Lanceur d'alerte whistleblower Edward Snowden
Edward Snowden apparaît sur un écran lors de la CeBIT à Hanovre en 2015. Photo : Ole Spata/dpa/Alamy Live News
Société

Demain, tous lanceurs d'alerte ?

La frontière est de plus en plus poreuse entre ceux qui rêvent de balancer les délits de leur entreprise et ceux qui osent sauter le pas.
Justine  Reix
Paris, FR

Depuis quelques mois maintenant, François* échange tous les soirs, en rentrant du travail, sur un petit groupe de discussion sur Discord. Entre deux-trois blagues et conseils sur leurs jeux du moment, ces amis rencontrés à la fac discutent principalement de leur secteur professionnel : la cybersécurité. Tous travaillent pour de grandes entreprises dans le domaine et s’indignent des requêtes souvent illicites que leur demandent leurs employeurs.

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Dès la fin de sa formation, François a été recruté par un ponte français, il a rapidement pris du galon jusqu’à ce que plusieurs de ses supérieurs lui demandent des missions bien différentes de ce pour quoi il avait été recruté. « Pour être clair, on m’a dit de retourner mes compétences contre nos concurrents, c’est illégal et ça pourrait avoir des conséquences désastreuses si cela venait à s’apprendre ». Car François manipule des données confidentielles qui ne devraient pas tomber dans les mains de son employeurs.

« J’ai de plus en plus envie d’envoyer balader tout ça et de tout envoyer à des journalistes » - François, salarié dans la cybersécurité.

Réticent, il s’exécute, et depuis les demandes similaires s’enchaînent. « Je savais que ça existait mais pas à un niveau aussi haut, c’est gravissime. J’ai de plus en plus envie d’envoyer balader tout ça et de tout envoyer à des journalistes pour enfin mettre un coup de pied dans la fourmilière de mon milieu. on fait tout ce qu’on veut parce que la France est complètement à la ramasse sur le sujet ». 

Si l’expert en cybersécurité s’est déjà renseigné sur les lanceurs d’alerte, il sait qu’il ne sautera jamais le pas par peur de représailles et de poursuites judiciaires. « Aujourd’hui, une personne qui veut être droite dans ses bottes, doit démissionner et changer totalement de secteur, on sait bien que ce n’est pas donné à tout le monde de faire ça. » En effet, le courage n’est pas suffisant dans ce genre de situation. Après des années d’expérience et d’études dans le domaine, les lanceurs d’alerte y laissent généralement quelques plumes et doivent bien souvent laisser leur carrière de côté.

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Pour se prémunir de certaines retombées professionnelles, certains font le choix d’alerter uniquement en interne, en espérant faire bouger les choses de l’intérieur. Un choix qui semble plus stratégique et moins dangereux seulement au premier abord. Nicole-Marie Meyer, une des premières lanceuses d’alerte française, en a fait les frais.

Haute fonctionnaire pour le ministère des affaires étrangères, elle grimpe les échelons au fil des années et devient diplomate en Afrique. Une fois à ce poste, elle remarque l'absence de contrats de travail, de comptabilité pour retracer les dépenses en plus de salariés non déclarés. Pensant bien faire, elle rédige un rapport avec les preuves et les conséquences de ses découvertes qu’elle envoie à sa hiérarchie qui n’apprécie pas du tout son zèle et ouvre une procédure disciplinaire, abandonnée, heureusement pour elle, faute d’éléments.

Rétrogradée à des postes moins importants, cela prendra des années pour qu’elle regagne la confiance de ses supérieurs et qu’elle se voit offrir un poste prestigieux européen. Son travail acharné paie enfin mais c’est sans compter sur la découverte de nouvelles pratiques illicites avec des faux, usages, usages de faux et abus de biens sociaux. Elle transmet une note à sa hiérarchie qui bloque encore son alerte et la punit en la renvoyant, une fois de plus, à un plus petit poste.

« Ce n’est jamais bon pour un lanceur d'alerte d’être médiatisé. S’il ne retrouve pas d’emploi, il est mort et un employé du privé dont le nom est divulgué aura beaucoup de mal à être réemployé » - Nicole-Marie Meyer.

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Elle décide cette fois de contacter l’Inspection générale mais lorsqu’elle les rencontre, c’est la douche froide. Elle est non seulement ignorée mais son contrat n’est pas renouvelé. Après quinze ans de bons et loyaux services, elle est renvoyée sans indemnisation pour avoir relevé de dangereux dysfonctionnements. La fonctionnaire se souvient encore des remarques acerbes de ses collègues de l’époque : « Mais enfin tu n’as pas encore compris comment tournait le monde, pourquoi n’as-tu détourné le regard ? » ou encore « Chère amie, pourquoi êtes-vous encore aussi naïve ? ».

Être lanceur d’alerte, ce n’est pas juste dénoncer mais c’est surtout s’isoler, aussi bien professionnellement que socialement.  « Je n’étais pas préparée à être déçue par mon pays, aussi stupide que cela puisse paraître, j’étais persuadée que si on s’y prenait bien et qu’on était courageux on pouvait toujours dire la vérité. J’ai eu au-dessus de moi des gens lâches et qui ont eu peur. »

C’est aussi pour cela, que beaucoup de lanceurs d’alerte font le choix de médiatiser leur cas plutôt que d’alerter uniquement en interne. Une décision qui force l’employeur à changer ce qui est dénoncé par le lanceur d’alerte qui n’est pas sans risque pour Nicole-Marie Meyer. « Ce n’est jamais bon pour un lanceur d'alerte d’être médiatisé. S’il ne retrouve pas d’emploi, il est mort et un employé du privé dont le nom est divulgué aura beaucoup de mal à être réemployé parce que les employeurs se méfieront de lui. »

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Après des années de procès, cette dernière finit par obtenir gain de cause en 2007. L’État est condamné à lui verser 33 000€ de dommages et intérêts pour le non-renouvellement de son contrat et 10 000€ pour préjudice moral. Une presque chance étant donné qu’à son époque aucune loi ne concernait les lanceurs d’alerte. Elle décide donc de se consacrer pleinement dans la protection des lanceurs d’alerte et parvient avec des ONG à faire naître les trois premiers articles de loi sur le sujet.

« La délation c’est dénoncer quelqu’un pour un profit privé, l’alerte éthique c’est signaler un problème d’intérêt général » - Nicole-Marie Meyer.

Aujourd’hui, une procédure de signalement très claire et relativement simple permet aux lanceurs d’alerte d’être protégé légalement si elle est respectée. Si la réponse apportée par l’organisme dénoncé n’est pas considérée comme satisfaisante ou s’il y a un danger grave imminent ou risque de représailles ou de destruction de preuves, alors le lanceur d’alerte est autorisé à faire une révélation publique.

Maintenant protégés par la loi, les lanceurs d’alerte se font plus nombreux en France, mais il n’en reste pas moins difficile de tirer un trait sur sa vie professionnelle « La délation c’est dénoncer quelqu’un pour un profit privé, l’alerte éthique c’est signaler un problème d’intérêt général. Vous allez ébranler votre couple, votre famille, perdre un environnement professionnel, des collègues, c'est un grand chamboulement, il faut être capable de juger sans mettre tout en danger », déclare Nicole-Marie Meyer.

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Terme presque trop galvaudé pour elle, le lanceur d’alerte n’est pas prêt de devenir une généralité : « Il y a une confusion, beaucoup de gens s’affichent lanceur d’alerte et ce n’est pas tout à fait le concept. Ce n’est ni une vocation, ni un métier, c'est une affaire de conscience qui ébranle. »

Mais parmi les plus jeunes lanceurs d’alerte français, quelques-uns cultivent l’espoir d’une France où des lanceurs d’alerte existeraient dans tous les secteurs. C’est le cas de Jérémy Désir, ancien trader de la banque HSBC.

Il a créé en 2021 l’association “Vous n’êtes pas seuls” dont le but est d’accompagner les lanceurs d’alerte dans leur démission en s’inspirant de sa propre désertion. « Je me suis rendu compte qu’il fallait débunker des arguments fallacieux, trompeurs, complètement à côté de la plaque chez HSBC. Je voulais changer le système de l’intérieur mais ce n’était pas possible ». Après avoir fait passer en interne un rapport pour confronter ses employeurs, Jérémy Désir claque la porte de la banque et publie une lettre et un livre pour y dénoncer le cynisme du secteur bancaire.

« On ne se permet pas de parler au nom des classes populaires qui ont aussi beaucoup de choses à dire et qui aimeraient pouvoir tout envoyer chier en dénonçant des pratiques cruelles » - Jérémy Désir, fondateur de “Vous n’êtes pas seuls”.

Rejoint par deux autres lanceurs d’alerte démissionnaire, Mathilde Wateau une ancienne du Programme alimentaire des États-Unis et Romain Boucher, un consultant data scientist, l’association a déjà accompagné des centaines de personnes sans pour autant les aider à démissionner. « Ils ont des niveaux de radicalité, de conscience et de politisation assez variées. Dans le cas où la personne souhaite être anonymisée, on relaie les données ou on les publie en faisant en sorte qu’elles ne soient pas liées directement à elle », raconte le fondateur de l’association.

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Toujours est-il que tout le monde ne peut pas se permettre d’être lanceur d’alerte. Malgré les nouvelles lois qui protègent plus facilement qu’à l’époque de Nicole-Marie Meyer, les risques sont grands. « On cible des personnes qui ont fait de longues études, qui ne seront pas à la rue après leur démission, on ne se permet pas de parler au nom des classes populaires qui ont aussi beaucoup de choses à dire et qui aimeraient pouvoir tout envoyer chier en dénonçant des pratiques cruelles. » 

De nos jours, déserter son travail et dénoncer des pratiques, même frauduleuses et illégales de son employeur, reste une décision forte souvent considérée comme une petite mort sociale. Jérémy Désir a fait le choix radical de sortir du salariat, décision recommandée par son association afin d’éviter toute emprise de l’employeur sur le lanceur d’alerte mais aussi de contourner la peur qui subsiste chez ceux qui souhaiteraient passer le cap. Une décision qui demande une double dose de courage de la part de celui qui ose défier sa boîte.

* Prénom modifié par souci d’anonymat

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