans le domaine public mais quand j'ai rendu mon mémoire, on m'a dit que ce n'était pas pour moi. J'ai rencontré Cyril qui avait sa boîte Zoobook. Il m'a proposé de monter une tournée pour Nathan Mitchell, un gars signé chez Tigerbeat6 et j'ai commencé comme ça. Charles : Moi, j'ai fait mon label Le Turc Mécanique. J'ai un fonctionnement très actif, je ne fais pas comme certains labels « voilà vos disques et démerdez vous ». Je suis presque comme un membre du groupe, je rentre dans la boucle sur un peu tous les sujets. Je gère un peu tout en attendant que quelqu'un prenne le relais. J'ai des groupes d'un peu partout, ça crée un réseau qui quadrille une bonne partie du territoire. Je monte les tournées comme ça pour les groupes du label, en me débrouillant. Tout ça reste super organique. Marion et Flo, vous êtes dans un réseau plus professionnel que Charles, vous bookez encore des dates en DIY total, comme ça ?
Marion : Ça nous arrive de bidouiller un peu pour les artistes étrangers. Pour les français c'est différent, on doit tout déclarer. Parfois, il faut le faire au début pour lancer le truc mais il faut aussi qu'on se rémunère et si on fait seulement du DIY, on ne peut pas bouffer. Quand j'ai commencé à bosser avec Jessica93, on a commencé à faire des dates en SMAC mais le deal était que lui puisse en parallèle, toujours faire des dates avec ses potes, dans les bars. Je lui balançe les infos et il se débrouille. Ça marche bien, il peut être intermittent et continuer de faire ces petites dates à l'arrache. Toi, Flo, tu accompagnes aussi des groupes, dans une activité proche du management ?
Flo : Oui, pas officiellement, mais je les accompagne. En France, on est tenu par des obligations légales, mais un groupe doit jouer. Si ça ne prend pas au niveau de l'album et que le démarchage est difficile, on met en place un booking alternatif. Là on retrouve la démarche de Charles. On bosse ensemble par exemple sur Bajram Bili qui a eu un bon accueil critique mais ça ne suit pas encore au niveau public, même s'il est programmé aux Nuits Sonores par exemple. Charles : C'est le moment où je complète un peu ce réseau officiel. Là, on monte une tournée en DJ pour donner une autre vie au projet. Flo : Il n'y a pas d'entre deux. Un groupe qui démarre en France est tout de suite considéré comme professionnel. Il y a des bons côtés mais ça ne colle pas toujours à la vie d'un projet qui se lance. C'est un peu comme quand tu démarches pour un 1er boulot et qu'on te demande de l'expérience. Il y a un côté cercle vicieux. On trouve des alternatives mais on ne communique pas dessus.

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Photo via Le cas de Bajram Bili pose une bonne question : celle des groupes qui ont un très bon accueil critique, beaucoup de presse, mais pour qui ça ne suit pas du tout au niveau tournée. Un syndrome un peu parisien non ?
Charles : De mon point de vue, il y a une vraie différence entre les groupes de Paris et d'ailleurs. Dans les autres villes, les groupes savent qu'il faut aller au turbin et jouer dans les cafés. A Paris, l'entourage est plus fort, le côté professionnel est très présent. Même des groupes qui ont une vocation plutôt indé débarquent avec des CD promos comme des cartes de visite, c'est assez étonnant. Flo : C'est un problème franco-français ce truc de professionnalisation. Marion : Quand les américains montent un groupe, ils ne réfléchissent pas à ça. Ils tournent d'abord, ensuite ils mettent des morceaux sur internet et voient ce qu'il se passe. Ils partent en tournée deux ans, lâchent leur appart et quand ils rentrent ils n'ont plus rien. C'est le pendant pervers du système français, les musiciens ici pensent que c'est un métier comme les autres, alors que ce n'est pas un métier comme les autres. Flo : Du coup les groupes français sont un peu motivés par la recherche de cachets dans certains cas. Marion : Notre boulot c'est de développer leur carrière musicale, pas de gérer leur vie. Tu te retrouves dans certains cas à avoir plus de discussion sur des calculs de cachets qu'à parler réellement de leurs inspirations musicales et artistiques. On a envie que les artistes soient bien mais pas non plus qu'ils m'appellent toutes les 5 minutes sur la route parce qu'ils n'ont plus de thunes. C'est un critère ça, le fait qu'un groupe sache se gérer et ait un peu de bouteille, pour le prendre en booking ?
Marion : Ça on ne le sait jamais avant de bosser avec eux [Rires]. Mais encore une fois on ne gère pas leurs vies, on organise leurs tournées. Flo : Tu as aussi des groupes qui s'en battent de l'intermittence, qui ont un travail à côté. Charles : Pour moi, la culture DIY est importante. Sinon je me retrouve à avoir des discussions interminables où je demande au groupe de faire une date dans le PMU à Castres et où les gars en face ne comprennent pas, parce qu'ils veulent avoir du son et être bien accueillis. C'est important que je transmette ça à certains artistes. Je me heurte un peu à un plafond de verre avec des artistes qui commencent à intéresser plus de monde. Mais à mon échelle, je ne peux pas aller voir les programmateurs de gros festivals ou de SMAC en leur demandant de programmer mes artistes car on n'a pas la structure pour. Du coup, je reste coincé à un certain niveau. Flo : Tu prends le cas de JC Satan, ils ont commencé par des tournées DIY avant de se professionnaliser, faire des résidences et se trouver un entourage. Mais en Italie ou aux USA, ils continuent d'être accueillis dans des conditions plus roots.

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Photo via Justement, économiquement, comment faites-vous pour rester à flot ?
Flo : Nous, on a toujours préféré multiplier 1000 par 5 à l'international que 5 par 1000 en France. Donc, on m'a filé un atlas et un réseau de programmateurs et on m'a dit « booke des dates maintenant ». Mais c'est très, très fragile. D'autant plus qu'un groupe, ce sont avant tout des êtres humains. On n'est pas à l'abri d'un clash dans le groupe, d'une blessure, d'une maladie… Marion : Et puis la roue tourne aussi, il n'y a pas vraiment de poules aux œufs d'or. Nous, sur un concert que l'on vend 1000 euros on touche 150 euros, donc il faut en vendre un paquet pour payer un salaire. C'est pour ça qu'on bosse avec des Français, car ils créent du volume pendant 1 an et demi, deux ans. Après, c'est flippant car on a très peu de visibilité. Tu commences l'année et tu ne sais même pas qui va tourner et combien ça va te rapporter. C'est pour ça que l'on produit des dates à Paris, même si c'est un peu le coup de poker. Flo : Mon salaire n'est jamais acquis. Quand tu prends un groupe en booking rien ne garantit que ça marche et que ça rapporte des sous. Après, on s'autorise encore des coups de cœur sinon on devient des marchands de tapis. Tu as un exemple à nous donner ?
Flo : Oui, mais bizarrement c'est l'exception qui confirme la règle [sourire]. Un gars de ZU m'a parlé d'un groupe japonais quand j'étais à Bruxelles et c'était Nisennenmondai. J'étais persuadé de leur valeur artistique mais je n'imaginais pas qu'on les bookerait à Primavera, Sonar, etc. Après, je développe en parallèle un truc plus DIY pour retrouver une certaine souplesse et bosser avec des groupes qui ne sont pas intéressés par cette professionnalisation dont on parlait avant. Sister Iodine, par exemple. Marion : Je ne me vois pas booker un groupe que je trouve nul en sachant que ça va cartonner. Après, quand je discute avec certains collègues, ils ne s'en cachent pas : « c'est de la merde mais ça a 1 000 000 vues sur YouTube ». Flo : On a aussi transformé certains programmateurs de salles en gestionnaires. On les tient à des budgets, des remplissages de salles. On ne travaille pas avec tout le monde. Mais il reste beaucoup de passionnés qui défendent une vision tout en devant rendre des comptes. Comme nous, finalement. Marion : On n'est pas dans une guerre tourneurs-programmateurs. C'est une vraie collaboration. Charles : Après, on ne parle que des SMAC là. Quand tu vas à Gigors, au Freak Show Festival, tout le monde est accueilli royalement, tu dors chez le gars qui organise et tu finis par faire le DJ à passer de la dance pourrie dans un appart jusqu'à 6h du matin. La SMAC et la chambre d'hôtel, c'est cool, mais ça ne m'enchante pas tant que ça. Quand je booke une date, je ne rencontre pas à un professionnel qui fait son boulot mais un mec qui a adoré le disque et qui est comme un dingue à l'idée de faire jouer Strasbourg par exemple. C'est un rapport très sain et simple qui ramène la musique à la vision idéalisée que j'en ai. Après ce ne n'est pas l'un contre l'autre mais l'expérience n'est pas la même et tu peux le ressentir aussi dans la façon qu'ont les gens de défendre la date, par exemple en promo. Dans votre rapport avec les artistes, quelles sont les limites que vous fixez ? Sur leur accueil et leur prise en charge notamment.
Flo : Il y a des riders indécents mais la limite est souvent posée par la salle. Moi, j'ai un rapport plus direct encore aux artistes car je suis aussi tour manager, pour The Internet notamment. Ce groupe-là commence à cartonner et peut se permettre plus d'exigences. Après en France, un groupe, quel qu'il soit, est plutôt dorloté. En Angleterre par contre, il y a beaucoup de passion mais on file juste des chips aux groupes [Rires]. Marion : Il y a des groupes comme Swans,qui ont un rider très précis, la salle le signe et il doit être respecté. Il fait partie des négociations dès le départ. Flo : Tous les groupes ne sont pas aussi rock'n roll que l'on croit. Il faut dire que, des fois en tournée tu es lessivé, tu t'es tapé 8 heures de van. Quand je vois certaines personnes se plaindre de l'attitude de certains groupes qui arrivent dans leur salle, j'ai l'impression qu'ils oublient qu'on ne peut pas être au top tout le temps et qu'une tournée, c'est aussi quelque chose de très crevant. On parlait des Swans, Michael Gira ça fait tellement longtemps qu'il fait ça… C'est pas une question de luxe, c'est juste une question de se garder aussi en condition pour finir une tournée sinon tu finis par péter les plombs. C'est comme n'importe qui : si tu t'engueules avec ta femme avant d'aller bosser, tu ne vas pas être sympa au bureau. Marion : Les riders des groupes français on les met au point ensemble quand on commence à bosser avec eux. Ensuite on sert de tampon pour éviter les problèmes.

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La fameuse photo de Keith Moon prise en 1976 par Annie Leibovitz Et vous gérez le côté un peu fêtard et arraché de certains de vos artistes ?
Marion : Nous , on les engage pour faire un job, tant qu'ils le font c'est ok pour moi. Un jour un programmateur est allé voir Geoff de Jessica93 qui buvait des coups en lui disant « méfie toi, faut assurer sur scène ». Lui était dégoûté car il fait son taf. Des fois il faut les materner mais il faut aussi leur foutre la paix. Ensuite, s'ils merdent, tant pis pour eux. Charles : Perso, je ne suis pas dans un rapport contractuel mais dans un rapport humain. Quand je ne suis pas sur la route, j'appelle le groupe tous les jours. Flo : Mais ça tu peux le faire quand tu as un seul groupe sur la route, pas quand tu en as 3 ou 4 et que toi aussi tu es dans le camion. Pour prendre l'exemple de JC Satan, ils ne peuvent pas monter sur scène sans être éméchés car ils stressent à fond. S'ils ne boivent pas avant de jouer, le concert ne sera pas le même. Charles : Sur le label, j'ai quelqu'un qui dort très très peu en tournée. Il peut partir en after jusqu'à 8h du matin mais il sera à la gare ou devant le van à l'heure. Mais c'est la même chose que pour les comptables ou les banquiers finalement, il faut savoir se gérer pour faire son job quels que soient tes excès dans ta vie privée. Flo : Après il y a une acceptation publique du fait que les artistes peuvent plus exprimer leurs émotions que les autres gens. Je pense que c'est rentré dans la tête de pas mal de monde, y compris des musiciens qui ont appris un peu à en profiter. Après nous, bookers et tour managers, notre colère et notre frustration on doit la garder pour nous. Pour moi, il n'y a rien qui excuse d'être une sombre merde mégalo et c'est aussi pour ça que je travaille avec ces groupes là. Après parfois la fatigue fait que tu es moins avenant et moins ouvert à la rencontre. Mais ce n''est pas une raison pour casser la Télé de l'hôtel parce que tu n'as pas eu la bonne marque de bière. L'important c'est que le concert ait lieu. Marion : Pour prendre l'exemple de Prinzhorn Dance School qui a dépouillé la Gaité Lyrique et qui s'est fait chopper en train de faire du vol à l'étalage, on a arrêté de bosser avec eux. Chaque date s'est mal passé : ils ont saccagé la chambre le premièr soir de la tournée à Nantes et déjà là, on s'est dit que c'était fini avec eux. Vous estimez que le booking reste une activité un peu ingrate ?
Marion : Le côté sale boulot vient du fait que tu défends ton artiste, ses demandes, ses émotions, ses sautes d'humeur donc tu passes toujours pour la relou de service. Flo : Parfois, on a envie de faire autre chose bien sûr, mais c'est le cas de tout le monde. Il ne faut pas oublier qu'il y a toujours une part incontrôlable de chance. À un moment, un groupe marche, rencontre son public et on booke plein de tournées. Mais c'est rare, car on ne travaille pas des projets construits de toute pièces. Et s'il n 'y a pas assez de dates, on est parfois montrés du doigt. Et puis on est dans un rapport finalement assez restreint à l'autre. On est toute la journée sur nos mails et au téléphone, on est assez recroquevillés sur nous mêmes. C'est difficile financièrement et moralement parfois, mais au moins, je suis mon propre patron. Il y a aussi énormément d'avantages et de libertés. Et puis quand on réussit à faire connaître un groupe, à le faire jouer sur un festival cool ou une grande scène, c'est une énorme satisfaction.

Marion : Il y a un énorme stress vis à vis de l'artiste surtout qui met un peu toute sa vie entre tes mains. Quand ça ne fonctionne pas, c'est difficile. Il ne faut pas oublier qu'on se prend des bâches très régulièrement et pour 10 appels passés, il n'y en a qu'un qui aboutit, et encore. Charles : Moi, c'est le stress généré par cette responsabilité qui structure ma vie. C'est pour ça que je me lève le matin et que je vais au taf. S'il n'y avait pas d'enjeu, ce ne serait pas intéressant en termes de gratification. Flo : Et puis la gratification n'est pas seulement dans le succès. Elle est aussi dans toutes les rencontres que l'on fait. C'est quelque chose qu'on ne peut pas enlever. Après je dis souvent aux artistes « il y a de fortes chances que je sois la personnification de ta frustation » [Rires]. VICE France est aussi sur Twitter , Instagram , Facebook et sur Flipboard.