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Music

Riot Grrrls : Chronique d'une révolution punk féministe

Le livre de Manon Labry nous raconte comment de 1990 à 1995, Bikini Kill, Bratmobile et leurs copines ont créé des fanzines, des festivals et des groupes pour casser les standards du rock.

Début des années 90, Olympia, état du Washington : une poignée de jeunes femmes se lance avec fureur dans une nouvelle exploration du Do It Yourself à la sauce punk. Le mouvement riot grrrl vient de naître, bien décidé à rester et à se tailler la place qui lui est due au sein d'une scène alternative trop peu féminine. À mille lieux des promotions télévisuelles et des premières pages de magazines qui s'accaparent l'effervescence grunge du moment, les grrrls creusent leur sillon en souterrain. Ignorées puis mobilisées, incomprises puis revendicatrices, les amplis et les pages des fanzines deviennent alors les premiers vecteurs d'une revendication criée avec ferveur : « Revolution, Grrrl, Style, Now ! » Le sujet restait peu documenté chez nous et Manon Labry vient enfin d'y remédier en y consacrant un livre, Riot Grrrls : Chronique d'une révolution punk féministe, sorti il y a quelques semaines aux éditions La Découverte. On est allés en discuter avec elle.

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Noisey : Quel est l'élément majeur qui a lancé le mouvement riot grrrl ?

Manon Labry :

Je dirais qu'il y en a eu plusieurs, dont ce moment crucial en plein été 1991. Ça s'est passé sur deux mois et ça a été un tournant à la fois sur la côte Est et sur la côte Ouest. Sur la côte Est, les choses ont commencé à s'organiser en mouvement politique, en mettant en place des stratégies, en essayant de trouver des solutions, de diffuser des idées. Et sur la côte Ouest, il y a eu ce fameux festival de musique underground organisé par K Records, l'

International Pop Underground Convention,

qui a permis de constater qu'il y avait plein de femmes qui souhaitaient participer et s'engager dans la production musicale. Ca a été un gros catalyseur de toutes ces envies.

La situation sociale et politique des États-Unis à la fin des années 80 y a aussi participé ?

Oui complètement, surtout par rapport à l'espèce d'effervescence des années 70 où le mouvement féministe était quand même assez présent, alors que dans les années 80, et même s'il y a eu des choses qui se sont faites et qu'on doit notamment énormément aux féministes de couleur, la société a reculé par rapport à tout ça, il y a eu un retour de bâton. Dans les sphères de la musique, c'est un peu le même processus puisque si, à partir du milieu des années 70 le proto-punk et le punk ont fait éclater les codes et que les femmes ont pu s'insérer un peu là-dedans, dans les années 80 le punk se re-codifie, se re-hierarchise, et devient plus hostile pour la population féminine.

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Dans les premières pages du livre tu indiques que, n'étant pas née aux Etats-Unis et n'ayant pas directement connu cette période, tu évites la nostalgie que tu considères comme un ennemi. Tu peux m'en dire plus ?

Je trouvais essentiel de raconter l'histoire. La nostalgie est l'ennemi dans le sens où elle empêche d'aller de l'avant, elle fige les choses, les pratiques et les idées, dans un certain contexte, chose que j'ai tout de même un peu faite [

rires

], mais l'idée c'est aussi de se dire qu'on peut tirer des enseignements de tout ça, et le faire évoluer dans un autre sens, ce qui n'a pas manqué d'être fait par la suite. Je me suis intéressé à la période 1990-1995 mais il y a eu plein d'autres choses qui sont venues après, et l'idée n'était pas de les passer sous silence mais plutôt de faire voir d'où tout ça venait, de raconter ce moment d'élan pour dire que c'est encore possible, que des élans il y en a. Cette force motrice de départ m'intéressait.

Sans chercher à établir un éventail précis, historique et détaillé de cette période, ton livre a une approche très personnelle, militante par moment, mais aussi romancée. C'était ton envie ?

Oui car c'est un récit partisan, subjectif, et aussi romancé comme tu dis. Je voulais appuyer le fait que rien n'est objectif, c'est mon interprétation de la chose et peut-être que tout n'est pas foncièrement véridique mais ça reste documenté. J'avais vraiment envie de remettre cette subjectivité au cœur du récit car c'est un mouvement qui plaçait justement celle-ci au cœur de sa démarche politique. La subjectivité de l'individu était aussi envisagée comme un potentiel agent de transformation du domaine culturel, voire politique. Ça a toujours été au centre de tout ça.

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Cette révolution féminine partage des idéaux propre au mouvement punk originel : l'approche DIY, la possibilité pour quiconque de se saisir d'un instrument… mais les riot grrrls balayent toute forme de nihilisme pour y promouvoir l'espoir et les possibilités qui se présentent à elles.

C'est vrai mais c'est aussi à mettre en lien avec le fait que le punk, au tout début, était politique dans son apolitisme, plus musical que politique même. Pour les riot grrrls, il y a clairement une volonté de s'organiser comme force politique, où l'aspect organisationnel devient presque aussi important que la musique finalement. Si on prend le mouvement dans sa globalité, que ce soit les personnes dans l'ombre, les fanzines, les mouvements ici et là… Pour le coup ça devient peut-être même plus politique que musical et c'est vrai qu'il y a plus d'espoir dans le discours, une volonté de contre-carrer la passivité qu'encourage le système capitaliste, de s'organiser et d'agir à l'écart de tout ça. Il faut rappeler que la passivité est considérée par ces réseaux comme l'un des effets les plus néfastes d'un système qui préfère inciter à consommer qu'à agir.

L'apparition de ces groupes en parallèle de la montée du grunge semble aussi important. Le grunge dépeignait alors d'avantage des maux et des tourments personnels que des questions de société comme pouvait le faire le punk. Le mouvement riot grrrl semble avoir fait apparaître une combinaison tout autant inspirée par ce mal-être grunge que par la mentalité et la logistique punk.

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C'est intéressant, ça fait sens. Après, c'est normal qu'il y ait des similarités entre les deux mouvements. Déjà dans la mesure où il s'agissait des mêmes zones géographiques, entre Seattle, Portland, Olympia… C'était aussi des gens qui étaient mobiles et les influences circulaient, d'ailleurs beaucoup d'artistes grunges sont passés à Olympia. Je n'avais pas envisagé cette combinaison mais c'est vrai que musicalement, quand on écoute notamment les premiers Bikini Kill, il y a une influence grunge qui se ressent et c'est par la suite que leur musique évolue vers quelque chose de plus classiquement punk.

Bikini Kill

L7 est aussi une formation emblématique de l'époque. Le groupe a œuvré pour la cause féministe, notamment avec le festival Rock for Choice, mais a t-il vraiment participé au développement du mouvement riot grrrl ?

L7 n'a jamais fait parti du mouvement et je ne sais pas si elles ont aidé à son développement, il n'y a pas vraiment de documents là-dessus, mais elles connaissaient certains groupes comme Bikini Kill ou Bratmobile. Elles se sont notamment entraidées sur des dates de concert et des tournées. Par contre, L7 ne voulaient pas être associées à la tendance car elles ne prenaient pas part à l'action politique, elles étaient féministes sans être partie prenante d'un mouvement, aussi parce qu'à chaque fois quelles étaient interviewées dans les médias on leur posait cette question vis-à-vis de la cause féministe ou de la tendance riot grrrl, au détriment de leur musique alors qu'elles se considéraient avant tout comme des musiciennes. Malgré tout, leur démarche était aussi féministe à n'en pas douter, mais il y avait une nette différence entre les deux approches. Et puis L7 était vraiment grunge.

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Ton livre évoque majoritairement trois groupes : Bikini Kill, Bratmobile et Heavens to Betsy. Ça reste selon toi les groupes qui ont le plus apporté à cette génération ?

C'est ceux qu'on a le plus retenu, ceux qui sont le plus affiliés à la tendance. Il y avait d'autres groupes qui fréquentaient exactement les mêmes sphères mais qui sont moins directement liés au mouvement. Je penseàa des groupes comme Excuse 17 sur la côte Ouest ou Autoclave et Slant 6 sur la côte Est, qui jouaient lors des conventions mais qui ont moins travaillés à développer le truc. On retient aussi surtout ces trois groupes car bon nombre de formations musicales n'ont jamais enregistré et étaient donc moins accessibles. Ces trois groupes sont loin d'être les seuls mais ce sont ceux qui ont le plus participé de manière visible à cette grosse poussée de départ.

Bratmobile

Et au départ il y a aussi la ville d'Olympia, à peine 50 000 habitants. Comment est-elle parvenue à faire émerger cette nouvelle scène ?

Je pense que c'est en partie lié à son université. C'est une petite ville universitaire pas vraiment comme les autres, notamment connue pour être progressiste et de gauche. Je ne dirais pas que les gauchistes sont forcément des artistes

[rires]

, mais c'était aussi une université avec des programmes d'art, et ça a notamment favorisé l'émergence d'une scène. Puis il y a eu des labels qui ont permis à ces artistes d'exister et d'être visibles. Olympia était anti-élitiste, ça explique aussi cette émulation soudaine.

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Certaines figures masculines participent aussi à l'histoire, tel que Calvin Johnson ou Kurt Cobain. D'ailleurs, ce dernier a pas mal côtoyé certaines des riot grrrls quand il traînait du côté d'Olympia. Tu penses qu'il y a eu de l'inspiration des deux côtés ?

C'était des influences mutuelles, et quand Nirvana a joué à Olympia le public a halluciné en voyant ce nouveau groupe qui avait quelque chose de très spécial ; l'histoire a prouvé qu'ils n'avaient pas tort. Ça a aussi marché dans l'autre sens, Cobain côtoyait Tobi Vail et Kathleen Hanna des Bikini Kill et il a notamment été influencé par les idées qu'elles développaient dans les fanzines.

Toby Vail et Kurt Cobain

Justement, en parlant de fanzines, ils ont été des éléments moteurs. Du premier numéro de Jigsaw par Tobi Vail en 1989, que tu décris comme étant à la fois un précurseur et un détonateur, jusqu'à leur multiplication au niveau national via le réseau Riot Girrrl Press. Artistiquement, cette révolution a été aussi littéraire que musicale finalement, non ?

Complètement, notamment parce que le fanzine a été un moyen assez extra pour développer et consolider le réseau. C'était un moyen de faire passer les infos, de lier des contacts entre les collectifs, entre des individus isolés géographiquement, et c'était aussi un vecteur d'idées. Il y avait autant des récits d'histoires personnelles que des chroniques de disques et de fanzines ou de points de vue politique, plus ou moins documentés, parfois très pointus. Ça a d'abord été un instrument de propagation puis de révolution intérieure, puisque selon les riot grrrls la révolution était une succession et une addition de révolutions intérieures et celles-ci passe par l'expression. Les fanzines ont été un vecteur d'expression assez phénoménal pour ça, peut-être même plus que la musique car c'était plus abordable.

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La plupart des groupes avaient une démarche anti-commerciale. Bikini Kill n'a enregistré son premier LP qu'en 1992 par exemple.

Là encore ça démontre le côté éminemment politique du mouvement. Il y a quand même des choses qui circulaient, comme quelques démos, mais c'est le bouche à oreille qui fonctionnait et surtout, ce sont des groupes qui se sont fait connaître par les tournées, de manière réellement extensive d'ailleurs.

La fin du mouvement arrive vers 1995, époque où de nombreuses personnalités s'éloignent de la scène, où le punk rock devient encore plus l'apanage de MTV, et où dans la grande histoire se fondent de petites histoires qui vont mettre à mal la communauté, comme le viol et le meurtre de Mia Zapata, ou encore les accusations de racisme envers les riot grrrls, à qui l'on reproche de ne représenter que la jeunesse blanche. Quel point de vue portes-tu sur tout ça ?

Ça a été la fin d'une époque mais pas du mouvement qui lui a perduré, a pris une autre forme, moins spectaculaire, et est retournée dans l'underground en même temps qu'il s'est diversifié. C'est bien la fin du mouvement riot grrrl tel qu'il a été défini par certains outsiders, mais il y a ensuite eu plein de choses. Dans les années 2000, il y a eu l'apparition des festivals

Ladyfest

qui s'inscrivent dans l'héritage riot grrrl, ou même la reformation de Bratmobile. Puis les idées se sont répandues en Europe. Elles étaient déjà passées en Angleterre mais ailleurs beaucoup moins. Et dès qu'il y a eu Internet, les choses se sont grandement diffusées, la musique est devenue accessible et les gens ont pris des initiatives, on a vu des compilations apparaître, etc… Le mouvement est parvenu à ce qu'il souhaitait au départ, à savoir ne pas être catalogué, tout ça en ayant une base d'idées communes mais avec des pratiques diverses.

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En 1995 c'est aussi l'arrivée d'un mouvement baptisé « Girl Power », avec comme étendard les Spice Girls, qui s'accapare le truc.

Et oui, c'était beaucoup plus vendeur, et moins dangereux. Bien dépolitisé, bien lavé à la lessive

mainstream

… Il n'y avait plus une seule trace de discours radical. Le mouvement riot grrrl a suscité un engouement et quand il y a de la demande, certains parviennent toujours à transformer le message pour en tire profit.

Pour finir, quel est ton disque riot grrrl, favori?

Je n'en ai pas vraiment, je trouve qu'ils se complètent bien. Mais s'il faut choisir, ce serait le premier LP de Bikini Kill,

Pussy Whipped

, celui par lequel j'ai découvert tout ça. J'avais trouvé ça incroyablement nouveau, radical, constructif… et très, très puissant.

Nicolas Milin est sur Twitter.