Marseille, clubbing, gentrification
Photos : Julio Ificada pour Noisey FR

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Music

Mon rapport contrarié à la nuit marseillaise

Je n'ai peut-être jamais vu autant de wack DJ's, de soirées hétéro-beaufs, et de limonadiers sans goût ni scrupules que dans la cité phocéenne ces dernières années. Il s'est passé quoi au juste ?

À l’image de ces vieilles cagoles venues se refaire le teint dans les criques bétonnées du centre-ville, Marseille, en bonne tapineuse usée, a régulièrement besoin de se faire liposucer la bouée. Aussi, depuis les années 2000, la Mairie et ses partenaires imaginent régulièrement toute une série de festivités, événements et autres cataplasmes promotionnels pour maintenir à flot l'attractivité du territoire phocéen.

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« Les décideurs financiers, plein de merde dans la vue »

Une politique d’image, couplée avec de véritables investissements, ont fait passer la ville, au niveau culturel – et musical en particulier –, du zéro infrastructure des années 2000, à l’émergence de plusieurs lieux de diffusion nocturne. Des structures souvent publiques, dans le sillon desquelles se sont agglomérées des lieux de seconde zone. On parle ici de restos à Dj’s, clubs, rooftops et autres bars de nuit. Je les ai copieusement fréquentés durant près d’une décennie, y ai connu mon lot de déconvenues mais aussi des moments de grâce.

Malgré leur multitude, seuls deux lieux auront durablement marqué cette époque : la Dame Noir, un petit bar disco décadent, où vous pouviez croiser Munk aux platines dès le mardi soir, ainsi que le Passe-temps, un comptoir de nuit à paillettes, encore plus décadent, puisqu’il consistait en gros, en un after des teufs – déjà corsées –, de la Dame. Les vrais savent. Et regrettent éternellement cet axe du mal Notre-Dame du Mont/Vieux-Port (loués soit Phred, Yann, Hugo et Brice, leurs initiateurs respectifs, pour avoir assombri nos nuits avec autant de classe).

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La Dame Noire

Mais ce temps est révolu. Les nightbars dans lesquels les tauliers écoutaient encore les démos avant de booker un DJ ont été remplacés à l’aune de 2013 et de l’Événement-Marseille, capitale européenne-de-la-culture, par des lieux sans âme, qui existent uniquement dans un seul but : attirer le chaland nocturne.

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« Ces lieux et événements ont fleuri à Marseille de façon désordonnée, sans la moindre cohérence de programmation, dans le sillon d’un intense marketing culturel opéré par la ville et ses partenaires », explique Élodie Le Breut, directrice de l'AMI, et organisatrice du Festival MIMI. « Il s’agit ici d’une offre, ultra-marchande, qui a éclos à Marseille en tirant sur la corde consumériste des 18-30 ans, férue de musique électronique. »

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Grandeur et décadence du DJ local marseillais

Et ici, peut-être plus qu’ailleurs, ces night venues peuvent s’appuyer sur une ressource quasi-illimitée : le ou la Dj•ette local•e. Avec un été qui dure près de la moitié de l’année, des terrasses en pagaille et une gentrification galopante, Marseille est une grosse consommatrice de farniente et de musique. Ici, la tentation de s’improviser pousse-disque pour égayer les apéros des copains est grande - et, en vrai, compréhensible.

« Soulève une pierre à Marseille et tu trouveras quinze filles et garçons prêts à tout pour passer des morceaux », me confie Anticlimax, loup blanc des soirées phocéennes. « L'environnement est hyper concurrentiel entre les DJ’s, vrais ou faux. Certains sont mêmes prêts à faire du dumping sur le 'Smic‘ local pour jouer et se faire un nom en local », confie le DJ. Le Smic local du Dj marseillais : contre environ cent-cinquante euros non-déclarés et une poignée de shots, le•a selector s’installe pour un mix garanti en requests infernales.

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La paiement sans contact n’est pas encore arrivé ici, et les bars, cafés et clubs de Marseille restent de bonne grosses lessiveuses à cash. Le travail dissimulé y est donc de mise et les DJ’s sont, de fait, logés à la même enseigne que le reste du staff des lieux où ils jouent. À la manière des dockers du siècle dernier, payés au jour le jour en jetons à échanger en paye dans les cafés du coin – ce qui arrivait rarement –, les locals Dj’s prennent un peu de cash en ville à partir du mercredi soir, et, s’ils sont malins, rentrent rapidement chez eux finir un morceau – ce qui arrive encore plus rarement.

J'ai remarqué que ce système liait de nombreux selectas aux limonadiers de Marseille, qui exploitent ainsi massivement une partie de la scène électronique, celle qui refuse le vieil adage d’IAM : Vaut mieux se coucher aigri. Une scène – je dirais à la louche une bonne trentaine de filles et garçons, paradoxalement tous vrais amoureux de musique – maintenue en partie dans la précarité, donc d’autant plus susceptible d’accepter le même plan foireux la semaine suivante. Le dynamisme d’un label pourtant prometteur comme la Dame Noir Records ou l’album d’Amevicious font partie des projets malheureusement avortés par le bouillon de la night marseillaise, sacrifiés sur l’autel des nuits blanches et des gueules de bois paralysantes.

Le wack DJ, nouveau parasite local

« Pas mal de tauliers de lieux de nuits, peu regardants, sont prêts à sacrifier le budget artistique sur l’autel de la rentabilité, nous le savons tous. Mais il ne faut pas fantasmer leur marges de manœuvres. Tenir un lieu de nuit coûte cher », me rappelle Anticlimax.

C’est vrai qu’à Marseille, beaucoup de ces clubs ou bars nocturnes ne remplissent véritablement que le week-end, week-end durant lequel le club va alors se remplir à deux heures trente du matin, pour se vider à quatre. De plus en plus, les gens viennent s’y finir, et dépassent rarement les deux consos, largement ponctuées de verres d’eau. « Les fenêtres de tir sont serrées, et les marges plus fines qu’on ne se l’imagine. Honorer le cachet d’un résident se fait parfois à perte pour le lieu. D’autant que ces petits avants-postes nocturnes comptent beaucoup dans la structuration de la scène locale. Dans le 6ème par exemple, L’Intermédiaire ou La Dame du Mont constituent des viviers, où les kids vont faire leur premières armes, rencontrer leur public et apprendre à partager leur musique. Ces premières expériences sont majeures », confie Anticlimax.

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U.Percut.

De vraies expériences pour une scène en devenir. Le hic ? Marseille a du mal à distinguer les « vraies » vocations des wack Dj’s. Si le centre-ville compte son lot de lieux « intègres » – du Molotov sur les hauts de Notre-Dame du Mont à la Voûte Virgo à la Joliette en passant par l’U.percut rue Sainte –, il se caractérise surtout par son étonnante collection de rooftops, paillottes, orgas douteuses sur des bateaux et autres terrasses corses garanties 100 % sans éthique.

Dans ce second ensemble, vous y croiserez un petit patronat roublard, qui règne et donne sa chance à n’importe qui. Entre 2007 et 2014 à Marseille, alors qu'on s'éclatait sous l’hégémonie du revival italo-disco, ces lieux ont ouvert leur platines à toute une armée de wannabe pousses-disques, bloggeuses sympas et diggers à la petite semaine à partir du moment où ils pouvaient enchaîner Discodeine et LCD Soundsystem. Croyez-moi, pour le meilleur et surtout pour le pire, le catalogue DFA y a été poncé jusqu’à l’os. Résultat ? Aujourd’hui encore, on ne sait pas très bien qui fait quoi, et surtout qui est quoi derrière les platines.

Dans trop de lieux de nuits de l’hyper-centre phocéen, j'ai eu progressivement l'impression que la musique n’y était devenue qu’une annexe, un simple levier pour que les coudes basculent, et que le rosé saturé en sulfite continue de couler à flot. La trahison y est évidemment perpétrée par les fakers, mais aussi et malheureusement, par les selectas éclairées qui se fourvoient dans ce genre d’endroits, et alimentent la confusion entre real et wack.

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Une denrée de plus en plus rare : le directeur artistique

Pour un DJ débutant, l’expérience sudiste se joue désormais à 360° : collectifs et musiciens doivent souvent tout assurer, de la promo de leur event, aux galères de matos en passant par le set, qui devient alors et trop souvent, un soucis cadet. « La situation actuelle s’explique également en partie par la disparition historique des directeurs artistiques », explique Sébastien Bromberger, taulier du label tech-house Modelisme Records. « Je te parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, mais il y a deux décennies, la composition des plateaux de DJ’s tout comme l’équilibre des recettes des soirées étaient assurés par un mec dont c’était le job à part entière. On appelait ça un directeur artistique, et tous les clubs avaient le leur. »

Or, après la crise de 2008, plus de 2500 discothèques ont fermé en France, dont 800 pour la seule période 2008 et 2010. Les postes de D.A. ont été les premiers à sauter. Résultat ? Les Dj’s se retrouvent souvent producteurs de leur propre soirée : « Auparavant, en tant que Dj’s, tu te faisais une place dans le game des soirées parce qu’un morceau à toi tournait, voire un maxi. Avant, tu entrais dans les soirées du sud de la France par l’esthétique. Aujourd’hui, tu entres par ta capacité à bourrer une jauge. » Lorsqu’il organise ses teufs ici avec Nhar, Fred Berthet ou The Revenge en tête d’affiche, le DJ et producteur marseillais avoue être « souvent plus stressé par le monde à l’entrée que par mon propre set. »

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Au Data.

Un stress qui se généralise à tous les promoteurs et lieux, pour cause de hausse délirante du cachet des guests depuis près de quinze ans : « La rémunération des internationaux devient impossible à suivre pour de nombreuses salles », me confirme Sébastien Bromberger.

Durant la haute saison, la concurrence des headliners est encore plus âpre, avec un nombre restreint de têtes d’affiches qui se partagent les mêmes jauges, augmentant le phénomène spéculatif, fragilisant encore plus les organisations. Des orgas au sein desquelles le métier de programmateur est désormais réduit à la portion congrue de négociant-grossiste. Ce cercle vicieux de l’inflation se dessine dans toutes les villes européennes et y ralenti évidemment l’épanouissement des lieux de nuit. Dans tous les cas, la présence de gros noms en ville ne ruisselle que très rarement sur la scène locale, régulièrement renvoyée à son habituel Smic local.

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Phénomène mondial, la flambée du prix des cachets déchire Marseille en deux parts. Avec un choix vite fait : soutenir l’impeccable Cabaret Aléatoire, dans le ventre de la Friche Belle de Mai, ou engraisser les tauliers du R2, insupportable rooftop campé au sommet… D’un centre commercial (baptisé les « Terrasses du Port », ce mall a été construit pour les croisiéristes cités plus haut). D’ailleurs, l’été dernier, un nouveau rooftop de supermarché a ouvert, cette fois-ci sur le toit du centre commercial Prado Shopping. Ce nouveau lieu interdit semble être tenu par des Corses, puisqu’il se nomme le Maquis. Raison de plus, s’il en fallait une, de ne jamais y foutre les pieds.

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La carte et le territoire

L’épineuse question de la carte et du territoire, le Metaphore collectif (qui mériterait un article à lui tout seul) l’a résolue il y a deux ans, en ouvrant en bordure de la ville son propre lieu dans un local associatif. Le « Meta » est une réussite, et fonctionne aujourd’hui en marge de toute allégeance aux brasseurs ainsi qu’aux habituelles agences de booking patentées. Une première : « esthétiques verrouillées, prix élevées, sécu à la main lourde… Voilà les dynamiques qui animent trop souvent les logiques traditionnelles du club. À Marseille mais dans beaucoup d’autres villes de France d’ailleurs », commente Julie Raineri, membre de ce turbulent collectif, qui a déjà reçu à Marseille Volition Immanent, Simo Cell, Low Jack, Entro Senestre, December ou Ron Morelli. « La création du collectif comme du lieu se sont fait en réaction à cette mainmise, écrasante du milieu club. On a jamais voulu faire de concessions et on en a jamais fait. Il y a une questions éthique et militante qui domine notre démarche. L’idée c’est d’amener la rave dans des lieux libérés. Et de faire passer la curiosité musicale avant tout le reste. »

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Metaphore Collectif

Cette prise de risque, d’autres collectifs à Marseille s’y aventurent, plus ou moins en transit – de Brothers From Different Mothers aux D-Mood Records par exemple – , quitte à se frotter aux gros lieux de vie nocturne patentés pour programmer : « Il y a un conflit d'intérêt, historique, entre le club et l'artistique, poursuit Julie. Les expertises, les expériences y sont trop divergentes, irréconciliables, c’est ainsi. Mais ça n'empêche pas les belles initiatives, ainsi que les équipes de s'organiser ici, en local. Avec le soutien du Cabaret Aléatoire ou de clubs sympathisants comme le Baby ou le One-Again par exemple. Une certitude, l’avenir est entre les mains des collectifs beaucoup plus que des clubs, ça c’est clair pour le monde ici. » Dernière bastos en date, le lancement du premier volume des compilations Southfrap Alliance, Dans Tes Morts, le mois dernier et du label du même nom, témoignage de l'excellente santé de la scène frapcore marseillaise, qui n'hésite pas à torpiller IAM, à se jouer des codes en vigueur et à mettre à l'amende tout le monde.

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La jauge et la norme

Autre problème, moins avouable mais tout aussi prégnant au cœur de la night phocéenne : l’homophobie latente du milieu, qui norme la proposition nocturne. À l’arrière des taxis, au fond des comptoirs et parfois même sur les dancefloors, j’ai toujours trouvé qu’il y avait encore trop de réflexions rances, qui polluaient la night marseillaise. L’homophobie n’est qu’un énième combat perdu pour la Méditerranée, le quartier du Vieux-Port en est une des expressions inquiétantes.

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Au Cours Julien.

Jeune producteur et organisateur de soirées, Y.Z.* a expérimenté in situ ce nivellement esthétique, l’année dernière, au sein d’un bar-club où il proposait des events : « J’ai organisé des teufs dans ce lieu, situé quasiment sur le Vieux-Port. Ça a pas mal marché, en ramenant notamment un public nouveau. Après quoi, la direction du lieu m’a remerciée, en me faisant comprendre qu’ils cherchaient une clientèle plus hétéro-normée. »

Y.Z. trouve alors refuge sur les hauts de Marseille, à la Plaine notamment, un quartier certifié un poil plus shlag, mais dont les habitants et le public sont « beaucoup moins casse-couille sur la question LGBTQI », dixit le promoteur phocéen. « Je ne veux pas généraliser en disant que le Vieux-Port est entièrement homophobe, bien qu’une bonne partie de sa clientèle le soit. Le truc, c’est que ce patron de club avait aussi et surtout mis l’accent sur le fait que ma clientèle, mon public quoi, ne consommait pas assez. Les gens que tu croises à mes soirées ne peuvent pas se permettre de prendre plus qu'un ou deux verres, voire n'ont carrément pas envie. Et ça, ça ne passe pas dans ce quartier, qui veut faire de l'argent avant tout. À l’inverse du Cours Julien, et encore plus de la Plaine donc, des espaces qui prennent plus de risques… Bon, toute proportion gardée, puisque les artistes y sont rarement payés ! Mais au moins, ils peuvent jouer. C’est sur les hauts de Marseille, que la vraie scène, celle qui se renouvelle, celle qui sait exciter et intéresser son public, se trouve. »

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Du ciment sur La Plaine

Les hauts de Marseille, c’est le quartier de la Plaine : une place centrale connue pour son marché, ses terrasses pour affranchis, autour de laquelle de petites artères viennent charrier les excès d’une nightlife débridée, du mauvais gras à des prix défiants tout concurrence, ainsi que les résidus d’une soupière culturelle insolite. Mais extrêmement vivante.

Et justement depuis plusieurs semaines, l’impossible Place Jean Jaurès expérimente dans la violence ce que les élus ont bassement nommés un « chantier de requalification ». Autrement dit, on vire les forains du marché, on tronçonne les arbres restants, on gaze si nécessaire les opposants au projet.

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La Plaine.

Depuis le lundi 29 octobre, la ville a dressé – sous haute protection policière –, une palissade de béton de 2,50 mètres, tout autour des 2,5 hectares de la plus grande place publique de la ville**, délicate réponse au mouvement social et local qui, depuis des mois bloquent les avancées des travaux.

Marseille aura droit elle aussi à sa gentrification. Elle ne se fait pas ici au Kärcher, mais à coup de gaz et de tronçonneuse, en emmurant vivant un îlot alternatif. La richesse interlope des bars et clubs alentours, nécessaires à la scène musicale locale, ne sera qu’une menace supplémentaire à éradiquer.

En attendant le soulèvement des acteurs de la nuits, Dj’s, programmateurs, musiciens et du public, bien conscients désormais qu’à Marseille, le capitalisme se développe, armé de trois fléaux : la bétonnière, le lacrymo en gel et le polish culturel.

* Y.Z. souhaite conserver l’anonymat.

** Coût de la mesure : 390 000 euros.

Le Metaphore Collectif compte parmi ses membres Shlagga ou Israfil. Dernière émanation de la structure phocéenne, le label Metaphore Industrie, qui a notamment sorti Phocean Phalanx, premier EP du binôme Empire State.

Théophile Pillault est sur Twitter.

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