avicii, mort
Illustration par Vincent Vallon. 

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Music

Ivre, j'ai écouté tous les morceaux d'Avicii en boucle

Pas (seulement) par masochisme, mais aussi pour vérifier si c'était bien lui, le « Mozart suédois ». Et puis accessoirement pour étudier les effets de sa musique sur ma propre santé mentale.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Ce week-end, alors qu'on annonçait la mort d'Avicii, le monde merveilleux de l'EDM (DJ Snake, Calvin Harris, David Guetta, Martin Garrix, Steve Aoki, tout le gratin quoi) s'empressait de s'épancher sur la disparition du DJ suédois, en pleurant un compagnon de route, un frère, bref vous connaissez la musique. Mais, plus surprenant (quoique), la mère-patrie du petit ange blond parti trop tôt y allait elle aussi de son refrain éloquent, en y ajoutant une dose supplémentaire de ferveur nationale et d'adoration : le premier ministre Stefan Löfven parlait de « plus grand artiste contemporain qu'ait connu la Suède », tandis que certains journaux évoquaient carrément la perte du « Mozart suédois ». D'autres, encore plus hardis, parlaient d'avant-garde, d'une œuvre qu'on allait enfin pouvoir redécouvrir pour ce qu'elle est, soit un bijou de pop music. Soit des réactions bien différentes de, au hasard, celles faisant suite à la mort de notre Johnny national, pour lequel personne (en tout cas dans le giron officiel) ne s'était vraiment aventuré à qualifier de « génie ».

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Et si on peut expliquer cette soudaine canonisation par plusieurs facteurs (le jeune âge du monsieur et ses combats avec les démons de l'alcool, qui le fait rentrer officieusement dans le cénacle des « poètes maudits », mais aussi cette fâcheuse tendance toute contemporaine à sanctifier tout artiste lorsqu'il a le malheur de mourir – alors même qu'il était la risée de tout le monde une semaine avant), cet enthousiasme un peu forcé a tout de même de quoi interroger. Et bon, vu que je n'aime rien tant que de sucer la substantifique moelle des choses et les défis (à peu près à égalité), je décidai donc de mettre ma dignité et mes principes de côté, pour m'enfiler toute la discographie d'Avicii afin de vérifier si effectivement, j'en sortirais grandi et illuminé.

Ça tombe bien, en ce samedi parisien écrasant de chaleur, le géant suédois Spotify a décidé de mettre en ligne une gigantesque playlist de 49 morceaux dédiée à son compatriote, intitulée This Is Avicii et avec un commentaire en forme de liseré post-mortem : « Thank You Avicii. Your Music Will Live On Forever ».

Un peu moins pupute que le tout-venant EDM

Après avoir fermé les volets et placé un entonnoir et une bougie sur la table de chevet de mon 17m2 (au cas où je serais pris d'une épiphanie surprise ou d'un gavage digestif - la seconde option étant plus probable, mais on sait jamais), je m'attaque donc à ce très gros morceau, pendant que d'autres, ces losers, préfèrent aller faire le Disquaire Day.

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Forcément, la playlist commence par les deux titres d'Avicii les plus connus, « Wake Me Up » et « Levels ». Je garde un vague souvenir du premier, après l'avoir probablement entendu en 2013 dans un taxi ou dans un club de seconde zone de Melbourne lors d'une année sabbatique – une période douloureuse en y repensant, du coup. Mais il y a tout de même quelque chose de morbide lorsqu’on réécoute ce genre de morceaux rétrospectivement, notamment au niveau des paroles comme « Wake Me Up When It’s All Over / When I'm Older and Wiser », comme si sa mort parasitait une écoute déjà pas évidente – ça commence bien.

Les concentrés de folktronica qui essaiment les deux morceaux le distinguent du tout-venant EDM : le son est plus rond, plus doux, moins ouvertement putassier - bien que difficile d'écoute, on ne va pas se mentir. Dès le début de sa carrière, Avicii s'est dit d'ailleurs montré peu enclin à l'idée d'user de cette facilité du gros drop qui tâche qui, de Skrillex à Steve Aoki en passant par l’inévitable David Guetta, a infusé toute la branche de l’EDM pour bros qui calent leur montée de taz sur l'explosion à venir - probablement dans un festival où je ne mettrai jamais les pieds et où tout le monde se foutrait sur la gueule à coup de peinture fluo.

D’ailleurs, sur « Sunshine », que David Guetta et Avicii ont sorti ensemble en 2011, les mains baladeuses du vampire Guetta semblent phagocyter le morceau. On peut y voir alors les différences de ton entre les deux producteurs : les sons de synthés assez infects, sursaturés, sont alors caractéristiques du Français, tandis que le fameux drop, lequel arrive à 4’15, me donne envie de frapper dans les murs ou de reprendre une trace de ce succulent anesthésiant pour chevaux. Et en écoutant la majorité de la playlist, je ne retrouve que subrepticement cette tendance dans le reste des productions d'Avicii, en tout cas pas à ce point.

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La touche suédoise

S’il ne dévie tout de même pas fondamentalement de la marque de fabrique d’Avicii (même dégueulasserie dans les textures, même connivence avec une foule virtuelle en délire, mêmes signes de communion cocaïnée), « Sunshine » permet de voir qu'Avicii s'aventure plutôt du côté de la pop pure et dure que de la dance music sous stéroïdes.

Même s’il a grandi en écoutant Daft Punk, Swedish House Mafia et Eric Prydz (soit des références assez mondialisées de mainstream électronique générique), sa lignée la plus évidente est à aller chercher du côté d'un songwriting assez typique du pays. Si le terme de progressive house peut être attaché à tout ce qu'il a produit comme musique, on note tout de même une forte inclination pour des choses comme la soul (en carton certes, mais soul tout de même), le funk, le blues et la country. Soit des genres qu'on peut retracer dans le pays jusqu'à l'école Cheiron, du nom de l'écurie pilotée par un certain Denniz PoP au début des années 90, laquelle a notamment produit les singles des gloires locales Ace of Base (mais si, « All That She Wants », vous connaissez). Alors que la mode suédoise des gens qui dansent s'articulait autour de la house et de l'acid house, le producteur PoP privilégiait quant à lui une approche ultra mélodique de la chose, jamais avare en basses qui claquent ni en sucreries qui collent au palais. Un de ses protégés, Max Martin, d'abord guitariste de hard rock, a finir par produire tout le monde dans la pop anglo-saxonne à partir de la moitié des années 90 et jusqu'à aujourd'hui : des Backstreet Boys à Britney Spears en passant par Taylor Swift, Katy Perry ou encore Kesha, tous sont passés sous les coups de son songwriting et de ses productions avisées.

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Avicii vient un peu lui aussi de ce terreau-là. Même s'il n'a pas eu exactement le même background que Max Martin, lui aussi, à l'instar de Dennis PoP, vient avant tout de la dance music mais ne trouve son bonheur que lorsqu'il injecte un peu de soul et de funk dans la marmite.

Une patte suédoise, en somme, qui est théorisée dans le livre Hits : enquête sur la fabrique des tubes planétaires, de John Seabrook, publié en 2016 aux éditions La Découverte. Dedans, le journaliste américain tente de démontrer la mainmise de la Suède sur la pop mainstream de ces vingt dernières années. Cette particularité du pays qui fusionne la pop entendue à la radio avec le rythme qui fait danser en club, et qui a infusé toute une partie de la pop mainstream anglo-saxonne à partir de la fin des années 90, donc. Ajoutons à cela un air de mélancolie (relative certes, mais évidente lorsqu'on la compare aux autres mastodontes EDM) de la musique d'Avicii, qu'on pourrait faire remonter jusqu'à, en gros, ABBA. Dans son livre, Seabrook écrit : « Cet air de mélancolie qui imprègne les chansons en apparence très enjouées d'ABBA est une autre qualité typiquement suédoise qui aura une influence considérable sur le futur de la musique pop. Leurs chansons joyeuses sonnent tristes, et leurs chansons tristes sonnent joyeuses. Quelle que soit l'humeur de l'auditeur, il peut facilement s'y projeter. » Et effectivement, lorsqu'on écoute « Dancing Queen », on est frappé par un refrain presque absent de lui-même, insatisfaisant et trompeur, lequel est joué en mode mineur alors que la norme du refrain le voudrait fédérateur et donc joué plutôt en mode majeur. C'est aussi, en filigrane, ce que disent les morceaux d'Avicii, lesquels sont pourvus d'une langueur certaine, qui fait qu'on ne s'étonnera pas qu'il ait collaboré avec Coldplay, le groupe tire larme à l'œil qui a eu un jour besoin visiblement d'un peu plus de nerfs et de muscles pour sa pop chevrotante.

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Épuisement professionnel & poptimism

Bon, il ne faut quand même pas déconner, Avicii porte lui aussi son lot de cochoncetés qui tachent, comme tous ses collègues. À l'image de ce remix de Coldplay justement, « Viva La Vida », un morceau déjà pas gégé à la base, et sur lequel il enfonce le clou en lui collant un énorme kick sur-compressé comme un gros sale qu'il est.

Au bout de deux grosses heures d’écoute (soit environ la moitié de la playlist), je commence moi aussi à ressentir un léger picotement au niveau des yeux et des oreilles. Mais le trop-plein que j'envisageais ne vient pas donc d'une odieuse avalanche de sons tous plus irritants les uns que les autres - même si il y a un peu de ça. On est dans autre chose : plus le temps passe et les longues minutes de s'écouler, plus j'ai l'impression d'être coincé non pas sur une ile paradisiaque à enfiler les mojitos jusqu'à ce que je n'arrive plus à prononcer les dernières syllabes de « Spring Break Forever », mais quelque chose de bien pire que ça. Toutes ces bonnes vibes, cette musique constamment bras en l'air, ces claps et ces refrains si fédérateurs, tout me donne l'impression d'être Bill Murray dans Un Jour Sans Fin qui se serait catapulté pour toujours dans le clip « Happy » de Pharrell Williams.

Soit une avalanche d'emojis et de transats, cette impression qu'il faut absolument lever les deux bras en l'air en direction du soleil sous peine que tout s'arrête d'un seul coup. Et cette impossibilité de déviation de la dictature du chill (ne serait-ce que quelques secondes) provoque deux réactions assez intéressantes. Déjà, je commence à avoir une sorte de reflux gastrique qui prend la direction non pas de mon œsophage mais plutôt de mes globes oculaires, comme si je m'apprêtais à tout dégobiller par les yeux.

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Mais également, une fatigue extrême et une lassitude nerveuse qui tirent mes traits à vue d'œil et qui commencent à m'épuiser, aussi bien physiquement et mentalement. Une sorte de burn out enduré au bout seulement de deux heures de musique, et qui me fait dire que le calvaire qu'a dû subir Avicii en produisant sa propre musique a dû être absolument infernal. Car il y a un parallèle à établir entre l'écoute d'une musique comme la sienne, son injonction absolue au bonheur (sans possibilité d'avoir le choix pour autre chose, ce qui est parfois pas mal quand on écoute de la pop music), et le fait qu'elle en devienne absolument invivable, à la fois pour celui qui la produit que celui qui la subit. On sait maintenant que la vie d'Avicii était un enfer ces dernières années, lui qui a pris sa retraite scénique à l'âge de 27 ans, et qui n'en pouvait plus de faire des concerts, même lorsqu'il se reposait, la perspective des tournées harassantes à venir l'empêchant tout simplement de se détendre. Une sorte de mise en bière prématurée qui a d'ailleurs été largement documentée dans Avicii : True Stories, un documentaire paru sur Netflix quelques jours avant sa mort.

Il y a autre chose. Ces derniers mois, on a longtemps glosé sur la fin du poptimism, ce phénomène critique qui placerait la pop la plus mainstream sur le même plan que des formes musicales, disons, plus « nobles », et qui a profité à des gens comme Taylor Swift ou Katy Perry. Peut-être était-ce la pop qui n'avait plus grand-chose à nous dire d'excitant, engoncée elle aussi maintenant dans sa propre déconstruction. Ou peut-être était-ce tout simplement notre incapacité à la commenter correctement désormais : quoiqu'il en soit, l'album Reputation de Taylor Swift, publié en novembre dernier, a eu l'effet d'un ras-le-bol général. On a accusé tout à tour Swift d'être la porte-parole de Trump, la poupée des néo nazis, voire même d'être l'inspiration pour le méchant dans Blade Runner 2049, comme nous le dit cet article de The Quietus. Soit autant d'exégèses qui auraient pu être marrantes un temps, mais qui ont plus à voir avec les procès d'intention qu'avec la musique, et commencent surtout sérieusement à nous fatiguer.

On en revient au gavage, donc : il serait aisé de voir la mort d'Avicii comme le dernier clou planté dans le cercueil du poptimism, lui le symbole haut en couleurs de tout ce que représente la pop la plus éhontément commerciale possible aujourd'hui. Mais peut-être que l'on oublie que son épuisement (physique, mental, artistique, critique) et tout ce qu'il se passe autour de sa musique-machinerie (sa production, la manière dont elle est marketée, son écoute répétée, notre besoin effréné de la commenter), n'a peut-être toujours existé que pour tourner à vide.

Pour ma part, je suis sorti de ces quatre heures d'écoute intensive hagard, le regard vitreux, incapable de me souvenir de mon nom et avec la désagréable sensation d'être resté perché au Pays Imaginaire entouré de Peter Pan qui me jouerait la même chanson pour l'éternité.

Marc-Aurèle Baly est sur Noisey.