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Ellise Barbara nous explique pourquoi elle a tué Jef Barbara

Connue il y a plus de cinq ans en tant que Jef Barbara, cette icône pop à l’âme révoltée a le mérite d’avoir balancé son identité black-trans à la gueule de tous les réfractaires de l’époque.
Crédit photo: Bamboo Hermann

Mais l’histoire de la Bardot créole originaire de Côte-des-Neiges n’est pas que de paillettes et de mélodies new-wave, c’est aussi celle d’une activiste dont plusieurs semblent oublier l’important impact de sa carrière sur le développement de la scène black queer canadienne.

Aujourd’hui, Ellise, à l’intersection de ses identités, nous explique les raisons qui l’ont menée à tuer Jef Barbara. VICE l’a donc rencontrée pour comprendre l’impact de sa transition hormonale sur sa carrière musicale.

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VICE: En rétrospective, qu’est-ce que Jef Barbara représentait pour toi, en tant qu’artiste et en tant qu’identité?
Jef Barbara pour moi représentait un gros « Fuck you » général. Un chanteur noir à l’identité fluide qui ne se soumet pas aux attentes blanches. Non, mais sans blague, je me suis toujours accordé le luxe de faire ce que je voulais. À l’époque, l’intersection du black et du queer n’était pas représentée musicalement à Montréal. Et quand je parle de queerness, je fais référence aux individus qui se situent dans le rejet de la cisnormativité et de l’hétéronormativité. En ce sens, il n’y avait pas de précédent. Mon personnage s’inscrivait dans ce rejet idéologique et stylistique et ce, bien avant que les mots gender queer

ne s’insèrent dans le langage médiatique. Je voulais me faire entendre en français et en anglais, essentiellement pour provoquer.

C’était important pour toi de t’exprimer dans les deux langues?
Je pense que tout jeune Noir qui a grandi au Québec a été naturellement porté vers la culture américaine et anglo, tout simplement parce que les images québécoises ne nous correspondaient pas. Pas de blacks à la télé, pas de musique black… BET, par contre, nous a rejoints. Donc, en ce sens, l’anglais fera toujours partie de moi. Le plus ironique est que je n’ai jamais vraiment appris à le parler. C’est une blague que je fais toujours, mais je ne me rappelle pas l’avoir appris… Puis, le français, ça m’a toujours fait fantasmer. Ma mère en était une grande fanatique.

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Tu dis que Jef était un personnage de révolte, de transgression…
Dans mon expression artistique, j’ai tout de suite eu l’impulsion d’aller à l’encontre de la norme. Même si ma musique ne s’inscrit pas nécessairement dans une esthétique sonore punk, elle a toujours appelé à la désobéissance, à la désinvolture. Renvoyée à maintes reprises de mes écoles, je ne m’en suis jamais tenue aux conventions, ni sociales ni vestimentaires. J’ai porté des robes à un très jeune âge, chose qui n’a évidemment pas plu à ma famille, avec laquelle j’ai perdu contact aujourd’hui. C’est étrange, mais une part de moi a créé mon style pour les provoquer, pour leur montrer ce qui les mettait tant mal à l’aise.

À quel moment as-tu décidé d’en finir avec Jef Barbara?
Quand je vivais à Paris, en 2014. Plusieurs événements survenus autour de la même période m’ont poussé à me distancier de cette incarnation de jeune garçon queer. J’étais dans une situation avec mon record label qui ne me plaisait plus, et j’avais certaines relations musicoprofessionnelles qui ne fonctionnaient pas non plus. Du même coup, j’ai commencé à explorer plus sérieusement le drag et à l’intégrer, entre autres, dans ma vie sexuelle. C’est cette succession d’événements qui m’a amenée à reconsidérer ma carrière et ma vie là-bas.

Parle-moi justement de ton retour à Montréal à la fin 2014.
Bon, c’est clair que j’ai eu un petit down en arrivant. Tu sais, quand on arrive d’une grande ville comme New York ou Paris, on a l’impression de revenir dans un petit village, un patelin. Mais, malgré ses défauts, j’ai retrouvé au Québec une liberté d’être, d’exister et de circuler sans problèmes. Les agressions à Paris sont multiples, et j’ai perçu mon retour ici comme une permission d’être enfin qui je suis. Je ne vais pas te mentir, l’année 2015 a été assez dark. Il m’a fallu une claque, un élément déclencheur pour comprendre. Puis, un jour, un ami m’a dit : « Toi, Jef, it’s just a game. Tu te travestis juste pour jouer ». Je me suis tellement sentie insultée et touchée, qu’il ne m’en a pas fallu plus pour entamer ma transition hormonale.

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Comment ça s’est passé?
Ça n’a pas été facile, parce que l’accès à des hormones, ce n’est pas nécessairement évident. Peu de médecins généralistes opèrent sur une base de consentement verbal, et même ceux qui le font ont souvent des doutes sur notre santé mentale. Ils nous orientent vers des spécialistes qui ralentissent le processus et qui coûtent encore plus cher. Je me suis renseignée et j’ai finalement eu la chance de trouver une façon d’avoir accès à des hormones la même année où j’ai commencé ma transition. Ça s’est fait en quelques mois.

L’idée d’entamer une transition hormonale était-elle un désir réprimé depuis longtemps ou est-elle arrivée plus tard?
Contrairement à ce que plusieurs peuvent penser, je n’ai pas toujours voulu être une femme trans. Dans ma jeunesse, j’étais à l’aise avec mon identité de garçon à l’expression de genre non conforme. C’est venu plus tard, dans une phase plus mature de ma vie. Bien sûr, j’ai toujours aimé me travestir, j’aimais exprimer ma féminité comme je le voulais sans vraiment avoir à transitionner. L’idée de la transition était pour moi quétaine, je trouvais ça trop normatif, l’image de la petite femme de banlieue, dans son salon avec son mari [rires]. Du moins, c’est l’image que j’en avais à l’époque. Je préférais provoquer, j’étais stimulée par l’idée d’être détestée.

Ça te fait quoi d’entendre tes anciens titres comme « I know I’m late » ou « Soft to the touch »?
Sincèrement, ça m’énerve. Je sais que ça fera toujours partie de moi et que je ne pourrai jamais m’en départir complètement, mais ils me rappellent une époque que je préférerais oublier. Surtout en tant que femme trans, j’ai l’impression qu’ils ne me représentent plus.

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Comment ta transition a-t-elle influencé ton virage artistique?
C’est à partir de là que j’ai décidé de partir sur une nouvelle base. Simultanément, je me suis posée plein de questions. J’ai été forcée de faire face à mes problèmes personnels. J’étais perdue, je n’avais plus de groupe, mais j’écrivais beaucoup. Mon ami James m’avait déjà proposé l’idée d’une formation musicale où tous les artistes seraient noirs, et j’ai adoré. J’ai recruté des musiciens et puis tranquillement, on a formé Black Space.

Black Space, c’est quoi? Une forme de réappropriation artistique?
Oui, le groupe s’est formé de façon très organique et s’inspire d’idéaux radicaux. Finalement, j’en suis toujours là. Ma contestation qui s’exprimait dans ma fluidité de genre sous Jef Barbara s’exprime maintenant à travers la revendication de mon identité noire avec Black Space. Le groupe ne s’inscrit pas dans un système de pensée d’exclusion des non-noirs, mais plutôt dans le désir d’une affirmation indépendante et non diluée de notre identité. Quand on pense aux groupes et à la présence des Noirs, bien qu’il y ait parfois un token black person ici et là, on ne retrouve plus de formation de musiciens noirs qui jouent ensemble. Et c’est dommage, c’est pourtant là que réside l’essence de plusieurs styles.

Penses-tu que la société a encore un problème avec le concept d’un black space ?
Oui, bien sûr, on préfère penser que la solution au racisme est de tout passer au mélangeur, mais c’est totalement faux. Les gens ont du mal avec le concept d’un espace pour les Noirs alors que nous évoluons constamment dans un espace blanc. Même les gais ont du mal avec l’idée, les magazines comme Fugues, par exemple, vont toujours mettre en scène des personnes afro-descendantes avec des personnes blanches. Ils adorent les couples mixtes, mais ont du mal avec le fait que deux personnes de couleur soient ensemble; ça les rejoint moins, ils se sentent exclus. Ils ont besoin de se voir partout! Ils veulent une palette de couleur, mais moi, je choisis de dire non.

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Souhaites-tu rejoindre davantage les personnes racisées avec ton nouveau projet?
C’est sûr que je voudrais que plein de blacks viennent voir nos concerts, mais ça reste ouvert à tous. Je veux simplement montrer aux personnes racisées et surtout à celles issues de la communauté queer, trans et non binaire qu’il n’est pas nécessaire d’évoluer au sein d’une scène artistique impérativement déterminée par les Blancs. Je travaille justement sur un des plus grands projets de ma vie, un concert multimédia interactif qui met en scène mon groupe Black Space, présenté au MAI (Montréal, arts interculturels) les 20 et 21 avril prochains. C’est une œuvre dont j’adore le concept, parce qu’elle représente entièrement notre pensée motrice, tant au sens propre, avec son décor qui prend la forme d’une boîte noire, qu’au sens figuré, en revendiquant la ré-appropriation d’un espace noir.